L'abjection est une donnée difficile à saisir : pourquoi l'homme voit le pire, pourquoi il s'y consacre, pourquoi il s'en satisfait comme un ivrogne de sa cuite, un exhibitionniste de sa nudité : comme s'il avait enfin pu tirer parti de son péché originel pour le retourner contre Dieu lui-même, c'est-à-dire en fait contre lui-même.

Le récent film de Claire Denis consacré par la critique cannoise et autre, aura confirmé ce trait : il faut se féliciter du déferlement de la pornographie et du nouvel ordre cannibale. Dévorer son concubin black sous les acclamations de la gauche-caviar devient l'ultime avatar de l'ordre culturel ambiant.

 

La révolution cannibale

Ce dernier a d'anciennes origines en France : le sans-culottisme matîné de divin marquis de Sade, de Restif de la Bretonne et de Choderlos de Laclos montre qu'il y a en tout cas une corrélation, une conjuration entre un ordre pornographique et un ordre (un désordre plutôt) politique et terroriste. L'implosion morale de la France durant la Révolution et la Terreur concerne aussi bien les mœurs que la sexualité ou le comportement politique : la même déviation s'applique en ces deux domaines. Et le cannibalisme – ainsi que les tanneries de peau humaine – se produisaient allègrement pendant la Terreur, de l'aveu même de l'écrivain révolutionnaire Chamfort, promis comme tous ses pairs à la mort violente.

Il ne faut pas s'étonner dès lors que la critique de cette société trotsko-capitaliste célèbre l'objet cinéma ordurier. Il participe d'une révolution permanente, plus ou moins visible, plus ou moins sanglante et cinglante, qui toujours poursuit le même objet : la disparition de l'homme en tant qu'objet de l'amour divin. La transformation de l'enfant en tant que pièce de rechange biologique, l'euthanasie industrielle, l'abrutissement à coups de loft stories de l'opinion publique (le Loft évoquant le harem de Montesquieu dans les Lettres persanes : un univers concentrationnaire et exclusivement voué aux choses du sexe), la mutation zoomécanique du corps – ce temple de l'âme, dit saint Paul – en machine à produire du plaisir vil et de l'effort athlétique, tout ce contexte amplifie et justifie la précipitation du désordre nouveau en perpétuelle pseudo-innovation. Que le terrorisme médiatique, la mise à l'encan des uns, la diabolisation des autres, se manifeste en de tels temps d'obscurité ne devra surprendre personne. Nous sommes revenus aux temps des Lumières hallucinées qui terrorisaient le grand Cazotte. Car ces Lumières sont bien noires.

 

Un film anti-Terreur

Un film vient à point nommé pour contester la barbarie à visage mobile (puisqu'il faut être mobile et festif, branché et nomade) : l'Anglaise et le Duc, d'Éric Rohmer. Ce cinéaste institutionnel, baron du cinéma d'auteur et de l'exception culturelle à la française, a jeté un fantastique pavé dans la mare en s'en prenant pour la première fois dans notre peu glorieuse histoire cinématographique aux sources de notre modernité hérétique : la Terreur révolutionnaire, régulièrement reconduite en France, et qui nous interdit depuis deux cents ans toute réflexion conservatrice, chrétienne ou même scientifique, à l'exception des courageux essais de François Furet. Mais les réflexions de cet homme de gauche n'ont pas eu l'effet escompté : nous sommes repartis pour un tour déluré célébrant l'esprit citoyen, celui qui brûle les banlieues, attaque les personnes, met Gênes à sac et consacre la pornographie cannibale. Esprit citoyen, esprit voyou qui délivre chacun de l'exigence civique de la cité céleste ou même terrestre.

C'est là que le film de Rohmer prend tout son prix. Il a été interdit de sélection cannoise, puisque dixit Libération, aucun film de " droite " ne peut être sélectionné lors de ce festival de shampooineuses roses, il a été attaqué violemment par les Cahiers du Cinéma dont Rohmer fut l'un des plus prestigieux rédacteurs en chef — Rohmer se faisant traiter par l'actuel directeur de la rédaction de grand paranoïaque. Puisqu'un régime qui voit des nazis à chaque coin de rue, traite Bush de boucher (le pape a enfin été dépassé dans la course à l'abomination), et impose un ordre médiatique de fer (le socialiste Olivier Duhamel traitant même la France de camp médiatique, quand un autre socialiste – à mort la droite française, décidément —, Michel Charzat, dans un rapport destiné à lui nuire personnellement, cherche à expliquer pourquoi la France comme en 89 fait détaler toutes ses élites et devient la risée du monde) n'est pas paranoïaque, cela va de soi...

 

Un ésotérique catholique

Eric Rohmer a pourtant mené depuis cinquante années un drôle de bonhomme de chemin : professeur de lettres, critique de cinéma, théoricien, universitaire, érudit (il a traduit son Perceval lui-même de l'ancien français), réalisateur de films éducatifs, Rohmer a maintenu contre vents et marées un cap personnel, talentueux, mystique, ésotérique même, au nez et à la barbe de la critique officielle qui n'y a vu que du feu ; tant elle est incapable, en digne héritière des iconoclates, de supposer qu'une image, même mobile, puisse signifier quelque chose, renvoyer à une autre notion qu'elle-même.

Rohmer, cinéaste du génie français, est d'abord le cinéaste des hauts lieux : le Clermont pascalien et mathématicien de Ma nuit chez Maud, empreint de jansénisme obscur et de quête savante ; le lac chatoyant d'Annecy qui retrouve dans le Genou de Claire la lumière romantique, les sentiments adolescents, la peur douloureuse du vieillissement (quiconque entre dans une église sait ce que signifie un genou découvert) ; la froideur métaphysique dans la Marquise d'O, film tourné en allemand, qui voyait les images splendides de Nestor Almendros rivaliser de beauté avec l'œuvre picturale de Fussli. On pourrait aussi citer Biarritz et sa Chambre d'amour dans le Rayon vert, objet de cinéma initiatique inspiré de Jules Verne (le rayon vert est celui du coup de foudre) ou les Buttes-Chaumont dans la Femme de l'aviateur ; et la chère Bretagne de Pauline à la plage ou du Conte d'été. Bref, Rohmer célèbre tout l'espace français dans sa dimension spirituelle. Il considère d'ailleurs que la France n'a pas été souillée par les Trente Glorieuses ; en marge des territoires protocolaires (autoroutes et grandes surfaces), il veille en esprit familier des collines inspirées, et il continue de filmer éternellement ses Demoiselles aux petites manches, comme dit Chrétien de Troyes, en quête d'un chevalier digne d'amour.

Il faut être obtus comme la critique trotsko-capitaliste (le trotskysme comme maladie infantile du néo-libéralisme ?) pour ne pas avoir flairé le danger rohmérien dès le Signe du scorpion, qui narre la dérive hauturière d'un artiste américain clochardesque dans le Paris d'avant-Pompidou ou dans la Collectionneuse qui consacre un style de vie aristocratique et oisif dans le Saint Trop' d'avant la société du spectacle. Mais c'est dans Perceval le Gallois que Rohmer est allé le plus loin, filmant l'apparition du Graal, l'errance chrétienne de celui " qui de la chevalerie aura toute la seigneurie ". Film admirable, film fou, moins écrit que rêvé, où chaque personne prononce son texte, celui du Conte du Graal, à la barbe de toute narration visuelle passive. Film inspiré des jongleurs médiévaux décrits par Edmond Faral, lesquels vivaient et produisaient le texte devant leur public, avec gestes et mimes à l'appui. Le film est moins aporétique que le texte inachevé de Chrétien, et sa fin étrange est proprement sublime.

 

La liquidation glacée du pan maudit de l'histoire de France

En marge de cet ésotérisme chrétien ou tellurique, Rohmer a fait sa renommée sur l'excellence de ses dialogues, en digne héritier de La Fontaine, Musset ou Marivaux : et de multiplier les comédies et proverbes qui ont fait sa célébrité aux quatre coins du monde ; il est certainement le cinéaste français le plus prestigieux dans le monde (avec un autre catholique dont j'ai déjà parlé, Robert Bresson), le roi des cinémathèques malgaches ou guatémaltèques, le prince de l'esprit français et d'un art de vivre qui survit çà et là dans les venelles de la ville du Mans ou dans le port plaisancier d'Annecy. Ou même dans la ville nouvelle de Cergy, territoire protocolaire s'il en fut, filmée dans l'Amie de mon Amie avec une grande grâce. Rohmer arrive encore à imaginer à quoi rêvent des jeunes filles instruites, modernes et traditionnelles.

Son cinéma est d'essence rétrofuturiste, à la fois à la pointe de la modernité cinématographique issue de la Nouvelle Vague (infiniment plus à droite qu'on ne l'a dit) et héritier d'une civilisation millénaire. La splendeur numérique de l'Anglaise et le Duc, Rohmer y rompant avec l'analogique pour célébrer l'avènement rétrofuturiste de l'image numérique qui permet au cinéma de devenir enfin le tableau qu'il rêve toujours d'être, rime avec la beauté du propos : la liquidation glacée du pan maudit de l'histoire de France. Parce que ces heures sombres, nous n'avons pas eu besoin des autres pour nous les imposer : c'est notre propre folie verbale (les Français sont conifiés par les mots, disait Céline), notre propre orgueil, notre propre cannibalisme qui nous ont inspiré le comportement le plus aberrant de l'histoire de l'Europe. Comportement qui se poursuit de toutes les manières, au travers notamment du culte de la culture : dans l'Arbre, le Maire et la Médiathèque, Rohmer pourfend adroitement un démagogue local désireux de bâtir une horrible grange culturelle, une médiathèque : et l'instituteur joué par Lucchini, cet autre grand courageux et talentueux, de s'y opposer. Dans le même film, tourné en 1993 et diffusé seulement dans deux salles sur Paris, on apprend que Mitterrand est à la droite de l'extrême droite... propos tenus par un ésotériste catholique, proche jadis aussi de Godard, Jean Parvulesco...

Il fallait donc être aveugle pour ne pas voir. Et comme Melville interrogeant Hawthorne, nous pourrions dire : d'où viens-tu, Rohmer ? Et nous pouvons nous rassurer. L'ennemi a beau être odieux, il reste un imbécile. Surtout en France, puisque c'est la Mostra de Venise qui a décidé de consacrer l'œuvre de notre grand homme. Nul n'est cinéaste en son pays...

 

n. b.