En hommage à la mémoire de notre bien-aimé pape Jean-Paul II, dont nous fêtons le premier anniversaire du retour à Dieu, Liberté politique est heureuse d'offrir à ses lecteurs la traduction inédite en français d'un poème de Karol Wojtyla, écrit lorsque celui-ci avait dix-neuf ans.

La puissance intellectuelle et mystique du futur pape, mais aussi son génie artistique — et sa vocation singulière —, sont tout entiers dans ses quelques lignes. Nous remercions ses traducteurs de nous offrir ce chef d'œuvre, dont on comprendra sans peine la prouesse, à la lecture de ses lignes, si denses : Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski.

 

 

 

 

 

 

 

Symphonies — intégrations

 

LA POÉSIE (BANQUET DE CZARNOLAS )

 

 

 

CONÇUE des langueurs de la terre, ô source résineuse,

il n'est pour toi ni rocs ni invincibles arêtes.

Ô urne d'argent de purs désirs, tout sapineux

de torrents irradiants, de versants venteux —

 

En toi se reflète l'aube, le Christ incandescent

qui dans ton ostensoir se lève en rayonnante Hostie.

Conçue parmi les cimes élancées, tu es

chaîne de regards fixes dont l'or touche le ciel.

 

Je te prie aujourd'hui ô Dieu Solaire !

— Sur mes chaumes brûle somptueux l'or massif —

Je suis laboureur, un Piast cordial,

charitable chevalier d'une terre de miel et de froment.

 

Ô ma terre bien-aimée ! — te labourer, te greffer — :

Pousse-nourricière — souche de seigle, cep de vigne —

Je suis le sillon — chantent les manches de ma charrue.

Les sonnets volent vers les bosquets, vers le lointain hameau.

 

Je suis à vous, oui, bien à vous et de tout cœur —

Écoutez donc mes chants, écoutez ma parole !

Je m'épanche sur vous, moi homme fiable,

mon cœur est franc — seigneur de vieille souche.

 

Aujourd'hui ils seront vos chants, ils seront les miens.

Je vous donnerai ma musique lors d'un souper de miel —

Je vous convie dans mes salles ponceau dressées de chêne,

Puissent mes chambres d'hôtes s'agrandir !

 

Que coule le miel ! mon cœur est ouvert comme une cuve —

Puissé-je vous parler de lui très simplement, matinalement —

Sachez-le, il palpite sans cesse d'un rythme continu

Comme un huis de sapin ouvert à deux battants,

 

comme une source. Il bat. Amour, Liberté, Beauté —

Mes Frères, mes nobles Semblables ! Tantôt il vous offre un sonnet,

tantôt un épisode lyrique né d'une main

d'artiste. Avec hospitalité. Prenez vos cratères en main !

 

Je vous accueille gracieusement dans ma demeure de chêne,

Je vous accueille gracieusement, très simplement, et sans rancune —

Je suis ainsi, seigneur des chants — partout

et toujours le même, gentilhomme de la maison du roi.

 

Je suis ainsi. Un Piast de lin, sorti devant ma chaumière,

devant l'huis de chêne que le soleil tailla —

cela évoque la ferme — le bonheur — l'écho,

puis cela s'apaise — par le cœur — et la tristesse —

 

Et j'aperçus ma maison. Ma maison bien-aimée !

En toi, je brûlerai l'encens, toi mon premier intendant —

Toujours tu fus honorée chez les Slaves,

tu es poésie, crépuscule des grillons musiciens.

 

Croyez-moi, mes frères, je suis de ces intendants

qui s'habillaient avec éclat, en kontousch , en zoupane ,

et dans ma maison une flamme dans la chambre d'hôte s'embrase

comme mon âme y brûlait, noble et de vieille souche —

 

Je suis ainsi dans la danse. Non que je fus seigneur

ou que je me targue du sceau des mes aïeux —

mais j'admire leur allure dans la polonaise !

leur geste, leur démarche — leur révérence au monde —

 

soyez donc libres comme l'est le vent de Mazovie !

Liberté ! Tu es dans l'âme telle une charpente première,

tu files dans la pinède, tu t'embrases à la Saint Jean —

toi, mythe slave, noble et de toute beauté —

 

Liberté ! Tu es un lien sacré

avec la poésie que le cœur crée pour atteindre le ciel —

tu es comme une bourrasque d'argent, tourbillon,

plénitude, assouvissement — toujours plus vaste, plus vaste !

 

Tu es un chêne éployé, hospitalier

où j'accueille dignement mes frères, sans aucune rancune.

Je suis ainsi — seigneur des chants — toujours

et partout le même gentilhomme slave.

 

Je remplis ce calice souverain de sève d'abeilles —

J'en éclabousse mon zoupane — moi, idole des langueurs champêtres.

Il est assez de miel dans mon cœur et à satiété, assez d'ardeur !

Versez-le dans vos coupes ! et la Beauté ! — la Beauté !

 

Il fond dans ma bouche, avec des mots s'élève —

resserrons nos bras, frères du même désir !

comme se referme la travée de chêne de ma porte.

Ô pages, allumez dorures et flambeaux !

 

Aimons-nous ! Je vous sais flambeaux

enivrés de ce miel qui fond dans ma bouche,

je sais que vous languissez dans l'aire des genévriers

opulents au cœur des forêts à l'ombre des aiguilles —

 

Avec des mots, il s'élève ; je connais l'essence du calice :

les mots qui font la bâtisse ainsi que le sonnet —

et vos langueurs à vous, semence slave,

je les ai enfermées en un château derrière une herse —

 

Aimons-nous mes frères ! Chacun de vous et moi-même,

Sommes-nous seigneurs ou zoupanes de moines ? —

ha ! un de ceux-là aimait les oiselets gazouilleurs,

les rossignols — François — seigneur en bure.

 

Alors, ô Dionysos — donne-nous du miel, du cœur, de l'aisance !

Croyez-vous qu'il ne soit qu'une idole débauchée ! —

Hé ! Qui a entrouvert pour nous la porte des mystères

où est le peuple des émotions éternelles et des messes tragiques ?

 

Il est donné aux poètes de deviner les cœurs humains,

de lier les paroles en une chaîne divine — celle du Christ —

Ô très Saint ! Refonds en poésie ta douleur et celle d'autrui,

laisse tes frères prier sur le rosaire des merveilles.

 

Vous voici cœurs moulés en brique de beauté.

Ce chant vous embrase, vous coule en son brasier.

Que ploient les tables sous le chant, sous la mélodie !

Cette source jaillira des cœurs, des mots, des brisures de la musique.

 

Je suis ainsi. Mon cœur se révolte

contre un chant enchaîné et les temps de destruction.

Pétris-moi, ô très Saint, fais de moi un vase inspiré !

Que je puisse rassembler en un torrent tout ce que la créature espère.

 

Je sais, ce siècle a besoin d'objection et de volonté

pour qu'il puisse s'épanouir, chêne d'Amour et de Liberté,

je sais qu'il a besoin de ces chants pour que s'apaise sa douleur

que je puisse tresser une couronne de bleuets — une mélodie sereine —

 

Je suis fait de vous — moi, à la fois Grec et Slave.

Non ! Mon chant ne trahit pas les désirs, les aspirations.

Mais je t'ai remplie d'idées, allumée de visions

toi — urne sourcière — abîme rayonnant.

 

Le Christ. Les temps dressent leurs mains tendues vers Lui. —

Je contemple les temps. Je Le vois symbole

et Vérité Vraie ; c'est pour Lui que je tresse

des couronnes avec mes pensées, mes sonnets, mes nimbes.

 

Avec Lui, je reste probe et Piast et noble —

Tu t'éteins, Dionysos, tu t'éteins, heure

de carnaval — du vase plein, en un miel massif,

coule le vin, au rythme de la polonaise — le vin — le vin...

 

Je vais ôter ma delia

ornée, à manches à taillades —

couvrir mon dos d'une souquenille et d'un cilice de Carême —

Il me faut faire pénitence avec Toi, Christ en croix,

Ô Toi, accomplissement de tous les désirs — Liberté — Amour !

 

Ô Toi, Dieu Renaissance, Dieu gothique !

Sauveur sur nos autels — dans le baroque et le silence !

sur nos zoupanes, un dessin qui nous sauve,

dans nos sonnets, saint François prie. —

 

Je me coucherai en ces nuits, en ces lueurs d'avant l'aube,

je coucherai en croix sur un chevet de cendre —

car je suis de ceux qui fêtent avec éclat le temps de la joie,

mais le temps du jeûne est en croix, en paroles de pénitence.

 

Je crois en la Liberté, en l'Amour. Sur eux se fondent

l'élan des temps, l'œuvre, le Salut, le Christ —

conçus en eux, ils ne trouvent des limites humaines

mais se changent en arc-en-ciel, en rayonnante éternité.

 

Ainsi — puisque tu es Liberté, puisque tu es Amour,

je t'ai jugée première en ces temps consacrés au Christ,

quand on viendra tout disperser par l'auréole de l'arc-en-ciel

pour élever sur un roc la nouvelle Assise. —

 

Ô toi ma Renaissance ! Ange féminin

aperçu dans le cercle cordial de mes frères,

à la Saint Jean, dans la beauté, dans la fraîcheur des joues,

dans les delia, le cercle des jeunes filles en habit de fête —

 

Ô toi ma maîtresse ! Et de la même façon

j'ai rendu mon cœur amoureux de cette âme slave,

comme si un dieu tirant des flèches — Amour —

fendait les remparts de mon cœur avec une bien-aimée de toute beauté.

 

De même qu'autrefois j'ai aimé

une jeune fille blonde — une Slave —

de même, j'entre dans les lueurs de la poésie — et la couronne de tresses

ourlées : telles des vierges saintes parées de chapelets parfumés.

De même, ô toi ! Ô ma merveille !

Peut-être est-ce grandement pécher que d'aimer à ce point ? —

lorsque devant la porte, devant ton apparition, je suis tombé, extatique,

à genoux — tu étais fille, peut-être, et non pas ange de lumière. —

 

Tu t'es dressée devant moi, ondine, déesse fantastique —

Ô Jeunesse ! Tu es semblable à juin qui dans les champs déferle

au point de voir dans les feux de la Saint Jean une grande lumière

ou alors tu appuies la tête sur la faucille de la lune !

 

Pardonnez ce péché, car ma jeunesse fut fascinée

par un spectre slave et je n'ai point confessé mon âme,

pardonnez-moi de n'être pas furtivement entré dans les grottes obscures

mais j'ai senti l'immensité des Tatras dans mes yeux —

 

ô vous toujours si prudents, toujours si sérieux,

j'ai cru et par ma foi, j'ai aimé ma jeunesse —

Elle, ma blanche maîtresse, elle était tellement simple,

Elle a guidé mes pas grâce à ses lueurs, vers les ravins de la poésie.

 

Un soir de Carême, la lune derrière la vitre,

et Lui sur la Croix, je suis dans mon ermitage ombreux.

Ma poitrine est sanglot, elle frémit de chagrin,

Jusqu'à s'ennoblir, jusqu'à centupler.

 

Que du sol jaillisse la source ! torrent révélé

au sein de ce précieux parquet tissé d'albâtre ;

que sur Tes pieds sanglants un or fluide

se change en perles de mélodie, en légions de prières

 

comme des larmes, en des roses livides. Alors, j'aimerais

que ma chambre s'agrandît, et mes bardeaux, mes murs —

je voudrais à travers les friches porter ma Patrie

pour que soit partout entendu par le peuple cette voix !

 

Aimons-nous ! — et l'Amour fraternel s'accroîtra

Comme une fleur au soleil et, semblable à cette source,

Il proclame son message, irradie sa force,

rayonne par les friches, par sa merveilleuse puissance :

 

Slave. Et hospitalière. Et Piast et mienne.

Comme ce buisson de fontaine sourcière,

cette source excessive, ce sapin jaillissant

du chant de tous les Christ — Poésie de l'Aube.

 

Je suis ainsi. Hier, je plongeais dans un banquet,

aujourd'hui, je médite devant Toi, le " Aimons-nous " sacré —

et je veux tisser ma jeunesse en un choral de noblesse,

en sonnets slaves, en psaumes slaves.

 

Ombre agenouillée, je me levai dans la mosaïque de l'aube

pour cueillir dans les mains les jaillissements de la source,

les tailler en cordes, et — ciseleur inspiré —

les dévider sur mon instrument, en un long filé,

 

sur le téorbe de mes langueurs et des vôtres.

Pages, emmenez-moi, ouvrez les portes !

Que résonne dans les chœurs l'orgue tout puissant,

qu'il bénisse mon chant porté vers le banquet !

 

Aimons-nous mes frères ! Et par cette parole,

je vous saluerai : parole sourcière, parfumée, mienne —

j'envelopperai mon chant avec les manches des grands seigneurs,

pour qu'il vous abreuve d'un miel mélodieux en plein banquet —

 

car je jetterai des mots écumants sur le téorbe,

ceux que porte la bourrasque des visions de jeunesse —

je vous hébergerai, gentilhomme slave

qui a cru en l'Amour, en la Liberté, au Beau.

 

Et puis, tout apaisé, j'irai à nouveau puiser en toi,

eau résineuse conçue des langueurs de la terre !

Toi qui trahis les coupes et la faucille de la lune,

toi qui enveloppes ma jeunesse d'un soir sapineux.

 

— — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — —

 

Autant de paroles sur moi — autant de péchés

dans l'extase et le chant que dans l'âme slave —

lorsque dans cette source se reflète son écho

à sa surface d'argent, une renoncule en pleine nuit éclôt.

 

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ASSUMONS TOUT ! Sortons de nous la complétude ! — cette complétude de l'âme nationale, sa plénitude qui se composera aussi bien de Samuel Zborowski que de l'hetman Zolkiewski , de Boleslas le Hardi et le Généreux que de Mieszko , d'Adam , de Juliusz, de saint Stanislas et de André le Martyr . Contemplons la richesse de cette âme sans lui imposer quoi que ce soit, aucune contrainte. Sachons seulement regarder.

 

Le gothique et la Renaissance sont chacun une exclusivité à part. Mais, ensemble, ils créent l'harmonie. Le gothique emprunte un chemin élancé mais étroit. Plaçons un symbole au milieu, une cathédrale gothique par exemple. Nous pouvons, en suivant cette montée, arriver jusqu'à saint François qui est, lui, tellement élancé qu'il embrasse le Sauveur. Nous pouvons en descendant cette voie, tomber en esclavage, dans un asservissement de l'âme. Là, la révolte me soulève. —

 

À présent, contemplons la Renaissance. Son chemin est plutôt horizontal, déployé (alors que le gothique évoque la sveltesse des pins, la Renaissance évoque les chênes et les tilleuls). Mettons un autre symbole au milieu : ne fût-ce que le " Aimons-nous " sarmate . En le suivant vers le haut, nous arriverons à ce grand Amour qui n'est pas moindre que celui de François. En suivant le chemin vers le bas, nous arriverons au relâchement et à la négation de l'Harmonie. Considérons encore une fois : ce François embrassant le Christ, est-il encore gothique ? Ou appartient-il déjà à la Renaissance ? — Là, nous avons saisi le milieu. C'est une grande richesse. Vraiment, une grande richesse nous attend en cette union.

 

Je parle aux hommes en qui je pressens une telle richesse.

 

Le chemin gothique mène vers les hauteurs, le chemin Renaissance conduit vers les largeurs. Ces chemins se croisent. Une forme naît à leur point d'intersection, le Salut, la Croix.

 

Je le dis en tant que chrétien — en tant que Polonais.

 

K. W.

 

 

 

 

 

© Traduit par Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski pour Liberté politique.