DEPUIS QUELQUES ANNEES un débat sournois mine la France : celui de l'enseignement donné aux petits Français : débat donc qui vise essentiellement notre Éducation nationale, débat nourri par l'échec de plus en plus évident de son action.

Échec qui devrait nous obliger à remettre en cause avec héroïsme la mission assumée par cette hydre tentaculaire, mission qu'elle a, de sa propre " autorité ", si largement modifiée depuis la fin des années quarante, ou plus exactement " fait évoluer " dans une direction qui se révèle une impasse.

En vérité, je crois qu'aujourd'hui le débat devrait commencer par une décision politique radicale : la mise en place d'une nouvelle structure plus souple, plus à hauteur d'homme, plus proche des parents et des élèves et surtout débarrassée de toute trace d'idéologie marxiste.

Quand donc abattrons-nous ce monstre logé Rue de Grenelle et qui nous tue à travers nos enfants pris en otages ? J'entends : qui nous tue, ou peut-être nous a déjà tués en tant que nous sommes — ou étions ? — un peuple ! Et, comble de l'ironie, qui nous tue (ou nous a tués) en se servant directement dans nos porte-monnaie, exigeant et obtenant toujours davantage pour " réussir " de moins en moins à former des générations de jeunes auxquelles pourtant elle a le devoir ontologique de fournir des " résultats " positifs !

Point ici d'amalgame : bien des enseignants ne se doutent même pas du rôle qu'ils jouent à leur insu. Quelques-uns s'en rendent compte et sont obligés à la plus grande prudence pour garder leur gagne-pain ; d'autres le supposent mais n'osent se rebiffer, tandis qu'une poignée d'entre eux sont complices, parfaitement conscients de la manœuvre idéologique conduite de longue main et avec laquelle ils sont d'accord.

Cependant, je ne puis oublier à quel point le corps des enseignants est peu représentatif de l'ensemble des Français, tout comme d'ailleurs celui des journalistes, l'un et l'autre étant aux trois quarts inféodés aux idéologies de gauche ou même d'extrême-gauche, alors que la France se partage équitablement entre pôle de droite et pôle de gauche. Il y a là une anomalie dangereuse et génératrice d'un malaise qui ne peut qu'empêcher le peuple d'avoir, en son tréfonds, vraiment confiance dans les uns comme dans les autres. La défiance envers par exemple la presse écrite passe par ce déséquilibre anormal : elle se traduit par une baisse des ventes constante et généralisée. Pour l'enseignement, s'il existait une réelle liberté en France — elle n'est que de façade puisque les impécunieux sont tenus par la laisse de l'argent, mais un sérieux examen critique de cette soi-disant liberté fait vite apparaître le vice du monopole sous les apparents compromis — on verrait rapidement l'hémorragie gagner l'établissement public.

 

Séparer les enfants de leurs parents

 

De quoi s'agit-il ? D'une vieillerie qui a la vie dure chez les caciques de la Rue de Grenelle. Le point de départ peut en être trouvé dans une ancienne mais toujours actuelle recommandation du Parti communiste français, à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale : tout mettre en œuvre pour séparer les enfants de leurs parents comme des générations passées, afin de pouvoir un jour compter sur les premiers dans une éventuelle mais toujours souhaitée prise du pouvoir. Je résume avec brutalité, mais cela était sous-entendu avec habileté et présenté selon les normes d'une dialectique sournoise. Soit dit en passant, tous se retrouvent piégés par la vieillerie en question, les responsables de cet état de choses aussi bien que le gros des troupes, tant le marxisme mis en l'air par la chute du mur de Berlin reste solidement implanté Rue de Grenelle et dans le corps des enseignants, même s'il fait aujourd'hui le gros dos et campe sur des positions clandestines. (Une telle recommandation servait implicitement la même idole, aux traits cependant différents, qu'adore le Commerce concentré initié par les multinationales : qui attendent avec impatience que le monde entier ne parle qu'une seule langue, basique à souhait, une langue idéale pour des consommateurs idéaux puisque asservis par la bêtise autant que par l'ennui.)

Par quels moyens atteindre de tels buts ? Le programme des études, bien entendu, outil parfait pour tenir en laisse le peuple, programme tout puissant, généralisé et obligatoire, concocté et imposé à toutes les écoles, publiques et privées, par des spécialistes à la solde qui font valoir que ce n'est qu'en vue du bien et du service publics. Comment ne pas remarquer ici à quel point l'enseignement catholique s'est laissé piéger lamentablement pour obtenir l'argent que la plus stricte des justices égalitaires pourtant lui devait sans qu'il ait à renoncer à aucune de ses spécificités ?

Toutes les innovations introduites depuis, au nom de soi-disant progrès pédagogiques, ont ainsi toujours tendu vers ce but : par exemple la révolution des mathématiques — les " nouvelles " étant bien entendu très supérieures aux " anciennes ", affirmait-on sans sourciller. Elles ont en effet " séparé " fort efficacement parents et enfants, les premiers ne comprenant plus rien à ce que devaient apprendre leur progéniture... Également le choix d'une histoire thématique qui sabordait la vieille chronologie — si bien que les jeunes générations confondent notre Moyen Âge avec le temps des Grecs, des Hottentots ou de nos huguenots tandis que les Romains devancent sans doute les Chinois, l'époque de Ramsès ou viennent après celle de la chasse aux Amérindiens dans les steppes ou les déserts de l'Arizona ! — ; encore l'adoption autoritaire de la méthode dite globale d'apprentissage de la lecture et de l'écriture sans oublier la mise au rancart de la notion d'effort au bénéfice des démarches ludiques : ah ! apprendre en se jouant, quelle merveille ! Ce n'est pas toujours impossible, il est vrai, et c'est plus agréable que la méthode des coups de règles sur les doigts dont usa mon père pour qu'en trois mois et à l'âge de cinq ans je sache à peu près lire, encore faut-il que la méthode en usage soit excellente et n'oublie rien au passage ! Mais je rappelle la catastrophe survenue par l'application d'un laisser-aller inexplicable en matière d'acquisition du vocabulaire et par l'abandon progressif de l'essentiel des règles de la grammaire, sans laquelle l'esprit ne peut entrer dans la logique de la formulation, ce que, par exemple, traduit aujourd'hui la diminution de la qualité de nos jeunes générations de mathématiciens...

Le pire de tout fut l'entrée en lice d'une mode destructrice et pourtant admise, qui voulait et veut toujours que l'enfant découvre en et par lui-même — toujours le jeu, n'est-ce pas ! — les savoirs capitaux qu'autrefois l'on avait conscience et le devoir de transmettre. Sottise inepte, dont on ne fait que commencer à évaluer les dégâts.

 

Le massacre du français

 

Ce fut et cela reste un crime de notre Éducation dite nationale d'avoir abaissé notre langue à un niveau de médiocrité insupportable : ce crime a pour conséquence que des millions de jeunes gens et de jeunes adultes ne disposent pas de l'instrument de communication remarquable et indispensable que constitue leur langue quand elle n'est pas avilie par un enseignement dégradé, systématiquement négligé depuis la tragédie culturelle que fut mai 1968.

Cette langue, mise au point par des siècles d'usage, léguée à chacun de nous par nos père et mère, l'Éducation dite nationale n'avait qu'un devoir envers elle, la respecter avec amour et l'enseigner en usant de tous les atouts pédagogiques susceptibles d'être mis dans la main des enseignants : au lieu de quoi on s'est complu dans d'affriolantes recherches de laboratoire qui n'étaient que miroirs aux alouettes et ce dans un mépris total d'une efficacité qu'on ne manquait pas cependant de toujours idolâtrer !

La comparaison est affligeante d'une génération à l'autre : on le voit même à l'aune de ce que nous livrent les jeunes écrivains, exceptions mises à part. En trente années d'enseignement de l'art dramatique et de la diction poétique, j'ai assisté, de plus en plus navré, à la perte progressive du sens de la langue, à l'amoindrissement du nombre de mots possédés, à la sclérose de l'expression. Lorsque les chaînes de radios et de télévisions cherchent à interroger des " jeunes ", on est très vite édifié : bégaiements dus au manque de vocabulaire, idées simplistes et rabâchées, culture générale qui se traîne au ras du sol, références sans intérêt autre qu'anecdotique : mais que leur a-t-on appris à l'école ? Tout de même, ils y ont au minimum passé dix années de leur existence ! À quoi faire ? De la broderie ? Du papotage ? Des manifs ou du tourisme ? Oui, les résultats sont tellement consternants qu'on a honte de les avoir écoutés : non pour eux-mêmes, mais pour cette pauvreté, cette misère dans laquelle on les a maintenus, les livrant en quelque sorte aux hasards des émissions les plus radicalement ineptes que la liberté d'expression nous oblige de tolérer.

Comment les hauts dirigeants de la Rue de Grenelle peuvent-ils continuer à parader sur les tréteaux foireux de nos télévisions alors que l'échec est patent, au point que même les victimes commencent à se rendre compte qu'on les a littéralement " bousillées " ? C'est une énigme qui tient du prodige, cet orgueil éblouissant dont se parent les responsables de ce désastre.

Car c'est un désastre, un séisme culturel, une catastrophe qui met en jeu l'espérance même de notre peuple de conserver son être et sa capacité de continuer à vivre en français. Je ne crois pas qu'il existe pire forfait en matière politique, hors la guerre injuste. Mais ici, soudain, j'entrevois qu'en effet, une guerre sourde a été menée contre les Français par des Français au nom d'un idéal idéologique partagé par une infime minorité de Français : j'ai eu des amis marxistes qui avaient pour notre langue commune un amour immodéré et bienfaisant.

 

La langue-mère aux enfants

 

Il faut — mais en aura-t-on le courage ? — il faut donc remettre à plat l'ensemble du système : abattre le monstre et reconstruire. Et reprendre par le commencement, c'est-à-dire par les enfants, car tout commence avec eux, et pour eux tout commence par la langue : la langue parlée, d'abord et naturellement ; la langue lue, en suite logique ; la langue écrite, enfin, les langues lue et parlée continuant cependant à être travaillées, notamment par le jeu théâtral et la diction poétique, lorsque l'enfant sait écrire, parce que toute sa vie il sera dans la nécessité de s'exprimer oralement encore bien davantage que par écrit. Sont, hélas mais naturellement, exclus des responsabilités ceux qui ne possèdent pas ces outils : j'ose l'écrire, ils sont nos biens les plus précieux, ils nous sont consubstantiels, et nous en déposséder est une infamie, qu'elle soit ou non consciente.

(Je souligne par cette parenthèse que savoir lire suppose que, sans avoir travaillé un texte, on peut le donner à entendre d'emblée sans achopper sur les mots tout en faisant ressortir nettement la ponctuation et les premières intonations, indications par lesquelles le lecteur fait comprendre sans effort à l'auditeur le sens du texte lu, auditeur qui puise dans la voix qu'il " entend " l'énergie dont il a besoin pour " écouter " le lecteur... Ce qui exige de ce lecteur qu'il ait lui-même compris ce qu'il lit. Une habitude de lecture qui ne s'acquiert que par des exercices fréquents étalés sur des années de pratique : les années passées justement à étudier. On comprend alors que n'avoir pas inscrit cette discipline-là dans ce que doivent faire d'urgence les enfants manifeste une incompétence aveuglante.)

On affirme, en ces hauts lieux où règnent les coupables irresponsables de ce crime contre nous tous, la nécessité de faire apprendre " les langues " — pluriel mensonger quand on sait que seul l'anglais est proposé (à 98 %, les 2 % restants n'étant qu'un alibi grotesque) — afin de nous transformer en peuple bilingue, ce que nous n'avons jamais été, mais aussi oublieux de toutes les autres langues ! — alors que la priorité absolue doit être l'enseignement de la langue mère : seule cette langue-là, bien maîtrisée, autorise l'accès aux divers savoirs et notamment aux autres parlers en usage dans le monde. Foin de la langue unique étrangère, mortelle pour la civilisation à venir, mais place à des apprentissages équilibrés : en ce département où je vis, l'Aube, 23 % du commerce extérieur se fait avec l'Italie, mais en anglais pour l'essentiel, tandis que l'italien n'est enseigné qu'à 1 % des élèves ! C'est scandaleux et d'une sottise sans nom, mais c'est ainsi.

Je reviens à mes moutons : on ne devrait donc rien enseigner que la langue tant que les enfants ne sauraient pas la parler et la lire, l'écrire, ce qui peut raisonnablement s'atteindre vers les huit-neuf ans. La langue doit devenir quasi la seule matière prioritaire, donc la seule matière disposant de tout l'horaire nécessaire, car sans elle apprendre d'autres savoirs c'est d'avance perdre son temps : la langue est le point de passage obligé de tout apprentissage du savoir, qu'il soit intellectuel ou manuel, (comme si d'ailleurs un métier manuel pouvait se concevoir sans qu'y prenne part une large part de l'intellect !).

Certes, il ne s'agit pas qu'à huit-neuf ans un enfant soit l'égal d'un académicien : le sens de l'évaluation, de l'estimation, de l'appréciation, en somme du discernement ne peut manquer à celui qui a choisi d'enseigner, donc de transmettre le savoir dans toute sa diversité afin que l'enseigné soit capable un jour, non seulement de posséder le savoir enseigné au point de pouvoir à son tour le transmettre, mais encore de l'accroître.

Notre langue doit ainsi être protégée, défendue et illustrée : j'ajoute " promue ", en usant d'un vocable cher au commerce. Nous ne connaîtrions pas l'état d'abaissement, notamment politique, du français, s'il était ainsi enseigné avec amour et compétence — nombre d'enseignants actuellement en poste n'ont pas cette compétence malgré les diplômes dits bac + 4 ou 5 qui ne sont pas rares à l'entrée des IUFM, ces écoles où soi-disant on les " forme " à l'enseignement.

 

Oser reculer

 

Quand sortirons-nous de l'impasse actuelle ? Un véhicule qui a pénétré dans une impasse doit, pour s'en sortir, faire marche arrière. Je ne vois aujourd'hui aucun des responsables politiques en mesure de réclamer nos suffrages capable d'initier cette marche arrière qui répondrait pourtant au dicton populaire : " reculer pour mieux sauter ".

Cher lecteur, l'angoisse qui sourd de mes propos est très certainement perceptible dans ces lignes : j'ai pourtant la certitude très vive de n'être en rien pessimiste, même s'il semble que je cède au vertige de Cassandre ; ce constat, ici exprimé à gros traits, se vérifie tous les jours, chaque fois que j'ai affaire à mes contemporains. Chaque jour, croît le sentiment que la France va à sa perte, non seulement en moi mais autour de moi, dans l'indifférence d'une soi-disant élite toute offerte à l'anglo-américanisme des snobs ou des hommes d'affaires obnubilés par la courbe des indices boursiers, et celle d'un gouvernement vieillissant qui a renoncé si visiblement aux solutions courageuses qui sont vitalement indispensables, dans un pays qui se refuse obstinément à virer de bord alors qu'il fonce vers l'abîme.

 

D. D.*

 

 

 

*Écrivain et poète, directeur de la revue littéraire Cahier bleu. Dernier ouvrage paru : Le Linceul du ressuscité, Éditions du jubile, 2004.