LES THEORICIENS DE LA VIE POLITIQUE ont montré la nécessité de disposer d'institutions internationales pour donner une solution pacifique aux conflits qui naissent entre États ; mais la mission et les résultats de celles qui existent doivent être réévaluées car leurs efforts sont toujours restés en deçà des résultats escomptés.

 

 

Considérer l'origine de l'ONU

 

Toute réflexion sur les réformes à apporter au système onusien doit prendre en considération le courant historique qui a porté à sa création. Le système onusien se greffe sur un mouvement qui vient du fonds de l'histoire mais il innove en dissociant sécurité et puissance. Les grands empires qui se sont constitués au cours des siècles ont toujours lié leur sécurité à l'accroissement de leur puissance, et ont séparé à cet effet la sphère du privé de celle du public : chacun y était libre d'avoir les croyances de son choix aussi longtemps qu'elles ne mettaient pas en danger l'unité de l'empire symbolisée par l'adhésion de tous au culte de l'empereur.

L'avènement de la chrétienté a mis fin à la séparation entre croyances individuelles et religion publique. L'unité culturelle du monde politique n'a plus été assurée par la soumission de tous aux intérêts impériaux mais par leur adhésion à la foi. L'appartenance à un système politique impliquait l'acceptation de sa religion. Saint Thomas disait : " C'est une question de volonté que d'accepter la foi, mais c'est une nécessité que de garder celle qu'on a reçue " (II IIæ 10.8. ad 3m) ; ce qui lui faisait voir dans l'hérésie un mal qui mettait la communauté en danger (II IIæ 11 4). Cette conception monolithique unissant la foi, le pouvoir politique et la sécurité a marqué une période de l'histoire ; elle a été commune, dans le monde méditerranéen, à l'islam et au christianisme.

La Renaissance a provoqué la dissociation de l'unité religieuse et politique dans le monde occidental ; elle a obligé les États à trouver une autre base que la foi pour rendre compte de leur unité car, rejetant la tutelle de la religion, ils s'étaient privés de l'autorité qui assurait l'adhésion de tous à leurs grandes orientations politiques. Par ailleurs, ils ne pouvaient revenir au système romain qui assurait la prééminence du pouvoir politique sur les individus car, sous l'influence du christianisme, l'autorité des gouvernants était limitée par les exigences du bien supérieur des individus. En outre, le problème se posa de la collaboration entre États se réclamant de systèmes de pensée différents. Les premières institutions internationales, comme l'Union postale universelle, montrèrent que celle-ci était possible sur le plan technique. Les institutions internationales de deuxième génération ont tenté de l'étendre au plan politique.

La contribution des juristes des États-Unis à l'application de cette nouvelle théorie internationaliste a été capitale. Ils ont proposé, dès la fin du XIXe siècle, une vision de l'ordre international inspirée de l'expérience pluraliste des États-Unis. Comme nombre d'entre eux, parmi lesquels les présidents Taft et Wilson, ont eu des responsabilités politiques majeures, leur influence a prévalu lors de la création de la Société des Nations. Le discrédit qui la frappa rapidement ne fit pas renoncer les peuples à l'idée de construire de nouveaux mécanismes pour générer les affaires du monde; c'est ainsi que l'Organisation des Nations-unies vit le jour en 1945 ; elle reçut, elle aussi, la mission d'assurer " la paix par le droit ".

Chrétiens et politiciens humanistes ont animé le mouvement des idées qui précéda immédiatement la création de l'ONU et des nouvelles institutions internationales . Dès 1940, Pie XII amorçait sa réflexion sur la reconstruction à venir dans son allocution Il Vangelo ; il y plaidait pour " un ordre plus équitable et unanime, fondé sur l'idée de justice... qui vise à attribuer à tous les peuples la part de prospérité et de puissance qui revient à chacun d'eux sur cette terre afin qu'ils puissent accomplir la parole du Créateur : ... Crescite et multiplicamini et replete terram. " Ce vœu, repris dans la correspondance échangée par le Pape et le Président Roosevelt durant les hostilités a trouvé un écho spécial dans le discours de ce dernier dit des Quatre libertés, car ce sont elles qui devront assurer au monde à venir la paix et la sécurité :

 

La première est la liberté de parole et d'expression, partout dans le monde ; la seconde la liberté pour chaque personne de prier Dieu selon son propre mode, partout dans le monde ; la troisième, la libération du besoin — ce qui traduit en termes actuels, signifie des conditions économiques assurant à chaque nation un temps de paix pour ses habitants, partout dans le monde ; la quatrième, la libération de la peur, ce qui traduit en termes actuels signifie une réduction massive et mondiale des armements à un point tel et de telle manière qu'aucune nation ne sera capable de commettre une agression physique contre un État voisin, partout dans le monde. Ceci n'est pas une vision à réaliser dans un lointain avenir ; ce sont là les bases certaines qui permettront d'atteindre ce genre de monde à notre époque et à notre génération...

 

Ce rappel d'espoirs et d'illusions qui sont nés durant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que de la distance qui sépare de la réalité les institutions qui en sont nées permet de comprendre la difficulté devant laquelle se trouve l'Église en intervenant au plan international : ou bien, cherchant à dépasser le cercle de ses fidèles, elle concentre son enseignement sur les vérités naturelles mais alors elle semble perdre sa raison d'être et risque d'apparaître comme un système philosophique parmi d'autres ; ou bien insistant sur la spécificité des vérités de foi, elle se situe en marge de la société pluraliste actuelle. L'examen de ce doute conduit à regarder la nouvelle physionomie du monde et à y chercher la place de l'Église.

 

Le rôle irremplaçable d'un système international

 

L'attachement des États et des peuples à l'idée internationale ne doit pas être minimisé en dépit des difficultés et des échecs rencontrés ; ils ont conscience que des objectifs d'intérêt commun pour l'humanité ne peuvent être atteints que par l'union des volontés pour la réalisation d'une même fin. Un regard sur l'œuvre accomplie par les Nations-unies et les institutions spécialisées depuis un demi-siècle permet de constater que, pendant cette période et d'une manière plus ou moins heureuse, les hommes ont rapproché leurs points de vue sur des valeurs (droits de l'homme, environnement, protection des minorités...), des procédures (les divers mécanismes judiciaires ou parajudiciaires mis en place) et des moyens d'action (aide en cas de catastrophe, développement, corps de paix...).

Les Nations-unies ont permis, depuis 1945, que naisse une conscience mondiale sur un certain nombre de problèmes ne pouvant être résolus que par une action concertée des États. Sans doute des résultats définitifs n'ont pas été atteints dans le domaine des droits de l'homme, de la protection de l'environnement, de l'élimination des mines personnelles, de la diffusion de l'instruction ou de la protection des biens culturels, de la promotion des droits des travailleurs, etc. De même plus de deux cents conflits ont éclaté depuis 1945, la pauvreté continue de régner et la distance entre riches et pauvres s'aggrave dans nombre de pays... mais les grandes conférences sur un thème donné ou l'action constante d'une institution (par exemple l'OIT sur la liberté syndicale) ont permis une maturation des mentalités, de faire " progresser la conscience morale de l'humanité ". Il y a donc là une voie qui conduit vers un rapprochement des valeurs partagées par les divers peuples.

 

La place de l'Église dans le monde international

 

Les débats qui se déroulent au sein des institutions internationales montrent que les peuples manquent souvent d'une boussole pour rapprocher les conceptions diverses qu'ils ont de l'unité du monde. Chacun reste guidé par " son " idéologie et confère le sceau de l'absolu aux mesures qu'il tient pour justes. Les grandes idéologies qui guident les nations (libéralisme, nationalisme, nazisme ou communisme) postulent l'extension au monde de leur représentation du bien commun de l'humanité. La société internationale est dépourvue d'un axe fédérateur. La question est de savoir si le catholicisme en particulier et les religions en général peuvent y être un élément de cohésion.

Une difficulté se présente immédiatement à l'esprit ; le fait que le discours de chaque religion sur la société dépend de son anthropologie ne les condamne-t-il pas à être le reflet de pensée d'une famille humaine particulière ? Le christianisme fait de chaque être humain une personne responsable de la construction d'une humanité meilleure et de la transformation du monde. Or cette conception ne se retrouve ni dans le bouddhisme ni dans le confucianisme dont l'interprétation de l'existence est acceptée par les deux tiers de l'humanité. Pour le premier, le monde étant mauvais et source de souffrances, la sagesse consiste à s'en éloigner en faisant taire en soi tout désir ; pour le second, renonçant à la question du pourquoi, les actes humains n'ont pas de finalité et le sage doit harmoniser sa vie au jeu des forces contraires qui conduisent le monde .

Il appartient à chaque religion de relever le défi de s'ouvrir à un universalisme qui fasse place à la diversité du genre humain. Le christianisme n'y voit pas une gageure. Lorsque Paul VI ou Jean Paul II se sont adressés aux institutions internationales ils n'ont pas proposé aux délégués des nations l'application d'une doctrine politique ou philosophique ; ils ont affirmé, en fonction de leur foi, deux faits de valeur universelle et susceptibles de trouver un écho en chacun parce que correspondant aux structures les plus profondes données par le Créateur à tout être humain : la construction d'un monde uni donne son sens à l'histoire du monde, et la dignité inviolable de tout être humain vient de ce qu'il est appelé à contribuer pour sa part, là où il est, à l'achèvement de ce dessein. Pour le christianisme, ces présupposés sont préalables aux explications diverses qu'en donnent les diverses cultures. Ce point de vue fait apparaître l'Église comme une force morale impartiale et explique l'accueil des foules aux visites pontificales dans les divers pays et, surtout, dans les institutions internationales.

L'Église s'insère dans le système international sous un angle qui lui est propre, celui de sa contribution à la formation d'une conscience universelle ouverte sur l'Absolu . Pour elle, tous les hommes peuvent arriver à la vérité ; pour elle, également, le Christ en donne la clé. De même que l'engagement en conscience pour les droits de l'homme a conduit croyants et " hommes de bonne volonté " à s'unir par dessus le Rideau de fer et à entraîner, comme le prévoyait déjà Pie XII dans son message de Noël 1956, à la chute du communisme, de même des ententes analogues permettront de surmonter les difficultés nouvelles.

Le christianisme prétend s'insérer dans cette faille qui vient de l'impuissance d'une idéologie temporelle à construire l'universalisme. Prenant acte de ce que les sociétés contemporaines sont devenues pluralistes, c'est-à-dire que leurs membres se réfèrent à des interprétations de l'existence dont les points de départ sont incompatibles entre eux , il se présente pour aider l'humanité à surmonter la difficulté sur laquelle elle semble buter. Dans ce but, il appelle à la coopération des religions qui auront la capacité d'élever les consciences à la perception de l'universel. Telle est l'idée qu'exprimait récemment le cardinal Sodano lorsqu'après avoir dit de l'ONU qu'elle était " une institution toujours plus nécessaire " il précisait que le Saint-Siège avait " une mission avant tout spirituelle (et que) c'est précisément de là que lui vient le devoir d'être présent dans la vie des Nations-unies et l'engagement d'apporter la justice et la solidarité entre les hommes " . Benoît XVI s'était déjà exprimé dans le même sens à Cologne en appelant les Églises chrétiennes " à rendre un témoignage commun dans le cadre de ces grands défis éthiques de notre temps ".

 

Quelle philosophie

 

Il n'appartient ni à l'Église ni à aucune religion de proposer des solutions techniques au cours des discussions sur la réforme du système international. L'Église, en tant qu'Église, fera connaître son sentiment sur les exigences finales d'une communauté des nations dont il faut se rapprocher ; elle appuiera son enseignement sur une raison naturelle accessible à tous mais reliée à son anthropologie éclairée par la foi au Christ. Cette approche des questions internationales explique pourquoi le Saint-Siège n'est pas membre des institutions internationales mais seulement Observateur ; statut qui lui a été officiellement reconnu à l'ONU en 2004 .

Il y aura toujours lieu de parler d'améliorations à apporter aux systèmes international ou régional, car ceux-ci ne correspondront jamais à toutes les attentes de tous les peuples, mais il faut se demander quelle philosophie inspire les propositions qui sont faites. L'utopie d'un gouvernement mondial peut être stimulante mais sa poursuite ne peut faire fi des États-nations qui sont actuellement la structure politique à l'intérieur de laquelle se constituent des communautés humaines homogènes, de mêmes ambitions économiques et de même culture ; sur cette base peut s'organiser une communauté mondiale rapprochant ses objectifs en matière économique, sociale, politique et culturelle.

 

 

 

 

 

© Liberté politique, automne 2005

Nota : L'appareil de notes avec la mention des sources citées est seulement disponible dans la version papier de Liberté politique.