" Qui veut défendre tout le monde ne défend personne et qui veut être l'ami de tout le monde se retrouve sans ami. " Proverbe attribué à Frédéric II de Prusse

 

" Pour éviter une guerre majeure entre civilisations, il est nécessaire que les États phares s'abstiennent d'intervenir dans les conflits survenant dans des civilisations autres que la leur.

C'est une évidence que certains États, particulièrement les États-Unis, vont avoir, sans aucun doute, du mal à admettre. " Samuel Huntington

 

Coup de théâtre au Capitole : le 13 octobre 1999, par 51 voix contre 48, le sénat des États-Unis rejette sans ambiguïté le traité Ctbt (Comprehensive Test Ban Treaty) sur l'interdiction totale des essais nucléaires. Pour Bill Clinton, il s'agit d'un " acte insensé " qui " menace la santé économique et la sécurité des États-Unis ". À l'unisson du président américain, la presse internationale dénonce un " retour à l'isolationnisme ", du jamais vu depuis le rejet du Traité de Versailles et le refus d'adhérer à la Sdn, décisions prises par le même sénat américain au lendemain de la guerre de 14-18...

" Isolationnisme ", un mot honni aux États-Unis, encore largement ostracisé par les bonnes consciences, un peu à l'image de l'épithète " fasciste " en France ; tout comme ces individus " primaires " (dixit Libération) qui ont osé voter non à Maastricht, l'isolationniste américain serait une sorte de péquenot raciste et arriéré, n'ayant rien compris à la marche d'un monde de plus en plus ouvert. Afin de redonner à ce terme ses lettres de noblesse, et même s'il lui préfère celui d'" unilatéraliste " ou de " nationaliste éclairé ", Patrick Buchanan vient de publier un ouvrage capital, malheureusement pas encore traduit en français, qui suscite déjà d'importantes polémiques dans le monde anglo-saxon.

Il est vrai que son auteur n'est pas n'importe qui. Ancien conseiller personnel de Nixon, Ford et Reagan, chroniqueur politique de talent sur Cnn et Nbc, éditorialiste à la plume acérée, Pat Buchanan brigue pour la troisième fois consécutive la magistrature suprême. Ancien pilier du Parti républicain, il vient de le quitter pour obtenir une place de leader au sein du tiers parti américain, le Reform Party. Ce catholique pratiquant se situe clairement à droite de l'échiquier politique : défenseur de la peine de mort et du libre port d'arme, adversaire farouche de l'avortement et de la dépravation des mœurs, ses soutiens les plus actifs se trouvent non seulement dans les rangs de la puissante Christian Coalition, mais aussi parmi cette majorité silencieuse qui se retrouve dans son shérif, sa paroisse, son drapeau et ses saloons, où l'on se rassemble le soir sur fond de country music.

 

Les théoriciens du nouvel empire

Selon Buchanan, trois écoles de pensée se partagent aujourd'hui le leadership idéologique américain ; chacune exprime une vision globale du monde, déterminante pour le siècle à venir. Les premiers sont les " multilatéralistes ", qui ont pris le pouvoir avec Bill Clinton. Héritiers de Wilson, ce sont les thuriféraires de l'économie mondialisée et de la démocratie, panacées universelles. Pour parvenir à cet objectif, les nations — dont les États-Unis — doivent renoncer à leur souveraineté. Celle-ci doit être transférée à de nouvelles instances supranationales, telles que l'Onu, la Banque Mondiale, le Fmi, l'Otan, l'Omc ou le Tribunal pénal international. Buchanan voit l'origine de cette école dans le libéralisme philosophique de Hume, Kant et J.-B. Say. Le malheur veut que ce soient leurs brillants supporters qui aient fait bombarder Belgrade, pour l'exemple.

Les seconds sont les " républicains néo-conservateurs " qui se sont imposés durant la présidence de G. Bush. Comme la Rome impériale, ils veulent imposer au monde la Pax americana par la force de leurs armes surpuissantes et chirurgicales. Discours fondateur : la déclaration du président Bush du 1er octobre 1991 sur le " Nouvel Ordre mondial ". Les néo- conservateurs veulent imposer à la planète entière une " hégémonie positive " dont l'épicentre serait les États-Unis eux-mêmes. Avec le soutien d'une nouvelle fiction, la " Communauté internationale ", ils justifient le blocus alimentaire de Bagdad depuis près de dix ans.

Buchanan se réclame de la troisième école, qualifiée de " nationaliste éclairée ". Pour lui, cette tradition s'enracine dans la diplomatie des Founding Fathers, principalement Washington, mais aussi Adams et Monroe. Buchanan exprime d'ailleurs sa propre vision des chose par une métaphore, certes brutale, mais ayant le mérite de la clarté : " Nous voyons notre rôle, non comme celui d'un chevalier errant redresseur de torts dans un monde marqué par le péché, mais comme celui du serpent à sonnette qui ne menace personne jusqu'à ce qu'il soit lui-même menacé lorsque son propre domaine est enfreint ", (n'oublions pas que cet animal fétiche est au western ce que la grenouille est à nos contes de fées...).

 

La doctrine des pères fondateurs

Déplorant le nombre d'engagements et de traités qui lient l'Oncle Sam à plus du quart des pays du monde, Pat Buchanan accuse la perversion de la mission de l'Otan qui, de purement défensive et temporaire, est devenue offensive et permanente. Ce changement stratégique serait dû à Paul Wolfowitz, sous-secrétaire d'État dans l'administration Bush, qui proposait dans un rapport secret de 1992, d'annexer virtuellement une partie du monde (essentiellement l'Europe, la Russie et l'Asie du Sud-Est) en la soumettant au protectorat militaire de l'Otan, laquelle serait devenue le bras armé du " Nouvel Ordre mondial ".

Buchanan n'accepte pas que de Reykjavik à Tokyo en passant par Sarajevo, Ankara, Tel Aviv, Riyad et Islamabad, la vertueuse république des Cincinnati se soit muée en un vaste et polymorphe empire à la Caracalla, pieds et poings liés par ses multiples traités bilatéraux d'assistance ; ceux-ci risquent d'entraîner le pays dans une guerre qui ne le concerne pas. Paraphrasant Bismarck, il dit : " Pas un émir du Koweït ne vaut les os d'un seul de mes Gi's ! "

Justement réactionnaire, Buchanan puise dans la grande tradition diplomatique des États-Unis qui trouve ses sources dans deux déclarations fondamentales. Tout d'abord la fameuse Farewell Address, prononcée en 1796 par George Washington, alors qu'une importante fraction du pays souhaitait prendre parti pour la France révolutionnaire dans sa lutte contre l'Angleterre. Mettant en garde contre les " antipathies invétérées " ou les " attachements passionnés ", le premier président américain s'inscrivait déjà en faux contre tout devoir d'ingérence. Citons : " Pourquoi renoncer aux avantages d'une si particulière situation géographique ? Pourquoi quitter notre sol pour se tenir sur un sol étranger ? Pourquoi, en entremêlant notre destinée avec celle d'autres parties de l'Europe, emmêler notre paix et notre prospérité dans les rets de l'ambition, de la rivalité, de l'intérêt, de l'humeur ou des caprices de l'Europe ? Il en est de notre authentique politique de se tenir à l'écart des alliances permanentes, avec quelque part du monde extérieur. Autant que... la liberté puisse nous le permettre. " Ici prédominent deux idées force, qui seront suivies au moins durant un siècle : le refus catégorique de tout engagement bilatéral et la mise en place d'une stratégie de neutralité affichée, prévenant toute tentation impérialiste.

Le second texte fondateur est la fameuse doctrine Monroe, prononcée comme une mise en garde en 1823 par un président de l'Union qui craignait que la jeune nation ne devienne un état vassal de l'Angleterre : " Dans les guerres européennes intestines, nous n'avons jamais pris parti et il ne nous appartient pas de le faire...Mais le continent américain, à travers les conditions d'indépendance et de liberté par lesquelles il s'est maintenu, ne doit pas être considéré comme un sujet pour une future colonisation de son sol par quelque puissance européenne...Nous devons à la sincérité et à l'amitié qui nous lient à ces puissances de déclarer que nous considérerons toute tentative de leur part pour étendre leur influence à quelque portion de notre hémisphère comme dangereux pour notre paix et notre sécurité. " En quelques lignes, le principe de souveraineté absolu des États-Unis d'Amérique sur l'hémisphère nord est posé, de même que le devoir de riposte en cas d'agression.

 

1898 : les premiers dérapages impériaux

Le socle étant posé, Buchanan voit une grande continuité dans la politique américaine, tout du moins de la présidence de Washington jusqu'au turning point de 1898. Au XIXe siècle, le territoire des États-Unis quadruple et l'Amérique émerge comme une puissance mondiale, mais cette expansion géographique progressive pourrait être comparée à la constitution du " pré carré " voulue par Vauban sous Louis xiv, c'est-à-dire une expansion limitée par les contraintes des frontières naturelles : de l'Atlantique au Pacifique, des Grands Lacs au Rio Grande. De l'acquisition de la Louisiane, l'invasion de la Floride à l'annexion du Texas, il s'agit essentiellement pour la jeune nation de se construire un État fort sur des étendues généralement peu peuplées, en contrant les prétentions impériales des puissances européennes finissantes ou en s'opposant à la violence et à l'iniquité de potentats mexicains (Remember Alamo !). En somme, la consolidation d'une république arrivant à maturité, non la démesure d'un nouvel empire.

En 1869, après la sanglante et meurtrière guerre de Sécession (que certains Américains nomment à raison Guerre civile), l'Amérique devient une nation unifiée, ayant atteint les limites de son pré carré. Quatre piliers caractérisent alors sa doctrine en politique extérieure : " l'exceptionnalisme " (les États-Unis sont une nation à part entière), " l'unilatéralisme " (ils doivent rester à l'écart d'alliances permanentes et contraignantes), la doctrine Monroe (aucun pouvoir extérieur ne peut venir les contraindre sur leur propre territoire) et la " Destinée manifeste " (la conquête de l'Ouest est un dessein de la Providence). Avec la fin du siècle, arrive le turning point. Les années qui vont de l'annexion des Philippines par Mac Kinley (1898) au retour de Versailles de Wilson (1919) vont marquer un changement radical dans l'histoire des Etats-Unis ; l'Amérique tourne le dos à la prudence politique de Washington et rejoint le camp de l'hybris, dans une course folle à la prééminence...

Prenant prétexte du sabotage d'un navire américain au large de La Havane, les États-Unis ne se contentent pas de refouler les troupes espagnoles hostiles basées à Cuba : ils annexent les colonies espagnoles de Porto Rico, Guam, et les Philippines, obtenant le contrôle de terres qu'ils n'ont pas l'intention de convertir en États souverains et de peuples dont il n'est pas question de faire des citoyens américains. Dès lors, la république devient un empire. Détail piquant, le président McKinley, méthodiste-épiscopalien, invoque une intervention divine pour expliquer sa politique étrangère : Dieu lui serait apparu en rêve pour lui demander de convertir ces populations indigènes (et catholiques) à la vraie foi !

Par la suite, McKinley initie la stratégie de la " porte ouverte " (" enfoncée " serait plus adéquat) en Asie, envoyant des troupes américaines pour mater la révolte des Boxers en Chine et permettre ainsi de s'ouvrir des débouchés commerciaux. Comme le souligne Pat Buchanan, sa motivation était un " cocktail yankee, mélange d'idéalisme cérébral et d'intérêt commercial, de morale et d'argent, le moyen pour les États-Unis de rendre le monde entier mûr pour leur capitalisme. " Cependant, Buchanan remarque qu'en ce début de siècle, si les présidents américains sont devenus impérialistes, ils ne sont pas encore " globalistes " et " multilatéralistes ", leurs décisions étant prises sur la base de facteurs objectifs pouvant renforcer la puissance et la gloire de la nation américaine au niveau mondial (cf. la participation active à la Conférence de la paix qui se tient à La Haye en 1907).

 

1914-1945 : main basse sur le droit des peuples

Avec Wilson, qui fera entrer son pays dans la Première Guerre mondiale, une nouvelle étape est franchie : la politique étrangère américaine devient " internationaliste-libérale ". Dans ses fameux Quatorze Points, qui seront défendus à Versailles, Wilson développe l'essence de cette nouvelle philosophie, théoriquement fondée sur le droit des peuples à disposer d'eux même. Wilson pensait en effet qu'à travers l'expansion globale du libre échange, la démocratie et le désarmement, la voie serait ouverte pour un gouvernement mondial, garant d'une paix universelle. Trouvant ses sources dans la pensée kantienne, cette nouvelle vision " globaliste " a pour volonté de subordonner la souveraineté des nations à des instances multilatérales et a-nationales, écartant définitivement la traditionnelle politique d'équilibre des puissances, héritée de la diplomatie continentale classique, de Richelieu à Metternich.

Très critique sur l'entrée en guerre des États-Unis, puisque aucun intérêt vital de la nation n'est visé, Buchanan n'en concède pas moins de justes motivations : l'anglophilie (et l'anglophonie), l'amitié pour la France (" Lafayette, we are here ! ") et la menace des U-Boot sur la navigation commerciale dans l'Atlantique ; plus fondamentalement, la vraie cause serait l'appât du gain, pour une Amérique qui souhaite sortir de la dépression. Car durant ses années de neutralité (1914-1917), " l'Amérique passa du statut de nation débitrice à celui de plus grand créancier du monde ". Prosaïquement, cela signifie qu'en en cas d'échec des armées alliées, il aurait été douteux que les États-Unis fussent remboursés ; la communauté financière avait donc un intérêt immédiat à la victoire de ses obligés. Saisissant le péril d'un conflit sous-marin provoqué par le Kaiser, l'Amérique se lance donc dans la guerre, légitimant son action par le souci de contribuer à la paix universelle, paix qui sera durement gagnée quelques mois plus tard.

Considérant le traité de Versailles comme particulièrement inique, Buchanan adopte une position très " bainvilienne " ; il estime qu'en démembrant les deux empires centraux et en faisant supporter à l'Allemagne de terribles réparations (y compris morales en la désignant " coupable de guerre "), tout ceci ne pouvait mener qu'à un désir de revanche et à une nouvelle guerre. Il se félicite donc de la décision du sénat américain qui, en 1919, décide de ne pas ratifier le traité de Versailles et, par la même occasion, de ne pas adhérer à la Société des Nations, ruinant d'un coup les chimères universalistes de Wilson et de son entourage.

La période qui suit cet épisode, marquée par trois présidents républicains très conservateurs, est souvent décrite comme le triomphe de l'Amérique isolationniste. Buchanan s'inscrit en partie en faux contre cette opinion ; ainsi, c'est durant cette période que les États-Unis tentent d'apaiser les tensions bellicistes des uns et des autres (pacte Briand-Kellog de 1928), et de relever une Allemagne exsangue menacée par l'anarchie (plans Dawes et Young). En revanche, nous entrons dans une période de grande turbulence avec l'accession à la présidence de Roosevelt, l'homme du New Deal, qui conservera son poste durant plus de dix ans malgré son retournement stratégique à la fin de sa seconde présidence. En 1933, fraîchement élu, Roosevelt se pose pourtant comme le champion de l'isolationnisme. En 1936, année de la guerre d'Espagne et de la remilitarisation de la Rhénanie, il déclare même : " Nous éviterons tout engagement qui peut nous entraîner dans une future guerre, et nous éviterons toute connivence avec les agissements de la SDN. [...] Je hais la guerre ". Au même moment, 70 % des américains estiment que l'implication des États-Unis dans le premier conflit mondial était une erreur...

 

Mémoires courtes

Patrick Buchanan a été particulièrement attaqué sur ses prises de position concernant l'entrée en guerre de son pays en 1942. Prônant une attitude ouvertement neutraliste, il tenta de réhabiliter le mouvement America first, dont le but était de faire pression sur l'opinion et les politiques pour que l'Amérique restât en dehors du conflit, et dont l'un des hérauts (héros ?), était Charles Lindbergh, le vainqueur de la traversée de l'Atlantique en avion. Rétrospectivement, ses propos peuvent sembler excessifs, quand on imagine le prix à payer d'une victoire mondiale de l'Axe ; néanmoins, il a le mérite de rappeler quelques vérités oubliées. Le premier point, c'est qu'au moins jusqu'à la fin des années trente, le grand péril, pour les dirigeants occidentaux, c'est Staline et non Hitler. Pour la grande bourgeoisie britannique, française ou américaine, qui tremble pour le rendement de ses usines ou la valeur de ses titres en Bourse, le Führer serait plutôt un bon manager, ayant réussi à remettre son peuple au travail (Henri Ford l'encense dans ses publications !). Dans les Grands Contemporains, paru en 1935, Churchill lui-même exprime son " admiration pour le courage, la persévérance et la force d'Hitler [qui] a démontré une ardeur patriotique et l'amour de son pays " (sic). Le deuxième point, c'est qu'en lançant ses panzers sur Paris et ses stukas sur Londres, Hitler ne menace directement aucun intérêt américain, et encore moins son territoire ; d'ailleurs, en juin 1940, 86 % de la population américaine est hostile à une intervention militaire. Le troisième point, peut être le plus cynique, c'est qu'il valait mieux laisser s'entre-déchirer les deux grands fauves totalitaires, l'Amérique ne pouvant que tirer les marrons du feu ; quant à la riposte contre le Japon, après l'attaque de Pearl Harbour, Buchanan estime qu'elle aurait pu être évitée, les " faucons " de l'entourage de Roosevelt ayant tout fait pour pousser l'armée du Mikado à la provocation (ce qui est aujourd'hui historiquement prouvé).

Cette approche, relevant plus de la Realpolitik que du très à la mode devoir d'ingérence, a suscité une levée de boucliers dans le monde médiatico-intellectuel américain. Exemple récent : la tribune de Norman Podhoretz, publiée dans le Wall Street Journal du 26 octobre 1999 ; ce dernier, pourtant peu suspect de conformisme gauchisant (anticommuniste de la première heure, on pourrait comparer son autorité à celle de Raymond Aron), y insulte l'ancien conseiller de la Maison blanche, le traitant d'antisémite et l'accusant d'indulgence envers le nazisme. Il lui prête même un fameux discours prononcé par Ronald Reagan en 1985 dans le cimetière militaire allemand de Bitburg, qui affirmait que les combattants enterrés là (dont d'anciens SS), avaient été " autant les victimes du nazisme que ceux morts dans les camps de concentration ". Des deux côtés de l'Atlantique, on préfère toujours fermer des débats que des blessures.

 

1945-1989 : le crépuscule

La dernière période étudiée, qui va de 1945 à 1989, et que l'auteur nomme " la lutte du crépuscule ", est celle marquée par la Guerre froide, la détente et la chute du Mur. Dès le départ, Buchanan s'insurge contre Yalta, tout aussi criminel à ses yeux que le traité de Versailles : il y voit la cause directe des guerres de Corée et du Vietnam, où sont morts 100000 soldats américains. Néanmoins, à propos de la politique de containment mise en place par son pays durant toute la période de la guerre froide, il estime que les diverses alliances qui ont été conclues (Otan, Otase, Anzus...) n'étaient pas en contradiction avec les grands principes des origines : " Quand elles furent créées, il ne s'agissait que d'alliances temporaires, destinées à durer tant que la crise durerait, [...] une lecture attentive de la doctrine Monroe justifie même l'Otan, comme une alliance ponctuelle visant à empêcher l'Armée rouge d'envahir la France et l'Allemagne, [...] le communisme ayant été déclaré comme ennemi ultime des Usa ". Dans cette grande guerre idéologique menée au niveau mondial, défendre ses alliés, c'était donc se défendre soi-même.

Cette époque s'achève avec la longue présidence Reagan, marquée non seulement par le containment (contenir l'ennemi) mais aussi par le roll back (le faire-reculer) ; outre la " guerre des étoiles " destinée à faire plier l'Urss sur le plan technologique, Reagan favorisa des " engagements constructifs " avec toutes les forces et maquis anti-communistes du monde, pour prendre à revers la stratégie impérialiste de la Russie soviétique et de ses satellites. À circonstances exceptionnelles devaient donc répondre des solutions exceptionnelles.

Aujourd'hui les temps ont changé, avec l'écroulement du bloc de l'Est, la multipolarisation du monde et l'émergence de nouvelles puissances (Chine, Inde, Amérique latine, Islam...), l'heure est venue d'en finir avec les anciens engagements issus de la Guerre froide, lesquels étaient motivés par une légitime défense contre un ennemi clairement identifié et à la capacité de nuisance illimitée. Comme le souligne non sans ironie Buchanan, les Américains contemporains " ne sont pas les Romains, et nous n'allons pas rester en Allemagne 400 ans ! Après tout, pourquoi 260 millions d'Américains défendraient-ils 360 millions de riches Européens contre 160 millions de Russes affaiblis et appauvris ? "

 

Le parti de la liberté

Afin d'entrer pacifiquement dans le troisième millénaire, l'ancien conseiller de Reagan propose quelques principes et directions en matière politique et diplomatique, que l'on peut résumer en quatre points : 1/ Demeurer une nation et un peuple : déplorant la place trop grande occupée par de multiples lobbies ethniques, religieux ou nationaux auprès du Congrès, ainsi que le poids de sociétés transnationales n'ayant plus aucune attache avec leur mère patrie (Boeing ou Microsoft sont-ils encore américains ?), Buchanan plaide pour un retour au " nationalisme éclairé ", impliquant un certain protectionnisme économique, une réduction drastique des flux migratoires et un nouvel élan de civisme. 2/ Réaffirmer et affiner la doctrine Monroe : poser comme principe que les États-Unis ne pourront tolérer aucun régime hostile sur une zone comprenant les Caraïbes (dont Cuba), l'Amérique centrale et le Mexique. En revanche, aucune prétention ni protectorat particulier sur l'Amérique latine ou le Canada. 3/ Redéfinir les rapports avec le reste du monde : suppression des traités d'alliance militaire avec les pays d'Asie du Sud-Est, fin de la sphère d'influence dans le Golfe et reprise du dialogue avec l'Iran, fin des aides financières à l'Égypte et à Israël (avec création d'une enclave internationale à Jérusalem-Est, sous juridiction du Vatican), politique de normalisation et de coopération avec la Russie, et enfin, last but not least, retrait de toutes les troupes US du sol de l'Europe et révision totale du traité de l'Otan.

Plus partisan d'un retour aux sources de la tradition américaine qu'à une simple rupture avec le passé proche, Pat Buchanan ne réclame en fait qu'une chose : la restauration de la république, ce bien commun hérité des Founding Fathers, lesquels se référaient plus volontiers à Cicéron qu'à Kant. On pourra critiquer ce point de vue, le trouvant cynique, égoïste et aveugle aux malheurs de l'humanité. La vocation des États-Unis n'est-elle pas, comme le suggère la statue de Bartholdi qui domine le port de New York, d'éclairer le monde ? " L'appel des trompettes de l'Empire tombe généralement dans des oreilles peu réceptives lorsqu'il atteint nos rivages, répond Buchanan. De par notre nature et notre histoire, nous, Américains, manquons de la patience et de la persévérance des peuples impériaux. Nous ne sommes pas le parti de l'Empire, nous sommes le parti de la Liberté. " C'est paradoxalement en défendant sa propre souveraineté, en se dégageant des liens imposés par les organisme multinationaux — qui n'ont d'américains que leurs initiales — que les États-Unis pourront garantir leur propre souveraineté, et donc leur liberté, aux autres États du monde. Dans le cas contraire, se seront toujours plus de guerres, et toujours plus de boys du Kentucky ou de l'Ohio désignés comme victimes expiatoires destinées à d'anonymes cimetières militaires des quatre coins de la planète. Pour la plus grande gloire du plus anonyme des empires que l'histoire a connus.

 

j.-d. m.