LIBERTE POLITIQUE n° 39, hiver 2007.

Par Marta Cartabia. Entretien à propos du livre l'Europe chrétienne, une excursion. En cédant à la pression laïciste, les chrétiens trahissent leur mission, et trahissent l'avenir de l'Europe elle-même.


LE TRAITE DE LISBONNE du 18 octobre 2007 dit traité modificatif devait simplifier le projet de traité constitutionnel.

En fait de simplification, le traité a repris les principales dispositions du projet fédéraliste autoritaire de la Convention Giscard. Georges Berthu et François de Lacoste Lareymondie montrent dans leurs analyses du traité — qui se recoupent largement — que si les États européens ont renoncé au coup d'accélérateur politique, ils n'ont pas davantage infléchi la trajectoire dans l'autre sens : Lisbonne prolonge Amsterdam et Nice.

Marta Cartabia pointe les deux difficultés essentielles de l'évolution de la construction européenne : le système de valeurs sur lequel les autorités politiques communes veulent construire le futur de la société européenne, autrement dit la part la plus constitutionnelle de la mise en œuvre de ses principes politiques. Le nouveau traité, maintient l'autorité d'une Charte des droits fondamentaux qui repose sur une vision de l'homme fondée sur un individualisme extrême. Et le refus idéologique de concevoir l'Europe comme une identité commune (explique ici le juif américain Joseph H.H. Weiler) condamne l'adhésion des p euples à un projet dans lequel ils ne peuvent se reconnaître, d'autant plus qu'à nouveau, on veut les écarter de sa définition et sa ratification.

Résultat, l'Europe se cherche toujours, et s'expose à nouveau à un échec, car si le traité est adopté, il est loin d'être ratifié. Si le motif des réticences populaires qui se sont exprimées à l'égard de la Constitution demeure, on voit mal comment l'expression politique d'un rejet du nouveau traité ne pourrait pas trouver un moyen de se frayer un chemin chez l'un au moins des vingt-sept États membres, ou chez plusieurs.


POURQUOI PUBLIER ET LIRE aujourd'hui un livre comme L'Europe chrétienne de J.H.H. Weiler, cet universitaire américain de renommée mondiale et juif observant, qui s'est énergiquement battu pour la reconnaissance de l'identité chrétienne de l'Europe ?
Après tout, le débat sur les racines chrétiennes de l'Europe semblait être enterré avec le Traité constitutionnel européen, après que les peuples français et hollandais ont porté un coup mortel à l'ambitieux projet de constitutionnalisation de l'Union européenne, avec leur non historique au référendum du printemps 2005. Le livre, lui, est bien vivant : désormais traduit dans de nombreuses langues, il a été publié pour la première fois en 2003 en Italie dans la perspective des travaux de la convention européenne. Cette année-là, Weiler a été, en dehors des rangs catholiques, la voix la plus explicite et la plus courageuse de la démonstration rationnelle de la nécessité d'une référence à Dieu et aux racines judéo-chrétiennes de l'Europe dans le traité constitutionnel ; mais, à l'instar du pape, sa voix est restée inécoutée.
Donc, pourquoi revenir aujourd'hui sur une question (apparemment) fermée ?
Il y a beaucoup de bonnes raisons pour reprendre en main le livre de Weiler. Je voudrais en souligner deux principales.

La vision de l'homme

La première est contingente : aujourd'hui, dans un silence médiatique absolu, l'Europe a négocié un nouveau traité de réforme de l'Union européenne, et tout laisse penser que dans les mois à venir les chefs d'État et de gouvernement pourraient obtenir la ratification de l'accord de Lisbonne. On pourra m'objecter que j'évoque aujourd'hui un texte qui n'a rien à voir avec le projet ambitieux rejeté en son temps par les référendums français et hollandais. Mais il ferait beau voir, comme le souligne The Economist, en paraphrasant la phrase de René Magritte, qu'il ne suffit pas de déclarer Ceci n'est pas une constitution , pour masquer la portée constitutionnelle des choix contenus (et bien dissimulés) dans l'actuel traité en discussion.
Il est vrai que dans le nouveau texte, on a ôté toute la rhétorique constitutionnelle. Ainsi le titre du traité ne fait plus référence à la constitution et dans le corps du texte, ont été soigneusement expurgés tous les symboles constitutionnels : hymne, devise, drapeau, etc. Malgré cela, la substance constitutionnelle du vieux projet demeure.
Il n'est pas question d'analyser ici les réformes institutionnelles contenues dans le nouveau traité, qui sont par ailleurs de grande importance comme par exemple la durée de la présidence de l'Union, l'organe responsable de la politique étrangère, le système de vote, la structure de la Commission et beaucoup d'autres. Ce que je veux mettre en évidence, c'est la partie la plus proprement constitutionnelle de l'ancien traité, c'est-à-dire le maintien de la Charte des droits de l'Union européenne, et la proposition de lui conférer une pleine valeur juridique. C'est sur cette charte que seront fondées les valeurs sur lesquelles se construira le futur de la société européenne. Le Royaume Uni a demandé et obtenu un opt-out sur cette partie du traité, pour ne pas être lié au respect de valeurs et de principes dans lesquels il ne se reconnaît pas.
Dans cette Charte réside une vision de l'homme fondée sur un individualisme extrême : elle concerne un sujet totalement autodéterminé, dégagé de toute dépendance sociale ou transcendante. En d'autres termes, la Charte présuppose une vision culturelle et anthropologique peu en accord avec le personnalisme catholique, sur lequel s'est rebâtie la société européenne après la destruction des deux guerres mondiales et des totalitarismes, sur lequel l'exaltation du moi ne se sépare jamais du nous, sur lequel la personne est faite de relation et de rapport à l'autre, avec un a minuscule et avec un A majuscule.
Donc, même si les projecteurs semblent éteints, aujourd'hui dans les capitales européennes, on est en train d'assumer des décisions de portée capitale, qui touchent directement la conception de l'homme.
Dans ce contexte, reproposer la question des racines chrétiennes est donc d'une pleine actualité, non pas tant pour ré-ouvrir la discussion sur le contenu du préambule (les racines chrétiennes ne figureront probablement pas dans le nouveau traité) que pour mettre à plat le problème de la vision anthropologique sous-tendue par la construction européenne.

La présence des chrétiens

La seconde raison, c'est que le thème du livre n'est pas immédiatement le problème de la référence explicite aux racines chrétiennes de l'Europe dans les traités européens. La réflexion de Weiler est plus vaste et concerne la présence des chrétiens dans le débat public et dans l'espace public européen : Le vrai scandale qui devrait provoquer aussi bien les croyants que les laïques est le scandale de l'absence de voix. C'est un fait que dans les débats fondamentaux [...] il manque toujours une expression explicite et articulée de la pensée et du magistère chrétien. Et l'auteur poursuit : Son absence nous appauvrit tous. Sans demi-mesure, le livre affirme que la chrétienté est enfermée — on l'a enfermée dans un ghetto . Dans la seconde moitié du XXe siècle les chrétiens se sont progressivement retirés dans la vie privée, se sont enfermés dans un ghetto, en partie poussés par une culture hostile — celle qui dans le livre est définie comme la christophobie de l'élite culturelle européenne — en partie à cause des choix que les chrétiens se sont auto-imposés, inexplicablement.
De cette manière, cependant, en plus de trahir la nature missionnaire et culturelle de l'annonce chrétienne, le débat public s'est appauvri, qui a été privé d'un apport fondamental.
Cette vaste réflexion sur le rôle des chrétiens dans l'espace public n'a pas certes perdu son actualité, au contraire elle est toute à explorer et la question n'intéresse pas seulement les chrétiens. Il est significatif que même Jurgen Habermas, un des représentants majeurs de la culture laïque européenne, dans ses interventions les plus récentes, reconsidérant ses précédentes affirmations sur la démocratie et le relativisme, ait voulu ré-ouvrir la discussion sur le rapport entre l'État et la religion.
Pendant des décennies, malgré le 11 septembre, on a soutenu que la problématique des institutions publiques contemporaines était leur laïcisation et leur affranchissement de la religion, sans s'apercevoir que le problème de l'État post-moderne consiste à trouver de nouvelles formes et de nouvelles modalités de dialogue avec la religion, et de la reconnaître capable d'être un apport essentiel pour la survie même de la société. De tous les États européens, la France est celui qui, peut-être plus que tous les autres, a porté les plus extrêmes conséquences de l'expulsion de la religion de l'espace public. Elle mérite donc, dans ce contexte, de suivre avec une attention particulière la réflexion de Weiler, qui, en anticipant le débat sur l'État post-moderne, a solidement démontré la nécessité de la présence des chrétiens et de la religion en général dans le débat public.

M. C.



JOSEPH H.H. WEILER : L'EUROPE CHRETIENNE N'EST PAS UNE AFFAIRE PRIVEE

MARTA CARTABIA. — Professeur Weiler, dans votre livre L'Europe chrétienne, vous parlez du ghetto chrétien européen. Un ghetto chrétien : vous parlez sérieusement ?

JOSEPH H.H. WEILER. — Naturellement, il s'agit d'une provocation et le terme est utilisé dans un sens métaphorique. Mais c'est une provocation qui surgit d'une réalité triste, frustrante, et la métaphore est nécessaire pour secouer une opinion en pleine autosatisfaction. Les murs extérieurs de ce ghetto sont trop évidents et ils ont récemment suscité un grand débat : je fais référence au refus d'inclure dans le Préambule du projet de Charte des droits de l'Union européenne, ne serait-ce qu'une référence minimum au patrimoine chrétien de l'Europe. Dans le projet de Constitution, de nouveau, il n'existe aucune référence au patrimoine chrétien, exception faite d'une allusion anémique et générique à une hérédité religieuse accolée à l'hérédité culturelle et humaniste ! Naturellement, la chose a été remarquée et cela a provoqué l'indignation à différents niveaux. Mais est-ce vraiment une surprise ? Est-ce vraiment aussi scandaleux ? Et la communauté des chrétiens n'est-elle vraiment pas fautive dans cette affaire ?

Tout de même, il est difficile d'apprécier cette faute : qui, pourquoi, comment ? N'est-ce pas plutôt étonnant qu'une demande explicite de la part du Saint-Père ait été rejetée ?

Laissez-moi d'abord expliquer ce que j'entends par murs extérieurs du ghetto chrétien européen. Ce sont des murs créés par les chrétiens eux-mêmes. C'est un fait qui est pour moi beaucoup plus bouleversant que le refus de la Convention de faire référence explicitement au christianisme. J'étudie le processus de l'intégration européenne depuis plus de vingt-cinq ans. Malgré l'orientation catholique explicite des Pères fondateurs de la construction européenne, je n'ai pas connaissance d'une seule œuvre importante qui explore en profondeur l'hérédité chrétienne et la signification chrétienne de l'intégration européenne.
Pour écrire mon livre l'Europe chrétienne, j'ai extrait de la bibliothèque de mon université soixante-dix-neuf livres publiés au cours des trois dernières années sur le phénomène de l'intégration européenne en général ; beaucoup d'entre eux ont été écrits par des chercheurs que je sais être des catholiques pratiquants. Or aucun d'entre eux — AUCUN ! — ne reprenait dans l'index la plus petite allusion au christianisme. Pourquoi le fait que la Convention ait omis de faire référence à l'hérédité chrétienne de l'intégration européenne devrait-il nous surprendre si cette hérédité chrétienne n'a pas été proclamée, examinée, discutée et rendue partie intégrante du débat sur l'intégration européenne de la part des chercheurs chrétiens ?

Vous avez des explications sur cette défaillance ?

Je peux seulement faire des hypothèses. J'ai interrogé à ce propos de nombreux amis et collègues catholiques dans différents pays européens. Et j'en ai tiré trois explications possibles.
La première est une étrange intériorisation de la fausse prémisse philosophique et constitutionnelle des formes les plus extrêmes de laïcité, comme on les relève en France par exemple. La liberté de religion est liberté de pratiquer sa propre foi religieuse et aussi liberté de chaque conviction religieuse. Mais à la racine de cette conception, il y a la ferme conviction qu'il ne peut exister aucune allusion ou référence à la religion dans l'environnement public officiel de l'État – car ce serait une transgression... mais de quoi ?
L'ingénue conviction survit selon laquelle l'État, pour pouvoir être neutre du point de vue religieux, doit exercer une rigoureuse laïcité. Mais ceci est faux pour deux raisons. Primo, il n'existe pas de position neutre dans un choix binaire. Pour l'État, s'abstenir donc de tout symbolisme religieux n'est pas moins neutre que d'épouser une forme quelconque de symbolisme religieux. La religiosité de vastes segments de la population et la dimension religieuse de la culture sont des données objectives. Nier ces faits signifie simplement privilégier une vision du monde sur une autre, sous le masque de la neutralité.

Et la deuxième raison ?

Accepter cette vision du rapport entre État et religion signifie aussi accepter une définition laïque (du XVIIIe siècle) de la religion en général et du christianisme en particulier. C'est une vision qui dérive de la culture des droits qui traite la religion comme une question privée en comparant la liberté de religion avec la liberté de pensée, de conscience et d'association. Mais peut-on accepter que le christianisme soit relégué dans la sphère privée de la part des autorités laïques de l'État ? Comprenez-moi bien : je crois en l'ordre constitutionnel libéral avec ses garanties de démocratie et de liberté. Mais je crois aussi en une expression et une vision religieuse énergique et articulée dans les espaces publics garantis par nos démocraties constitutionnelles.
Il me semble que de nombreux chercheurs catholiques ont confondu la discipline publique de la démocratie constitutionnelle avec une discipline privée du silence religieux dans la sphère publique. Et pire encore : les chercheurs chrétiens ont intériorisé le concept selon lequel intégrer la pensée et la doctrine chrétienne dans leurs réflexions sur le droit constitutionnel, sur la théorie politique et la sociologie serait une trahison de leur grade universitaire, de leur objectivité et de leur crédit scientifique.

Existe-t-il d'autres raisons ?

Une autre raison c'est la peur : oui, la peur. Peur que dans le domaine académique, dominé par une classe intellectuelle souvent à tendance de gauche ou de centre gauche, l'assimilation d'une vision chrétienne (opposée au travail de rigueur scientifique sur le phénomène religieux) puisse taxer le chercheur d'une faible objectivité scientifique, de ne pas être un libre penseur .
Et enfin — cela me déplaît de le dire — il y a l'ignorance. Oui, la pure et simple ignorance est un autre facteur. Combien parmi ceux qui appartiennent à la classe intellectuelle ont-ils lu, étudié, médité, par exemple, les enseignements de l'actuel pontificat avec un pape à la pensée extraordinairement profonde , les encycliques, les lettres apostoliques etc., avec la même assiduité dont ils font preuve pour étudier les plus récentes contributions fournies par les modèles intellectuels laïques de notre génération ?
Oui, il est troublant le fait que la demande explicite du Saint Père ait été rejetée par la Convention. Mais pour moi, c'est un fait encore plus troublant que l'appel de ce pontife aux laïcs pour qu'ils soient les messagers de la doctrine chrétienne dans leur vie privée et professionnelle soit dans de nombreux cas aussi peu écouté. La vie de ceux qui ont été touchés par la foi ne peut pas, une fois qu'ils sortent de l'environnement domestique et familial, devenir identique à la vie de ceux qui n'ont pas été touchés par la foi. Ceci est vrai pour le commerçant, pour le chef de gare, pour un ministre de la République et aussi, oui, pour ceux dont le travail est, d'une façon ou d'une autre, une réflexion sur la politique officielle des autorités publiques.

Quelle est alors, à votre avis, l'importance du christianisme et de la doctrine chrétienne à propos de l'intégration européenne ?

Il y a avant tout le problème de l'identité. Il est simplement ridicule de ne pas reconnaître que le christianisme est un élément d'une importance énorme pour la définition de ce que nous entendons par identité européenne, en bien et en mal. Dans les arts et dans la littérature, dans la musique et dans la sculpture, jusque dans notre culture politique, le christianisme a toujours été un leitmotiv, une inspiration et un motif de rébellion. Il n'y a pas de jugement de valeur dans l'affirmation de ce fait empirique. Il y a seulement un jugement de valeur dans le fait de le nier.

Mais en ce sens vous traitez le christianisme comme un phénomène sociologique, pas comme une foi vivante basée sur une vérité révélée.

Le christianisme est aussi cela, un phénomène sociologique et historique. Mais c'est aussi une foi vivante, la vérité révélée aux yeux de ceux qui y adhèrent. Et c'est ici que la doctrine chrétienne devient importante.

Mais quel rapport avec l'intégration européenne ?

Évident. Les faits historiques, comme aussi l'histoire de l'intégration européenne, n'ont pas une signification intrinsèque. Ils ont la signification que nous leur attribuons. La place en jeu c'est la signification que nous entendons leur donner. Une Europe chrétienne n'est pas une Europe qui soutiendra le christianisme. Ce n'est pas un appel à l'évangélisation. Une Europe chrétienne est une Europe qui peut apprendre du christianisme et de sa doctrine. Réfléchir, discuter, débattre et en dernière analyse attribuer une signification à l'intégration européenne sans une référence à une source aussi importante signifie appauvrir l'Europe.
Pour les laïques et pour les non chrétiens, c'est devenu un défi. Le christianisme offre aujourd'hui d'intéressantes positions concernant les problèmes centraux, fondamentaux et les défis les plus profonds par rapport à l'auto-compréhension même de ce qu'est l'Europe. Prenons quelques brefs exemples, quelques hors-d'œuvre pour aiguiser l'appétit, si vous voulez :
Le rapport avec l'autre — dans notre société, au delà de nos frontières à l'intérieur de l'Europe, et au delà des frontières européennes — est probablement le défi le plus important auquel l'intégration européenne cherche à répondre. L'encyclique Redemptoris missio est un exposé profond sur la façon de penser, de conceptualiser un rapport respectueux avec l'autre. D'un côté, elle évite courageusement le relativisme épistémologique et moralisateur de la postmodernité en affirmant ce qu'elle retient être la vérité. En réalité, c'est sa Vérité. Dans le même temps, elle est attachée à un extrême respect dans les rapports avec ceux qui ne partagent pas cette Vérité. On ne peut pas respecter vraiment l'autre si on n'a pas le respect de son propre moi, individuel et collectif. Ce type d'approche peut donner beaucoup de fruits dans les différents débats qui se déroulent en Europe sur ces problèmes.
Le marché est un autre problème fondamental de l'Union européenne. Certains diraient même le problème fondamental. L'encyclique Centesimus annus offre l'une des réflexions les plus profondes sur les avantages du marché libéral, mais aussi sur les risques pour la dignité humaine. C'est une réflexion qui va bien au delà du mantra de la solidarité qui revient incessamment dans le débat sur l'intégration européenne. L'Europe ne doit pas nécessairement épouser la doctrine de l'Église sur cet argument. Mais pourquoi l'exclure absolument du débat ? Et il y a beaucoup d'autres exemples qui sont développés dans mon livre.

Comment réagiraient les non chrétiens, comme les juifs et les musulmans, à l'idée d'une Europe chrétienne ? Vous êtes en faveur de l'exclusion de la Turquie ?

Une Europe chrétienne ne signifie pas une Europe pour les chrétiens. Elle ne signifie pas une approbation officielle ou un appel à l'évangélisation. Ce n'est pas cela la fonction de l'Union européenne. Elle signifie, comme je l'ai expliqué, une Europe qui ne nie pas son hérédité chrétienne et la richesse que le débat public peut tirer de l'implication avec la doctrine chrétienne. Il y a quelque chose de comique (ou peut être de tragique) à voir ceux qui s'opposent le plus à chaque référence à la religion ou au christianisme, se ranger en première ligne sur le front d'opposition à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
À mon modeste avis, c'est une insulte au christianisme et à son enseignement de clémence et de tolérance que d'affirmer qu'il n'y a pas de place en Europe pour une nation non chrétienne. Pour ce qui concerne les juifs — je suis juif observant, fils d'un rabbin de famille européenne de différentes générations — ces dernières années nous avons été souvent victimes, eh bien oui ! des chrétiens et du christianisme. Pourquoi devrait-on craindre la reconnaissance de la culture dominante comme, justement, dominante ? Si j'ai peur, c'est de cela : nier l'importance de l'hérédité chrétienne dans la symbolique publique européenne et dans le domaine public européen signifie nier l'importance de ma religiosité dans ce même domaine public.


PROPOS RECUEILLIS PAR MARTA CARTABIA**
AVEC ANDREA SIMONCINI.
** Professeur de droit constitutionnel, titulaire de la chaire Jean-Monnet à l'université de Milan-Bicocca.
*** Joseph H.H. Weiler est professeur à l'université de New York.