LA GEOGRAPHIE, ça sert d'abord à faire la guerre, disait-on. Et si le cinéma servait aussi à faire la guerre ? La dernière guerre balkanique avait été prévue et décrite dans ses moindres détails par les scénaristes et les réalisateurs hollywoodiens.

Le cinéma reflète bien sûr l'état psychologique, culturel et social d'un pays. La France et sa critique esthétiquement correcte célèbre ainsi le cinéma misérabiliste, dépressif et minimaliste. Hollywood célèbre la puissance américaine, l'impérialisme américain et la mise au pas des ennemis.

Dans les années 80, alors que l'on sait qu'une guerre contre l'Irak se préparait depuis 1986, Hollywood caricaturait le monde arabe. Terroristes, intégristes, barbus hystériques se succédaient à l'écran et conditionnaient une opinion qui goba sans encombre la guerre du golfe. À la même époque, des films d'action dénonçaient les barons sud-américains de la drogue et les petits dealers blacks et latinos de l'oncle Sam. Aujourd'hui, les prisons sont pleines. Deux millions de prisonniers outre-Atlantique, soit quarante fois plus qu'en France. Là encore, les médias avaient préparé l'opinion, à coups de Chuck Norris, de Steven Seagal et de flics à Miami. Mais quid de la guerre du Kosovo ?

 

La paix de M. Solution

En 1996, Spielberg produit le Pacificateur. Ce film de Mimi Leder est un véritable éloge de l'imperium américain. La technologie américaine, l'information américaine, l'armée américaine luttent contre le terrorisme russe et slave. Un intellectuel bosniaque décide de poser une bombe à New York, bombe volée par un général russe renégat et armée par un ingénieur pakistanais. Il est évidemment arrêté avant de nuire, et la bombe est désarmée dans une église... Le Pacificateur — joué par George Clooney, l'acteur d'Urgences — décrit un danger potentiel et le moyen d'y remédier : l'Amérique.

Le péril russe succède au péril soviétique et mérite deux châtiments : la ruine économique et démographique de la Russie, chose faite maintenant (la population baisse d'un million par an), la mise au pas médiatique et militaire. La Serbie, dernier pays communiste, a ainsi fait les frais de l'opération. Et qu'importe les quarante pays où les droits de l'Homme sont bafoués mais qui n'entrent pas dans l'agenda de l'imperium US.

Mais comment prépare-t-on la guerre ? Un film y répond, qui n'avait pas eu de succès à sa sortie, mais qui deux ans après revêt une importance cardinale : des Hommes d'influence, avec de Niro et Dustin Hoffman. Le film, écrit par le génial David Mamet, et mal réalisé par Barry Levinson, commence par un scandale sexuel : le président est compromis par une " affair ", et il faut détourner l'attention de l'opinion. On fait ainsi appel à un M. Solution — De Niro, coiffé d'un chapeau —, qui décide de déclencher une guerre, car on est à la veille des élections. Et on choisit de déclarer la guerre... à l'Albanie, célèbre elle aussi pour ses terroristes porteurs de bombes.

M. Solution décide d'aller voir un producteur à Hollywood, interprété par Dustin Hoffman. Ce dernier est chargé de produire la guerre et de préparer l'opinion. Il crée une chanson, mobilise le show-bizz local et gagne son plateau de tournage. On recrute une figurante, on la grime en albanaise, et on crée grâce à l'ordinateur un décor de fin du monde. La jeune fille fuit sur un pont devant un quartier dévasté et tient un chaton dans les bras. Le bon peuple humanitaire a donc envie d'intervenir.

L'affaire se corse lorsque la CIA se rend compte du montage et de l'inexistence des terroristes porteurs de bombes. Mais nos joyeux drilles vont plus loin : ils inventent un prisonnier américain, maltraité par l'ennemi. On se souvient des deux ou trois prisonniers en Irak, montrés à la télé, et des prisonniers des Serbes, montrés à la télé. Mais qu'allaient faire ces trois compères dans cette galère en Macédoine ? Il faut estimer que la surpuissance américaine a besoin de prisonniers vite rendus pour sensibliser l'opinion. Les Serbes auraient pu déguiser leurs prisonniers en Mickey Mouse, en serveurs de fast-foods, histoire de dénoncer l'empire visible. Ils n'en ont rien fait et ont rendu bien sagement leurs POW.

 

La police démocratique

La démocratie, disait Debord, ne veut plus être jugée sur ses résultats (la pollution, la misère universelle, le clonage, le culte du profit, la crétinisation idiot-visuelle), mais sur ses ennemis. Et elle est en mesure de les créer, et de les utiliser, ces ennemis. Les barons de la drogue équipés par les services secrets américains (voir le film Danger immédiat, avec Harrison Ford, ou le livre À qui profite la cocaïne ? de Saulnoy-Le Bonniec), les terroristes arabes armés et désarmés par la CIA (le film Couvre feu), les vilains slaves, tous sont mis à contribution pour créer un équilibre parodique de la terreur. Dans la réalité, le président serbe rouge-brun, le dictateur arabe social-nationaliste constituent des partenaires merveilleux. Ils grimpent dans les sondages de l'horreur et laissent gentiment écraser leur peuple sous les bombes. On les garde ensuite, histoire de justifier la pérennité d'une occupation militaire et stratégique. BHL et Régis Debray se déchirent en France, mais c'est Hollywood et ses films présumés crétins par Télérama qui mène le jeu.

Air Force One, avec encore une fois Harrison Ford, est aussi très instructif. Le président est pris en otage par d'odieux terroristes russes ; l'un d'eux lui prétend même qu'il est pire de tuer par la guerre-vidéo que par le couteau. L'argument utilisé par un criminel est ainsi diabolisé. C'était pourtant l'argument de Bernanos dans la France contre les robots, Bernanos, ce catholique rouge-brun, ce fanatique intégriste... Mais l'intérêt du film vient d'un discours, qui est devenu depuis celui de Clinton et de ses clones européens : la démocratie ne laissera plus rien passer, et sanctionnera immédiatement tous les contrevenants. Elle mettra le monde au pas, " sous son talon de fer " (Debord). C'est chose faite.

Il ne faut pas se lamenter ; il faut analyser. Qui peut donc écrire ces scénarios ? Des transfuges des services secrets ? Des acteurs inconscients d'eux-mêmes et de ce qu'ils font ? Mais ces films coûtent 100 millions de dollars. Air Force One en a rapporté 600. Les sommes en jeu nous éloignent des règles de l'art pour l'art. Et Blatty, le producteur de l'Exorciste, était un ancien de la CIA. Et Arnon Michan, le producteur de Couvre feu, est un ancien du Mossad. Ces informations ne sont pas confidentielles, on s'en sera douté. Les informations distillées dans le film de Tony Scott, Ennemi d'État, ne sont pas non plus gratuites. Les ordinateurs américains enregistrent et analysent 85 % des conversations téléphoniques dans le monde. Ils relèvent des mots clés (Allah, Hitler, ce qu'on voudra) et ne laissent plus échapper leurs locuteurs. L'Amérique aujourd'hui représente dix fois la puissance militaire de l'Europe (contre un dixième en 1914) ; elle contrôle l'espace et la science, l'information et le Net.

Les thuriféraires de l'Europe n'ont eu de cesse depuis qu'ils la dirigent de diminuer la puissance européenne dans tous les domaines. Ce bilan serait hilarant s'il ne prêtait pas à de fâcheuses conséquences. Les opposants à la guerre du Vietnam, pays rouge-brun s'il en fut, sont devenus les partisans de l'écrasement de Belgrade. Il est vrai que les ONG humanitaires sont passées par là et leur noyautage, décrit par l'équipe de Bourdieu. Le scandale Butler n'a en rien désarmé l'Amérique. Au contraire : la démission de Lafontaine, la liquidation de la Commission européenne ont précédé de peu, de bien peu, la mise au pas de la Yougoslavie, de l'Europe, et des ringards rouges-bruns. Les imbéciles s'imaginent que les Américains sont des enfants bourrés de Coca et de hamburgers. Mais ce sont les Européens qui sont devenus de petits enfants. Le Vieux Continent est un jardin d'enfants.

La prochaine cible

Poursuivons cette démonstration. Si les films préparent la mise au pas d'une partie du monde, la prochaine cible sera la Chine. Des films comme Kundun, Sept ans au Tibet, le bouddhisme de Beverley Hills préparent une mise au pas de la Chine récalcitrante. Les droits de l'homme s'avèrent ici encore un merveilleux outil, plus encore que le pétrole... La montée du sentiment antichinois est très nette en Amérique et en Europe. La Chine, selon la Banque mondiale, a fait baisser en 20 ans le nombre de ses pauvres de 600 à 200 millions. Et il y a trois fois moins de prisonniers en Chine qu'en Amérique, quatre fois moins peuplée. Mais ce n'est pas ce que lui demandait l'ordre de fer néolibéral. Le mariage du dollar et des drouadlom a succédé au sabre et au goupillon. Mais autant l'un fut diabolisé, autant l'autre est consacré...

Tout ce qui était vécu s'est éloigné dans une représentation. On est passé, trois siècles après la franc-maçonnerie, de l'opératif au spéculatif. Un film est venu l'illustrer : The Matrix. Ce film méprisé par la critique française a fasciné la jeunesse américaine, fascine la jeunesse française (il faut voir les gosses de dix ans en discuter à la sortie sur leur téléphone portable) et va remporter un succès mondial. Le film a été écrit et réalisé par deux jeunes frères à qui le producteur de l'Arme fatale a laissé leur chance... et 60 millions de dollars pour réaliser les effets spéciaux dont le public adolescent est devenu si friand.

Matrix illustre l'idée que le monde est faux, virtuel, qu'il est une illusion numérique créée par les machines pour mieux nous voler notre énergie dans la réalité. Les machines nous cultivent en effet comme des plantes. Et pour mieux nous cultiver, elles nous font croire que nous vivons dans ce monde-ci. Des résistants, surnommés les enfants de... Sion, résistent, bien sûr. Et ils attendent un messie, Neo, qui doit mettre fin au règne du nouveau Golem. Ce n'est plus la machine qui échappe à l'homme, mais l'homme qui doit échapper à la machine, à l'ordinateur, à l'écran, à la culture de la mort... Pendant ce temps, les Français vont voir Astérix ou le Derrière. À bon entendeur...

N. C