En 1995, Jacques Chirac est élu président de la République. La droite est victorieuse. Mais si les reports s'étaient effectués selon le clivage droite-gauche, le résultat des élections eut été le suivant : Lionel Jospin, 12.

356.479 voix ; Jacques Chirac, 18.021.195 voix. Les 500.000 abstentions supplémentaires du second tour, et le report de droite à gauche de quelques deux millions de voix — dont tout laisse supposer qu'elles furent celles d'électeurs lepénistes, villiéristes ou balladuriens — ont donné un résultat quelque peu diffèrent : L. Jospin, 14.180.644 suffrages ; J. Chirac, 15.763.027.

Le pire était pourtant à venir. La gauche, minoritaire dans le pays, allait deux ans plus tard après une malencontreuse dissolution consécutive à deux ans de gouvernement du très impopulaire Alain Juppé, retrouver une majorité de sièges au parlement. En effet, face à une très habile stratégie d'alliance PS-PC-Verts-PRS-MDC mise en place par un Lionel Jospin resté maître de ses inimitiés personnelles et sachant les sacrifier à la victoire de son camp, la droite ne put opposer que la constance de ses consternantes divisions. Obsédés par leurs querelles et le maintien à tout prix de leur image dans une sphère de moralité d'où les " affaires " montrent pourtant qu'ils savent s'abstraire si besoin est, les dirigeants des grands partis de droite s'enferrèrent dans une stratégie suicidaire de mépris des désirs profonds de leur électorat qui, du coup, offrit aux législatives de 1997 15,09 % de ses voix au FN, soit à peine moins qu'au RPR (15,70 %)... et plus qu'à l'UDF (14,5 %) !

Comment en est-on arrivés là ?

 

Le piège de 85

La proportionnelle, correctement utilisée " permet — comme le soulignait le programme socialiste de 1972 Changer la vie — à l'inverse du système majoritaire qui entraîne des inégalités de représentation particulièrement iniques, d'assurer l'égalité des suffrages, la confrontation loyale des programmes politiques et la représentation équitable des élus ". C'est officiellement pour cette raison que François Mitterrand déclara sur Antenne 2 le 16 Janvier 1985 qu'il allait " instiller de la proportionnelle dans la plupart de nos élections ". Notant qu'elle existait déjà pour les députés européens et, au plan interne, pour les sénatoriales dans les départements les plus peuplés, il désirait vouloir l'étendre à l'Assemblée nationale et aux régions, les départements et les conseils municipaux restant seuls régis par le scrutin majoritaire pour la désignation des membres de leurs assemblées. Il justifiait son choix par la fidélité à son programme de 1981 qui reprenait le principe posé en 1972 : " L'exigence du système électoral assurant la représentation proportionnelle à toutes les élections, législatives, municipales, cantonales, régionales, constitue une condition impérieuse du fonctionnement démocratique des assemblées. "

S'il en était ainsi, pourquoi avoir attendu le 10 juillet 1985, soit quatre ans après son accession au pouvoir, pour que soient prises les lois modifiant les articles L 123, 124, 155 et 156 du code électoral instaurant la proportionnelle pour les élections législatives de 1986 et pour les premières élections régionales qui se déroulaient la même année ? Ce choix tardif ne peut s'expliquer que par un souci stratégique : promouvoir, à la droite du RPR et de l'UDF, un parti en pleine expansion ayant peu de chances, compte tenu des démêlés passés de son leader avec le gaullisme, de pouvoir s'allier au RPR. L'idée a pu en venir à François Mitterrand au vu des résultats des premières élections européennes qui eurent lieu conformément à ses désirs à la proportionnelle en 1984. Le Front national y faisait en effet une percée spectaculaire avec 2.210.000 voix et 11 % des suffrages exprimés.

" Égalité des suffrages ? confrontation loyale des programmes politiques ? représentation équitable des élus ? " Sans doute, lorsqu'il n'y a pas d'arrière pensée. Mais le refus d'alliance ou de simples accords de désistement, a fortiori le refus d'être élu avec les voix d'un parti peut dans ce type de scrutin empêcher la formation d'une majorité — par exemple pour désigner un exécutif. De plus, il rend totalement impossible le jeu normal de la bipolarisation, il vide de son sens le clivage droite-gauche et rend toute alternance impossible.

Diviser pour régner. Tactique simple, élémentaire même, mais dont la mise en œuvre est parfois subtile. En l'occurrence, pour que le piège fonctionne, il fallait réunir trois éléments. Le premier, c'est de trouver un homme et des idées susceptibles de plaire a une proportion suffisamment forte d'électeurs. François Mitterrand, qui avait partagé un temps les idées de la droite catholique et nationaliste, savait mieux que personne qu'un courant d'opinion existe réellement dans le pays, transmis de génération en génération depuis la guerre, et ne demandant qu'a s'exprimer. Favorisant par son intervention personnelle l'invitation de Jean-Marie Le Pen par les directeurs de chaînes télévisées, il savait que le talent oratoire de ce dernier et son goût pour le combat politique feraient merveille.

Le second, c'est d'empêcher le ralliement des élus du même bord à ce rival naissant. Les mêmes qualités qui attirent les électeurs, on le sait depuis Gambetta, Clemenceau — et tant d'autres victimes de leur popularité —, répugnent aux hommes politiques. Dans le cas de Jean-Marie Le Pen, il y a, de plus, une partition en or pour jouer la sérénade médiatique. Le physique du personnage, son caractère impulsif, son goût du décorum, permettent l'identification facile a un dictateur. Hitler ou Mussolini ? Dans un cas comme dans l'autre, l'épouvantail fasciste, tant agité par les communistes pour faire oublier leurs propres trahisons, pourra ressortir tout frais et bien repassé du placard où il ne reste jamais longtemps. Le passé " Algérie française " de nombreux cadres du FN, et la participation de Jean-Marie Le Pen à la guerre d'Algérie peuvent aussi servir pour alourdir le dossier. Et puis il y a Vichy, et le problème juif. Tout en continuant à faire porter des fleurs sur la tombe du Maréchal " pour ne pas diviser les Français ", le président Mitterrand, adepte du double jeu, pouvait ne pas rechigner à réveiller les vieux démons. Dès Février 1985, une campagne est lancée par le Canard enchaîné, reprise par Libération le 12 février, sur " les Arabes torturés par le Pen ", tandis que le Matin s'interroge sur l'" héritage Lambert ", et que Jean Poperen lance un " mouvement d'envergure nationale pour lutter contre l'extrême droite et le racisme ", toutes affirmations et déclarations immédiatement relayés par l'ensemble de la presse. Le Pen intentera des procès en diffamation — qu'il gagnera, mais deux ans plus tard. Entre temps, l'effet produit est irrattrapable. Simone Veil, Bernard Pons, Jacques Toubon rejettent tout accord électoral, même de simple désistement réciproque avec le Front national. Celui-ci, pourtant, avait prôné le retrait général de ses candidats devant tout candidat RPR UDF mieux placé que lui aux cantonales de mars 85.

C'est u vu de cet état de choses, et sûr désormais que son plan est opérationnel, que François Mitterrand décide d'introduire l'indispensable troisième élément : l'" instillation de la proportionnelle ". Le Conseil des ministres du 3 avril 1985 approuve un projet de loi dans ce sens, à la fois pour les élections législatives de 1986 et pour les premières élections des conseils régionaux au suffrage universel qui auront lieu en même temps.

 

La rupture de 86

Jacques Chirac a-t-il entrevu dès ce moment la tactique de François Mitterrand ? Est ce pour cela, ou par réflexe gaulliste, qu'il dénonce le système proportionnel comme " inefficace " et " source d'instabilité " ? S'il a vu le piège, il ne s'interdit pourtant pas d'y tomber. À l'époque pourtant, les deux argumentaires, RPR-UDF et Front national ne sont pas très éloignés l'un de l'autre. Les deux programmes défendent politiquement des idées traditionnelles et tiennent économiquement une ligne libérale, ce cocktail n'étant pas sans rappeler le conservatisme Thatcherien ou le républicanisme Reaganien. Il faut dire que l'un des rédacteurs de l'argumentaire RPR-UDF est Yvan Blot, énarque, ex-directeur de cabinet de Pierre Juillet, membre du comité central du RPR , qui rejoindra le FN pour les européennes de 1989. Un rapprochement conseillé à Jacques Chirac par certains aurait donc pu se produire. Mais Chirac s'y refusera toujours.

Dès lors la rupture est consommée. Les trente-cinq députés que les 2.800.000 électeurs du FN vont envoyer siéger à l'Assemblée nationale nouvellement élue à la proportionnelle en 1986 ne voteront pas la confiance — seul un député apparenté FN, Édouard Frédéric-Dupont, doyen d'âge de l'Assemblée et ami personnel de Jacques Chirac, la votera. Quand aux propositions de loi déposées par le groupe FN, elles se heurteront à l'opposition systématique du reste de la droite.

Pourtant des personnalités importantes de la droite, tels Jean-Yves Le Gallou, énarque et membre du bureau politique du Parti républicain, ou Bruno Mégret, polytechnicien, ingénieur des Ponts, ex-membre du comité central de RPR et président des Comités d'action pour la République, ceux-là mêmes qui font aujourd'hui sécession, se rallient au FN. Enfin des personnalités du monde politique comme Philippe Malaud ou Alain Griotteray se joindront au meeting de coup d'envoi de la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen au Zénith de Paris qui réunit 10.000 personnes dès avril 1987.

 

" Il vaut mieux perdre les élections... " Les défaites de 1988 et 1993

Le piège fonctionne, mais il ne fonctionne que si l'indignation contre le FN ou contre son président peut être renouvelée. Les outrances de Jean-Marie Le Pen, sa tendance à la provocation et son mépris de l'opinion médiatique vont ouvrir une voie royale aux amateurs d'" incidents ". Ce seront les dérapages verbaux, contrôlés ou non, provoqués ou non, sur le Sida, sur les chambres à gaz, les jeux de mots comme " Durafour crématoire ", etc., qui vont à chaque fois relancer la machine médiatique.

Michel Noir, alors ministre délégué au Commerce extérieur, ayant écrit dans le Monde du 14 mai qu'" il vaut mieux perdre les élections que perdre son âme en s'alliant avec le FN ". Les proverbes tels que : " On peut manger avec le diable mais avec une longue cuiller ", et les dérivés du mot diable — diaboliser, diabolisation — vont dès cette époque se tailler une place de choix dans le discours politique qui commence à tourner autour de Jean-Marie Le Pen et de son parti. Jacques Chirac croit pouvoir dire en toute impunité qu'il est personnellement d'accord avec la déclaration de Michel Noir même s'il la trouve politiquement inopportune . Le mode de scrutin a en effet été modifié par ses soins dès les premiers mois de la première cohabitation : les prochaines législatives se joueront sur un scrutin majoritaire. Sans alliances et sans accords de désistement, le FN ne peut que se trouver à nouveau sans représentation. Et entre temps Jacques Chirac aura gagné, pense-t-il, les élections présidentielles.

Mais le scénario ne se déroule pas comme prévu. Loin d'égaler le score de Valéry Giscard d'Estaing au premier tour de la présidentielle de 1981: 8.200.000 voix — malgré les 5.200.000 voix dévolues alors à Jacques Chirac, son concurrent direct — Jacques Chirac ne totalise à la présidentielle de 1988 que 6.000.000 de suffrages, alors que son concurrent de droite " classique ", Raymond Barre, n'atteint même pas son propre score de 1981 (il récolte 5.000.000 de suffrages). Et ce alors que le corps électoral s'est " gonflé " en deux ans de 2.000.000 de voix.

Que s'est-il passé ? 4.300.000 de voix se sont portées sur Jean-Marie Le Pen qui était absent de l'élection de 1981 n'ayant pu réunir suffisamment de signatures. Les candidats les plus à droite, Michel Debré et Marie-France Garaud n'avaient alors totalisé que 800.000 voix). Le nombre de votants étant à peu près égal au premier et au second tour (30.436.744 et 30.923.249), si les reports s'étaient effectués du FN sur Jacques Chirac, celui ci aurait dû totaliser 15.487.046 voix et arriver devant François Mitterrand qui l'aurait talonné avec 14.832.824 voix, l'ensemble des voix de gauche s'étaient reportées sur lui, l'inconnue des 486.505 suffrages supplémentaires du second tour et des 116.0874 suffrages portés sur l'énigmatique candidat Boussel ne suffisant pas, même dans l'hypothèse improbable de leur entier report à gauche, à infirmer la victoire du candidat RPR.

Mais cela ne s'est pas produit. Tirant la leçon de son rejet par la classe politique en général et par la droite RPR-UDF en particulier, Jean-Marie Le Pen a laissé à ses électeurs la responsabilité de leur choix, favorisant ainsi la réélection de François Mitterrand. Le piège a parfaitement fonctionné. Dans la foulée, comme il est de règle, les législatives renforcèrent le parti de l'heureux élu à la présidence, c'est-à-dire le PS qui, favorisé par le système majoritaire de nouveau en vigueur, retrouva en 1988 un nombre de sièges éloigné de dix unités seulement de son score historique de 1981, soit 275 sièges. Comme il est de règle aussi, cinq ans après, aux législatives de 1993, le PS perdait la moitié de ses voix et, par l'effet amplificateur du scrutin majoritaire, plus de 200 sièges...

Avec la deuxième cohabitation le destin de la droite aurait pu basculer. En effet Édouard Balladur a bien compris que les électeurs sont déçus de l'abandon par les gaullistes des soucis de protection des nationaux , de répression du banditisme, etc. Mais rival de Jacques Chirac aux présidentielles de 1995, Edouard Balladur échoue contre toute les prévisions de la sondocratie.

Dès lors le piège put survivre à la mort de son auteur.

 

Négligence ou connivence ? Le psychodrame en deux actes des législatives 97 et des régionales 98.

Les chefs de parti de la droite RPR-UDF, seule représentée au parlement par la grâce de la loi de 1986 qui a enlevé au Front national lors des élections de juin 1988 les trente-trois députés correspondant à son audience réelle dans le pays — 9,9 % à l'époque — ont-ils " oublié ", débarrassés de leurs dangereux concurrents à l'Assemblée nationale de s'en prémunir dans les futurs conseils régionaux ? On aimerait le croire. Pourtant le 29 mars 1997, Libération rapporte les propos de Michel Péricard refusant catégoriquement au nom du RPR et contre l'avis de l'UDF de modifier le mode de scrutin des régionales. Le prétexte est vertueux (ne pas changer les règles un an avant une élection...) mais la droite semble en retirer une impression de malaise. Comme si, ayant dû trouver des voix à gauche pour faire voter la modification électorale concernant les législatives de 88, on avait accepté, en échange, de laisser la proportionnelle pour les régionales. La réforme consensuelle du fonctionnement des conseils régionaux votée en octobre 1997 et qui permet de pallier le manque de majorité au sein du Conseil par une sorte de " 49.3 " régional, laisse à penser que ce risque avait été mesuré, avalisé, accepté. Si c'est le cas, ce fut un beau lot de consolation pour la gauche. Au vu des résultats comparés des régionales de 1986 et 1992, l'observateur le moins clairvoyant pouvait avoir une idée précise des scores du FN aux régionales de 1998.

En effet tandis que l'alliance RPR-UDF— comme du reste le PC et le PS — voyait son score baisser, de l'élection régionale de 1986 à celle de 1992, de parfois 10 % comme en Aquitaine ou en Bourgogne, le FN voyait les siens monter dans toutes les régions sauf la Corse, et augmenter partout de 4 % au moins (sauf en Nord-Pas-de-Calais, 2 %), atteignant parfois 6 % de hausse (comme en haute Normandie) ou 7 % comme en Rhône-Alpes. D'autre part, ses scores dépassaient d'autre part dès 1992 les 20 % en PACA , et les 15 % en Rhône- Alpes, en Ile-de-France, en Languedoc-Roussillon, en Alsace. En 1996, cette progression ne pouvait plus, par ailleurs, être imputée au seul suffrage proportionnel ni être considérée comme conjoncturelle puisqu'aux législatives de 1993 le FN avait réuni 12,4 % des suffrages, aux présidentielles 15 % et aux législatives de 1997, 15,09 %, ce qui en avait fait le troisième parti de France derrière le PS (26 %) et le RPR (15,70 %), et devant l'UDF (14,5 %).

Mesurant la progression du FN, connaissant la logique du système proportionnel — la coalition est nécessaire pour former une majorité — et sachant que les présidents de Région sont élus par les conseillers régionaux, refuser l'alliance avec le FN, des accords de désistement ou même la seule acceptation des voix de conseillers régionaux FN, équivalait donc à offrir les exécutifs régionaux à la gauche. Il s'est produit alors ce dont l'histoire politique nous offre souvent l'exemple : l'électeur de droite, que la défaite aux législatives de 1997, capitale pourtant, avait laissé sans réaction, stupéfait et comme anesthésié, a réagi violemment, quelques neuf mois après une nouvelle frustration — dont l'enjeu politique était pourtant bien moindre.

De nouveau une droite majoritaire (avec 11.188.523 suffrages) devait céder l'exécutif à une gauche minoritaire (avec 9.435.313 voix ) . C'en était trop ! Nombreux sont ceux qui, de colère, ont renvoyé — bien avant que Gilles de Robien ne le fasse en direct à la télévision et pour une raison opposée — leur carte déchirée à leur parti d'origine .

 

La loi des otages

Lorsque Charles de Gaulle refusait, en 1958, le scrutin de liste proportionnel pour ne pas assurer la victoire du parti " séparatiste " — qualifié plus clairement de communiste dans les Mémoires de guerre —, il se sentait soutenu par l'opinion fortement prévenue contre les risques d'une victoire du communisme. En tout état de cause, cette marginalisation des communistes ne pouvait que servir son propre camp et non celui de ses adversaires. Cette tactique eut des effets durables puisqu'il fallu attendre l'affirmation d'un autre tacticien politique de premier ordre, François Mitterrand, de la nécessité de faire gagner le " peuple de gauche ", pour que ce que redoutait De Gaulle : l'alliance socialistes/communistes, puisse voir le jour en 1972 avec les effets bénéfiques que l'on sait en 1981.

Pour dire les choses crûment, les socialistes furent les otages, psychologiquement parlant, des gaullistes de 1958 à 1972, soit pendant quatorze ans, assurant ainsi la défaite de leur camp. Le destin ayant fourni à point nommé à François Mitterrand en 1972 (au moment ou lui-même réussit l'Union de la Gauche), la création du Front national, le " Florentin " ne pouvait laisser passer l'occasion de rééditer la tactique gaulliste si bien couronnée de succès.

Aujourd'hui les otages d'un François Mitterrand mort, mais pieusement continué par le PS dans ce qu'il eut de plus favorable à la gauche, sont le RPR et l'UDF. Et voilà pourquoi la droite, comme l'écrivait Georges Suffert dans le Figaro du 11 septembre dernier, " quoique majoritaire, est ridicule, explosée et quasi muette ". Plus que de la " succession de bêtises ", il s'agit d'une absence de capacité à anticiper sur le jeu déloyal de l'adversaire lors d'une partie d'échecs.

 

Les quatre " salopards "

L'exaspération d'un " peuple de droite " qui semble bien exister lui aussi — au moins depuis les dernières élections régionales — a été clairement perçue par les présidents de région qui ont " accepté d'être élus avec les voix du FN ". Ils en ont tiré les conséquences. Certains l'ont fait sans chercher à justifier autrement leur démarche. D'autres ont argué de l'absence choquante de parallélisme entre l'ostracisme vis-à-vis de l'extrême droite et l'acceptation d'une extrême gauche au pouvoir. Pourquoi en effet ne pas qualifier d'" extrême " un parti communiste qui a renoncé à la dictature du prolétariat mais non à d'autres revendications révolutionnaires, n'a jamais condamné les crimes commis au nom de l'idéologie qu'il défend ?

Charles Millon et ceux qui l'ont rejoint dans son combat pour une " Droite " qui se veut, à l'instar du " Rassemblement " gaullien de l''après-guerre, un moteur d'union plus qu'un parti, ont, eux, élevé le débat. Ils ont appelé au respect de deux principes fondamentaux de la démocratie : le respect du choix des électeurs, en l'espèce lorsqu'ils élisent les conseillers régionaux, et le respect de la volonté de l'élu, en l'occurrence celle des conseillers régionaux lorsqu'ils élisent un président. Les bulletins, dans cette optique, n'ont pas d'odeur. Les élus, une fois élus, expriment librement, indépendamment des voix qui les ont soutenus, la volonté générale. Ceci ne peut être de règle à l'Assemblée nationale et ne pas l'être dans les assemblées locales, élevées par la loi de décentralisation au rang d'assemblées délibératives disposant dans la limite de leurs compétences de tous les pouvoirs normatifs.

Notre démocratie, contrairement à d'autres, n'a pas choisi de se protéger. Elle n'a pas institué, comme Athènes, l'ostracisme vis-à-vis des démagogues et l'interdiction des partis réputés contraires à son idéal de démocratie directe. Elle n'a pas choisi, comme la jeune Amérique sans complexe, d'interdire les partis révolutionnaires. Notre démocratie se veut authentiquement libérale, et ce depuis sa fondation.

La déclaration des droits de l'homme n'affirme-t-elle pas que " nul ne doit être inquiété pour ses opinions " — et les révolutionnaires ont ajouté, dans leur grande magnanimité , " même religieuses "—, " pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public voulu par la loi " (article 10) ? L'article 5 ne pose-t-il pas comme principe que " la Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société "et que " tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché " ? Dès lors, il faut s'en tenir aux lois : si un parti n'a pas été interdit, on ne peut qu'en déduire la conformité de ses buts et de ses statuts à la légalité républicaine . Ce qui fut vrai pour le Parti communiste alors même qu'il était très officiellement lié à un régime étranger totalitaire, doit l'être à plus forte raison pour un parti qui n'est que soupçonné de nostalgies et d'espoirs totalitaires.

L'implosion du Front national, initiée en décembre, risque de frapper ce débat de caducité. Reste que, plutôt que d'avaliser en reprenant ses termes fétiches ce jeu pervers de la gauche qui consiste à promouvoir un moralisme intervenant à point nommé pour lui permettre de cueillir des lauriers immérités, mieux vaudrait dire clairement que la démocratie ne peut fonctionner — ainsi que le notait prophétiquement Montesquieu — qu'avec de la vertu. Utiliser les effets conjugués d'un mode de scrutin et d'une intimidation moralisante pour gagner quand on est minoritaire n'est pas vertueux. Refuser à un parti rival ses droits à une représentation équitable n'est pas non plus vertueux.

L'électeur de droite désabusé peut avoir le regret comme Jean d'Ormesson dans le Figaro de ne pas être socialiste. Il peut aussi avoir le regret de ne pas être anglo-saxon. Et désirer que la vie politique française, comme aux États-Unis, se joue avec la brutalité d'un match de base ball, pratiquant l'affrontement sportif entre deux équipes, connaissant à l'intérieur des divisions innombrables mais s'affrontant en deux camps clairement séparés, identifiés, combatifs et sans complexes. Pour cela il faudrait en finir avec l'utilisation perverse de la proportionnelle appelant, par les combinaisons infinies qu'elle permet, l'intrigue et la ruse. Pour cela il faudrait en finir avec l'hypocrite argument d'une " moralité " à usage exclusivement collectif, couvrant d'un voile épais les crimes et délits politiques individuels. Pour cela il faudrait en finir avec la cohabitation qui noie dans le flou d'un brouillard — qu'on ne saurait en l'occurrence qualifier d'anglais — le clivage droite-gauche, qui désespère l'électeur pour lequel la règle du jeu n'est plus intelligible, ce qui le conduit à déserter massivement les urnes .

Pour cela il faudrait en finir avec le Mitterrandisme.

c. r.
. Cf. Géraud Durand, Enquête au cœur du Front national, Jacques Grancher, Paris, 1996.

. Op. cit. p. 71.

. Les listes régionalistes et divers, difficilement rattachables à la droite ou à la gauche, n'auraient pas suffi à modifier la donne.

. L'article 4 de la Constitution de 1958 qui, pour la première fois dans notre histoire, mentionne les partis politiques leur donne un cadre très libéral : " Ils se forment et exercent leur activité librement " avec une seule contrainte : " Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. "