Résumé : Histoire des relations compliquées entre catholicisme et libéralisme. Oui au pluralisme politique, non au relativisme moral, l'Église a toujours soutenu la liberté de la raison dans sa recherche de la vérité objective et universelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE PRINCIPE LIBERAL, dans son sens originel, réside dans la protection de l'individu et des minorités contre les empiétements d'un État tout-puissant et dominateur. Il s'agit d'un principe politique et juridique qui substitue à l'État paternaliste, la conception d'un État limité dans ses prérogatives et ses fonctions. Considéré désormais comme un simple instrument, l'État n'a d'autre fonction que de veiller au bien commun de tous, sans se substituer à la société, c'est-à-dire aux corps intermédiaires et à la personne, libre et responsable. Un État libéral reconnaît et garantit l'initiative spontanée des corps intermédiaires : familles, écoles, entreprises, associations, communautés religieuses. Un État libéral est un État doublement limité, par le droit d'une part et par le consentement des personnes qu'il gouverne d'autre part. Enfin, un État libéral admet et protège le pluralisme des opinions et des croyances.

En théorie, ce principe libéral de la limitation du pouvoir de l'État n'a rien qui puisse choquer les principes de l'Église. Dans l'idée médiévale de royauté, telle que la présente saint Thomas, le roi était tenu de gouverner selon les vœux de ses sujets, ou au moins sans graves objections de leur part, autrement dit avec leur consentement. Par ailleurs, le pouvoir royal était borné par les lois du royaume, autant que par les lois de Dieu. Le libéralisme politique n'est pas si novateur qu'on veut bien le dire.

Mais c'est surtout la liberté de conscience qui pose problème. Le pluralisme n'implique-t-il pas en effet nécessairement la négation de l'unité de la vérité objective ou tout au moins sa dangereuse relativisation ? Le libéralisme n'équivaut-il pas au subjectivisme ? L'État peut-il être neutre en matière religieuse ?

Ainsi Grégoire XVI, en 1832, dans son encyclique Mirari Vos, affirme-t-il : De cette source empoisonnée de l'indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde, ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience. À sa suite, en 1854, Pie IX condamne

 

cette opinion erronée, on ne peut plus fatale à l'Église catholique et au salut des âmes, et que notre prédécesseur d'heureuse mémoire Grégoire XVI appelait un délire, savoir que la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme ; qu'il doit être proclamé dans tout État constitué et que les citoyens ont droit à la pleine liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions, quelles qu'elles soient, par la parole, par l'édition ou autrement, sans que l'autorité ecclésiastique ou civile puisse en rien le limiter.

 

Et Léon XIII, pape social et moderne s'il en est, réitère pourtant la condamnation de la liberté de conscience.

 

Le contexte du XIXe siècle

 

Au milieu du XIXe siècle, l'Église catholique est encore traumatisée par le choc de la Révolution française. Celle-ci fut le produit d'un mouvement d'idées, la philosophie des Lumières, qu'elle radicalisa. Elle propagea en Europe la conviction qu'il était possible de construire l'unité idéologique du monde à l'aide de la seule raison. La religion est alors contestée dans sa capacité à fonder la société, à englober toute l'activité humaine, à dire d'où vient l'homme et où il va.

Le principe libéral fut donc revendiqué par les philosophes dans un climat d'apostasie et de lutte contre l'Église, comme un droit à l'indépendance complète de la conscience à l'égard de toute norme morale objective comme à l'égard de toute vérité issue d'une révélation qui transcende la raison. Cette lutte conduisit à réclamer la neutralité de l'État en matière de mœurs et de religion. Pour les tenants du libéralisme moral et religieux, la croyance ne s'impose pas comme un impératif collectif mais relève de la conscience individuelle et de la sphère privée. La religion n'est donc pas nécessaire pour fonder les droits et les devoirs de l'homme. La civilisation peut se passer de religion.

Un tel présupposé rendait bien évidemment ce libéralisme inacceptable pour l'Église. Le 8 décembre 1854, l'Église catholique, sous la plume de Pie IX, confirme et renforce son option anti-libérale. Dans le fameux Syllabus, accompagnant l'encyclique Quanta Cura, le pape écrit : Les opinions suivantes, nous les réprouvons et les proscrivons. Parmi les quatre-vingt propositions condamnées, on trouve la liberté civile de tous les cultes et cette proposition n° 77 : De notre temps, il n'y a plus intérêt à ce que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État, à l'exclusion de tout autre culte.

Dans cette condamnation, l'Église mettait l'accent sur un point capital. S'il n'y a plus d'ordre moral objectif, non seulement le bien commun disparaît, mais c'est l'État qui devient la source de tous les droits, au risque d'engendrer la violence. Et de fait, l'État jacobin laïciste, s'estimant l'unique autorité et le seul compétent dans le domaine des mœurs comme des institutions, dénia à l'Église tout droit à exercer librement ses activités au sein de la société civile. De ce point de vue, les totalitarismes du XXe siècle, héritiers du jacobinisme, ont confirmé la justesse des avertissements pontificaux. Les idéologies du surhomme ou de l'homme nouveau niaient en effet l'objectivité de la nature humaine et du droit naturel. Mais jusqu'au concile Vatican II, les autorités de l'Église espéraient toujours défendre leur légitimité avec la perspective (partagée, en France, par les maurrassiens) de restaurer un État catholique (la chrétienté) et par là d'abolir un pluralisme et un libéralisme agressifs à son égard.

 

Le concile Vatican II et la liberté religieuse

 

Avec la Déclaration Dignitatis Humanae (1965), dont les principaux inspirateurs furent le jésuite américain John Courtney Murray et l'évêque polonais Karol Wojtyla, l'Église a explicité sa doctrine. Elle reconnaît la légitimité du principe libéral en tant que droit civil au pluralisme. Cette liberté n'a jamais signifié pour elle un droit affirmatif de penser n'importe quoi ou d'agir comme on veut. Le droit à la liberté religieuse est un droit de ne pas être empêché de penser ou d'agir par soi-même, ce qui est tout différent. Dignitatis humanæ précise qu'il s'agit d'un droit à la liberté ou immunité de toute contrainte en matière religieuse . À proprement parler, l'erreur ou le mal n'ont aucun droit, ils ne sont pas sujets de droits. Seules les personnes peuvent être sujets de droits. Il s'agit donc d'un droit négatif qui signifie la non-intervention du pouvoir civil en matière de religion ou d'opinion, dans les limites des exigences de l'ordre public. L'expérience vécue par Karol Wojtyla dans la Pologne communiste, collectiviste et matérialiste, fut à cet égard décisive. C'est pourquoi Dignitatis humanæ déclare : Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part soit des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit.

Pourtant, l'Église n'a pas révisé son enseignement traditionnel, ni sa doctrine concernant l'unique vérité et les devoirs de la société envers la vraie religion. Elle a simplement pris conscience que la pratique politique et juridique du libéralisme (libérée des pesanteurs révolutionnaires ou relativistes), consistant dans le refus de la coercition, était plus conforme à sa doctrine traditionnelle de la personne humaine. En quoi consiste cette doctrine, fondement de la liberté religieuse ?

 

Une doctrine fondée sur la personne

 

En tant que personne , l'homme est, selon une belle expression de saint Thomas d'Aquin, id quod est perfectissimum in tota natura . Il est une personne douée de raison et de volonté libre. La dignité de la personne exige donc qu'elle agisse selon un choix conscient et libre. Cette sphère raisonnable d'autonomie, qu'il est naturel d'accorder, doit être aussi juridiquement protégée. Les droits de l'homme ne dérivent donc ni de l'État ni d'une autre autorité humaine, mais de la personne même qui a son fondement dans sa qualité de créature faite pour elle-même, à l'image et à la ressemblance de Dieu.

Une telle doctrine est loin d'être novatrice. Déjà, saint Thomas écrivait : Le suprême degré de la dignité chez les hommes, c'est qu'ils soient mus non par d'autres, mais qu'ils se meuvent eux-mêmes vers le bien . Et Léon XIII, dans Rerum Novarum, affirme : Il est dans l'ordre que ni le citoyen ni la famille ne soient absorbés par l'État : il est juste d'accorder à l'un et à l'autre la faculté d'agir avec liberté, aussi longtemps que le bien commun est sauvegardé et que cela ne fait injure à personne.

Par ailleurs, le pouvoir civil n'a pas, de soi, la charge du salut éternel des hommes, bien qu'il ne puisse y être indifférent en droit. En effet, par son ordination à Dieu, la personne dépasse et transcende l'ordre temporel. L'homme n'est pas ordonné selon tout lui-même, et selon tout ce qu'il a, à la communauté politique [...]. Mais tout ce que l'homme est, ce qu'il peut, ce qu'il a, doit être ordonné à Dieu .

 

Après Vatican II, que devient la religion ?

 

Dans un régime d'État libéral, les chrétiens doivent donc renoncer à conquérir l'État pour lui demander de christianiser d'en haut la société. Ce renoncement, récent dans l'histoire, n'est pas imposé par les circonstances, comme s'il s'agissait d'un moindre mal qu'il faudrait tolérer provisoirement, à contrecœur. Lors du concile Vatican II, si l'Église faisait sienne une pratique issue du monde profane, elle reconnaissait sa conformité avec son propre enseignement. Ce faisant, elle écartait définitivement toute tentation de millénarisme politique, c'est-à-dire toute tentative d'identifier la norme spécifiquement religieuse avec la loi de l'État. En raison de la nature blessée de l'homme, non seulement un tel ordre social n'a jamais existé, mais il n'existera jamais, si ce n'est au-delà de l'histoire, dans le Royaume de Dieu.

Depuis Vatican II, c'est une doctrine qui fait désormais partie du corps des vérités morales enseignées par l'Église. Cela ne signifie pas que la religion devrait rester dans le domaine privé et cesser de s'adresser à tout homme. Comment peut-elle alors encore aujourd'hui exercer une influence légitime ?

Si le christianisme n'est plus la religion de référence dans nos sociétés, il peut néanmoins continuer à inspirer l'action politique en le soumettant à des normes morales.

Admettons d'abord que la politique n'est pas un pur pragmatisme et qu'elle comporte une dimension morale. C'est une erreur déplorable et lourde de conséquences quand la société moderne confond souvent pluralisme justifié et neutralité des valeurs et quand, au nom d'une démocratie mal entendue, elle croit pouvoir toujours plus se dispenser des normes éthiques et du recours aux catégories morales de bien et de mal dans la vie publique .

La politique vise la justice, c'est-à-dire le respect du droit, et par conséquent la paix. La politique a donc pour critère fondamental les principes du droit. Mais d'où proviennent ces critères ? Du droit naturel ? Oui, mais comment détermine-t-on le droit naturel dans un contexte culturel relativiste, qui ne reconnaît pas l'existence d'une nature humaine universelle et intangible ?

 

L'Europe et le christianisme

 

Une réponse d'ordre historique d'abord : il est incontestable que le christianisme a donné naissance à l'Europe au Moyen Âge, après le déclin de l'Empire gréco-romain et après la période des invasions barbares. En réalisant la synthèse de l'éthique biblique, de la science grecque et du droit romain, l'Église catholique a défini les grandes valeurs de l'humanisme moderne : désacralisation de la nature, liberté, faillibilité, responsabilité individuelle, protection des faibles et des innocents, amour du prochain, distinction du spirituel et du temporel, promotion de la raison et de la science, lutte contre la violence. C'est l'esprit chrétien qui a prédisposé l'homme occidental à l'État de droit et à la démocratie.

Si donc l'Europe veut renaître dans l'unité et si elle veut bâtir une communauté de droit, non seulement une union économique, le christianisme peut et doit rester une source d'inspiration aujourd'hui. Ainsi, notait le cardinal Ratzinger peu avant son élection :

 

Un État, même laïc, a le droit, et même l'obligation de trouver son support dans les racines morales marquantes qui l'ont construit ; il peut et il doit reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas devenu ce qu'il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de la raison abstraite, anhistorique, ne saurait subsister. [...] Quiconque, aujourd'hui, veut construire l'Europe comme bastion du droit et de la justice, susceptible de valoir pour tous les hommes de toutes les cultures, ne peut se réclamer d'une raison abstraite, qui ignore Dieu et n'appartient à aucune culture précise, mais qui prétend mesurer toutes les cultures à l'aune de son propre jugement .

 

Une réponse d'ordre philosophique enfin : la raison n'est pas toute-puissante. Or elle peut gravement s'illusionner sur elle-même et sombrer dans la tentation du rationalisme, du scientisme et du constructivisme. Comme l'a bien montré Hayek, la foi en une raison omnisciente a conduit tout droit au totalitarisme, c'est-à-dire à la volonté de façonner l'ordre social comme on façonne une matière brute . Ratzinger note aussi :

 

La foi en Dieu, la notion de Dieu peut être manipulée et elle devient alors destructrice : telle est la menace qui pèse sur la religion. Mais une raison qui se coupe entièrement de Dieu et qui veut le confiner tout simplement dans le domaine de la subjectivité, perd le Nord et ouvre ainsi de soi la porte aux forces de destruction. [...] Kolakowski, en partant des expériences d'une société agnostique athée a montré, de façon convaincante, que sans ce point de référence absolu, l'agir de l'homme se perd dans l'indétermination et est inéluctablement à la merci des forces du mal. [...] Seule une raison qui est également ouverte à Dieu — seule une raison qui ne bannit pas la morale dans la sphère subjective ou l'abaisse en un calcul, peut parer la manipulation de la notion de Dieu et les maladies de la religion, et offrir des remèdes .

 

D'où la nécessité pour l'Europe de retrouver le chemin de la sagesse, c'est-à-dire d'une raison ouverte à la foi. Laissons à Pascal le dernier mot : La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela.

 

D. TH.*

 

 

 

 

 

*Professeur certifié de philosophie, membre du comité de rédaction de Liberté politique.