LIBERTE POLITIQUE n° 41, été 2008.

Par Aude Mirkovic. PERSONNE, OU NON. Pour commencer, précisons bien la question posée : il s'agit de savoir si l'embryon est une personne, ou non. Notre civilisation et, en particulier, notre système juridique ne connaissent ni les sous-hommes, ni les surhommes, pas plus que les demi personnes ou les personnes à 80 % ou à 120 %.

Un être est une personne, ou autre chose. Il ne peut être à moitié ou aux trois-quarts personne. Les propositions de qualifications intermédiaires ne manquent pourtant pas. On doit au Comité consultatif national d'éthique la formule devenue célèbre de personne humaine potentielle . On trouve dans les décisions de justice et les rapports parlementaires les expressions personne humaine en devenir ou, encore, projet de personne . Mais le recours à de tels concepts ne fait qu'esquiver la difficulté. Quel sera, en effet, le régime applicable à cette personne potentielle , cette personne humaine en devenir , ce projet de personne ? Finalement, il faut en déduire de le traiter comme une personne, ou pas, et ces qualificatifs ne résolvent rien.

Personne, ou chose. La catégorie juridique résiduelle, celle des non-personnes, est celle des choses. La consonance péjorative du terme chose a pour conséquence que, même si l'embryon n'est pas considéré comme une personne, on répugne à le qualifier de chose. Pourtant, par chose, il faut comprendre tout simplement ce qui n'est pas une personne . La question, l'embryon est-il juridiquement une personne, équivaut donc à celle-ci : l'embryon est-il une personne ou une chose ? Il n'y a pas d'intermédiaire entre la personne et la non-personne, entre la personne et la chose. Les propositions de dépasser l'alternative personne-chose en consacrant un statut à part pour l'embryon sont vouées à l'échec car, à partir du moment où le statut de l'embryon n'est pas un statut de personne, la catégorie embryon ne sera jamais qu'une sous partie de la catégorie chose, celle-ci étant résiduelle avec vocation à recueillir tout ce qui n'est pas une personne. Un statut intermédiaire entre les personnes et les choses ne serait en fait qu'un statut particulier, au sein de la catégorie des non-personnes, c'est-à-dire des choses.

Statut de l'embryon. Précisons, enfin, que la question de savoir si l'embryon est une personne est celle de son statut. En effet, le droit n'a pas vocation à dire directement : l'embryon est une personne , ou l'embryon est une chose . Cela ne lui est pas interdit, mais ce n'est pas sa manière habituelle de s'exprimer. Il s'exprime implicitement, par le biais des règles applicables à l'embryon : celles de personnes, ou celles des choses. Le droit ne dit donc pas directement ce qu'est un embryon, il lui donne un statut, ce qui revient au même, car ce statut traite l'embryon comme une personne, ou comme une chose.
Ainsi précisée, on peut chercher dans le droit une réponse à la question posée : du point de vue juridique, l'embryon est-il une personne ? On cherchera en vain, car cette question première, dont tout découle et qui seule peut donner sa cohérence au statut de l'embryon dans son ensemble, est systématiquement mise de côté (I). Elle reste donc, entière, à résoudre (II).


I- UNE QUESTION SYSTEMATIQUEMENT MISE DE COTE

Législateur et juges affichent clairement leur volonté de se pas répondre à cette question (a). Mais cette tentative de neutralité ne peut être qu'une illusion, car ils sont obligés de prendre parti (b). C'est pourquoi, à défaut d'être abordée de front, la question reçoit au cas par cas des solutions contradictoires et incohérentes (c).

a/ Une volonté de neutralité en la matière

Le législateur refuse de qualifier l'embryon. Le législateur affirme vouloir se cantonner dans ce qui est proprement son rôle, poser des règles concernant l'embryon, sans se prononcer sur sa nature. Les nombreux rapports qui ont précédé, accompagné et suivi le vote des lois de bioéthique sont unanimes sur ce point : Les conceptions éthiques antagonistes sur la nature de l'embryon, respectables en tant que choix individuels, ne seraient pas praticables en tant que choix de société [...]. La vraie question est de savoir comment l'embryon doit être traité .

Les juges emboîtent le pas au législateur. Les juges se refusent, eux aussi, à trancher la question. La Cour d'appel de Paris, par exemple, déclare que le juge n'a pas à statuer en dehors [du] cadre légal, qu'il sortirait manifestement de son rôle s'il le faisait, risquant ainsi de s'ériger en moraliste ou en philosophe, [...qu'] à cet égard on peut rappeler que d'éminents scientifiques n'ont pas déterminé de façon précise et univoque le début de la vie humaine [...et que] le juge ne peut donc que s'en remettre à la loi .

Les raisons d'une telle réserve. Cette réticence vient de ce que dire ce qu'est la personne et, en particulier, si l'embryon en est une, est conçu comme revenant à le décider. C'est considéré comme un choix, et un choix personnel, subjectif, que chacun fait en conscience en fonction de ses circonstances personnelles.

La recherche d'un consensus. Le législateur veut laisser chacun libre de faire ce choix et le seul moyen de trouver une règle commune, sans trancher autoritairement, est de dégager un consensus sur le sujet. On voit la démarche : le débat bioéthique ne consiste pas à rechercher ce qu'est l'embryon, mais à chercher à se mettre d'accord sur ce qu'il est. Or un tel consensus étant impossible à trouver, on renonce à trancher la question. La question du statut de l'embryon est délicate, voire impossible à trancher, car elle met en cause des préoccupations biologiques, philosophiques voire religieuses très complexes. On peut rappeler que le législateur de 1994 s'est donc cantonné à conférer à l'embryon un statut médical en encadrant les pratiques concernées .
Le consensus étant impossible à trouver, législateur et juges se défendent de prendre parti sur la question de savoir si l'embryon est ou non une personne. Mais cette neutralité affichée est une illusion.

b/ L'illusion de ce souci de neutralité

Le législateur. Prétendre ne rien dire de la nature de l'embryon est voué à l'échec car, s'il n'y a pas de réglementation, cela revient concrètement à approuver ce qui se fait et, s'il y a des règles, elles reflètent une prise de position implicitement établie dans la loi. Le ministre de la Santé l'avait clairement dit devant l'Assemblée nationale : Cette loi reflètera notre conception de l'homme [...], chacun admet que ce n'est pas à la loi de définir la vie. Il est indéniable pourtant que cette loi reflètera notre conception de l'homme . C'est pourquoi, faire semblant de ne pas prendre parti sur la nature de l'embryon est, en fait, une prise de position, à ceci près qu'elle se passe de justification. Écoutons encore le ministre : Nous n'aborderons pas ici le débat sur le statut de l'embryon humain, car, nous le savons, trop de divergences philosophiques [vous] séparent [...]. Nous en resterons à la définition de potentialité de personne . Outre que le postulat (il est impossible de savoir ce qu'est l'embryon...) est largement contestable, ceci permet, tout en refusant d'emblée le débat (nous n'aborderons pas...), de le trancher... sans débattre (ce sera donc cela) !

Les juges. Quant aux juges, ils doivent trancher les affaires qui leur sont soumises et chaque décision exprime une prise de position. La cour qui doit décider si le chauffard qui a blessé une femme enceinte et tué l'enfant qu'elle portait est coupable d'homicide par imprudence sur la personne du fœtus ou, seulement, de blessures involontaires sur la personne de la mère, ne peut éviter de se prononcer sur la nature du fœtus. Le juge auquel il est demandé d'appliquer la protection de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme à un enfant conçu doit déterminer si ce dernier entre dans le champ d'application de la convention, c'est-à-dire s'il est une personne. Chaque fois qu'un juge applique ou au contraire écarte un texte ayant pour bénéficiaire l'être humain ou la personne humaine, il qualifie l'être concerné.
Législateur et juges ne peuvent donc éviter de se prononcer sur la qualité de personne de l'embryon. Mais cela se fait au cas par cas, et les solutions varient, ce dont résulte l'incohérence.

c/ L'incohérence résultant de cette attitude

La loi est incohérente. Certaines pratiques sont autorisées par la loi, d'autres interdites, ou autorisées à telle ou telle condition, sans que l'on comprenne bien ce qui justifie les solutions retenues. L'ambiguïté est relevée par tous et, comme l'a constaté le Conseil d'État, les textes actuels peinent [...] à trouver une totale cohérence interne . C'est peu dire. Un exemple permettra d'illustrer le propos, celui de la recherche sur l'embryon.

Illustration de l'incohérence : la recherche sur l'embryon . Les conditions dans lesquelles la loi permet d'utiliser les embryons pour la recherche sont extrêmement rigoureuses : la recherche doit être susceptible de permettre des progrès thérapeutiques majeurs, ne doit pas pouvoir être poursuivie par une méthode alternative d'efficacité comparable, et ne peut être conduite que sur les embryons conçus in vitro dans le cadre d'une assistance médicale à la procréation qui ne font plus l'objet d'un projet parental, avec le consentement écrit préalable du couple dont ils sont issus. Le protocole doit être autorisé par l'Agence de la biomédecine et les ministres chargés de la santé et de la recherche peuvent en interdire ou en suspendre la réalisation (article L. 2151-5 du code de la santé publique).
Un chercheur ne peut donc utiliser d'embryons pour ses recherches que de façon très limitée, et il ne peut en concevoir in vitro à cette fin. Or de deux choses une : si l'embryon n'est pas une personne, les conditions encadrant et restreignant son utilisation sont absurdes, et entravent inutilement l'activité des chercheurs. En revanche, si l'embryon est une personne, toutes ces précautions, si exigeantes soient-elles, n'en sont pas moins insuffisantes car, en définitive, les embryons concernés sont sacrifiés à la recherche. En effet, la recherche ne respecte pas l'intégrité de l'embryon puisque ce dernier est détruit et que, même s'il survit, la loi interdit l'implantation des embryons ayant fait l'objet d'une recherche, c'est-à-dire ordonne leur destruction.
On voit d'où vient l'incohérence : la loi ne traite l'embryon humain ni comme une non-personne (une chose), ni comme une personne. Si de nombreuses dispositions semblent lui réserver le traitement dû aux personnes , d'autres sont incompatibles avec une telle qualité .

La jurisprudence est incohérente. L'enfant à naître est qualifié de personne devant telle juridiction mais non devant telle autre et, devant une même juridiction, il peut être considéré comme une personne ou, au contraire, se voir refuser cette qualité selon le contexte ou la matière. C'est le cas devant la Cour de cassation qui tantôt lui applique le droit des personnes, tantôt refuse de le faire.
Par exemple, pour la Cour de cassation, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques peuvent concerner les embryons. Saisie de la compatibilité de la législation française sur l'IVG avec les dispositions relatives au droit à la vie de ces deux textes, la Cour répond que, eu égard aux conditions [...] posées par le législateur, l'ensemble des dispositions [...] relatives à l'interruption volontaire de grossesse [...] ne sont pas incompatibles avec les stipulations conventionnelles précitées . Le Conseil d'État dit la même chose . Si les deux textes ne sont pas violés, c'est eu égard aux conditions posées par le législateur. Le fait de procéder à un examen au fond suppose que ces textes concernent l'enfant à naître, sinon l'argument serait tout simplement irrecevable. Or la Cour de cassation comme le Conseil d'État l'estiment mal fondé (les textes ne sont pas violés dans le cas précis), mais recevable.
En revanche, la Cour de cassation écarte le droit des personnes lorsqu'elle refuse de qualifier l'atteinte involontaire à la vie d'un enfant non encore né d'homicide involontaire . L'article 221-6 du code pénal incrimine le fait de porter involontairement atteinte à la vie d'autrui. Ce texte se trouve dans le titre II du livre II du code pénal, intitulé des crimes et délits contre les personnes . La condition pour relever de ce texte est donc d'être une personne. La Cour de cassation, refusant de caractériser l'homicide involontaire sur le fœtus, exclut ce dernier de la catégorie des personnes, sinon on se demande pourquoi l'atteinte involontaire à sa vie n'est pas sanctionnée.
La même Cour de cassation vient de préciser que l'acte d'enfant sans vie, qui peut être dressé pour un enfant mort-né, peut l'être quelle que soit la durée de la gestation . Un enfant mort-né peut donc être déclaré à l'état-civil, mentionné sur le livret de famille, recevoir des prénoms, il ouvre droit, dès lors que la gestation a atteint un certain stade, à un congé de maternité et à un congé de paternité et, pourtant, l'atteinte involontaire à la vie de ce fœtus ne constitue pas un homicide involontaire !

La jurisprudence européenne alimente l'incohérence. Ce n'est pas le droit européen qui viendra en renfort puisque la Cour européenne des droits de l'homme s'abstient de dire si l'embryon est une personne, protégée comme telle par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Pour la Cour, la définition de la notion de personne relève de la marge d'appréciation des États . On pressent la fragilité de cette approche relativiste puisqu'elle a pour conséquence, immédiate, que l'embryon puisse être une personne dans tel État du conseil de l'Europe mais non dans tel autre... Alors que la protection des droits de l'homme est plus que jamais l'objet de toutes les sollicitudes, on en vient à se poser cette question paradoxale : quel homme pour les droits de l'homme ?
Il est déjà surprenant qu'une notion telle que celle de personne soit si mal définie. Mais ce qui est plus surprenant encore, c'est le fatalisme avec lequel une telle situation est finalement admise. Il est déploré que la notion de personne soit floue, mais c'est considéré comme inévitable, et définitif !

La question de l'IVG. Au-delà de cette conviction erronée que la nature de l'embryon est une question d'opinion, la réticence à aborder la question du statut de l'embryon s'explique aussi par le fait que toute proposition concernant les embryons est, systématiquement, interprétée en termes de remise en cause possible de l'IVG et de l'IMG. Or la loi relative à l'interruption de grossesse est une loi d'exception. Les dispositions relatives à l'IVG et à l'IMG sont introduites par la loi elle-même comme des exceptions au principe selon lequel la loi garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie (art. L. 2211-1 et suivants du code de la santé publique). Ce qui relève de l'exception n'a en rien vocation à informer le statut. La loi d'exception ne concerne que son domaine propre, les cas d'IVG et d'IMG, en dehors desquels c'est le principe, le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie, qui a vocation à s'appliquer. Pourtant, ce paradoxe qui consiste à proclamer le droit à la vie tout en lui prévoyant des exceptions se répercute sur le statut ou, plutôt, l'absence de statut, de l'embryon. À chaque affaire d'actualité, cette contradiction d'origine réapparaît. Les récents arrêts de la Cour de cassation (6 février 2008) sur l'enregistrement à l'état-civil des fœtus mort-nés en sont un exemple.
Puisque le droit ne le fait pas, il faut tenter de répondre à la question posée, toujours à résoudre : d'un point de vue juridique, l'embryon est-il une personne ?

II- UNE QUESTION TOUJOURS A RESOUDRE

Finalement, la source des difficultés est dans ce postulat qu'il faut décider d'attribuer la personnalité à l'embryon ou de ne pas le faire, en se mettant d'accord sur ce point. Or ce postulat n'est-il pas surprenant ? Penserait-on décider de la qualité de personne de son voisin de palier, ou de telle ou telle catégorie d'êtres humains ? Pourquoi, dès lors qu'il s'agit de l'embryon, pense-t-on qu'il faut décider s'il est une personne ou non ?
Une telle démarche découle très certainement de l'ambiguïté qui caractérise le terme de personne, lequel désigne deux qualités, bien distinctes :
• la qualité de personne humaine, d'être humain, de spécimen biologique de l'espèce humaine ;
• la personnalité juridique, qui est une qualité attribuée aux individus, ou aux groupes d'individus (sociétés commerciales, collectivités territoriales) et qui leur donne la capacité juridique.

Il faut donc commencer par distinguer les deux personnalités, car la question se discute trop souvent en termes de personnalité juridique, laquelle n'est pas en cause (a). En effet, l'embryon n'a pas la personnalité juridique, puisque celle-ci s'acquiert en droit français à la naissance. Mais cela suffirait-il à l'exclure de la catégorie des personnes ? Celle-ci se limiterait-elle à celle des sujets de droit ? Au contraire, ne suffit-il pas d'être une personne humaine, même dépourvue de personnalité juridique, pour appartenir à la catégorie des personnes (b) ? Justement, l'embryon est-il une personne humaine (c) ?

a/ Personne humaine et personnalité juridique

Personne humaine. La qualité de personne humaine est une qualité intrinsèque. Un être est une personne humaine en raison de sa nature, et non parce qu'on lui attribue ou lui reconnaît cette qualité. On peut donc toujours décider que telle personne humaine n'en est pas une, cela ne change rien à ce qu'elle est. De même, on peut toujours décider que tel animal est une personne humaine, cela ne change rien au fait qu'il n'en est pas une.

Personnalité juridique. En revanche, la personnalité juridique est une qualité attribuée. Les individus ne sont pas des personnes juridiques par nature, mais parce que le droit leur attribue la personnalité juridique. Le droit l'attribue aujourd'hui à tout être humain né vivant et viable, mais notre système juridique a connu deux catégories de personnes humaines, déjà nées, dépourvues de la personnalité juridique : les esclaves et les personnes frappées de mort civile (la mort civile était une sanction pénale consistant à retirer au condamné sa personnalité juridique).
L'emploi imprécis du terme de personne conduit à appliquer le régime de la personnalité juridique, qui est un régime d'attribution, dans un domaine où seule la personnalité humaine est en cause. Cela conduit ainsi à proposer d'attribuer, ou de refuser, la qualité de personne à l'embryon. Or il apparaît que la question n'a de sens que lorsqu'elle concerne la personnalité juridique. Il est d'ailleurs familier aux juristes de s'interroger sur l'opportunité d'attribuer la personnalité juridique à l'embryon et, plus largement, à l'enfant à naître. Ce n'est pas le choix du droit français pour des raisons pratiques liées à l'incertitude et à l'imprécision qui caractérisent la période de la grossesse. En revanche, s'il s'agit de la qualité de personne humaine, la question ne peut avoir de sens : la qualité de personne humaine ne saurait être attribuée. Elle ne peut qu'être constatée.
C'est pourquoi, pour sortir de l'impasse, il faut rétablir chacune des personnalités dans son ordre. Les embryons n'ont pas la personnalité juridique. Mais cela, en soi, n'empêche pas qu'ils puissent appartenir à la catégorie des personnes, laquelle ne se réduit pas à celle des sujets de droit.

b/ Catégorie juridique des personnes

La personnalité juridique n'est pas le tout de la personnalité. L'embryon n'a pas la personnalité juridique, mais être une personne ne se réduit pas à avoir ou non la personnalité juridique, et ceci est vrai même pour le droit. Une personne humaine, dépourvue de la personnalité juridique, n'en appartient pas moins à la classe des personnes, comme ce fut le cas des esclaves. La loi du 24 avril 1833 désignait les esclaves sous le terme de personnes non-libres . La Chambre criminelle, dans un arrêt du 8 février 1839, a explicitement dit que cette loi a formellement rangé les esclaves dans la classe des personnes, et leur [a] reconnu un état civil . En dépit de la confusion qui caractérise la jurisprudence, la Cour de cassation applique, dans certains cas, le droit des personnes à l'enfant à naître, manifestant cette évidence que, même aujourd'hui, la personnalité juridique n'est pas le tout, ni même le plus important, de la personnalité. D'ailleurs, le fait d'être une personne est d'une autre portée pour un être humain que pour une société commerciale ou une collectivité territoriale, ce qui révèle bien que la personnalité juridique n'est pas seule en cause. Le droit des personnes ne concerne pas seulement l'individu dans ses prérogatives de sujet de droit mais, avant tout, en tant qu'être humain, personne humaine.
Il suffit donc que l'embryon soit une personne humaine pour être qualifié de personne, tout court. Justement, l'embryon est-il une personne humaine ?

c/ Embryon et personne humaine

Un être humain. Pour qu'il y ait une personne humaine, il faut, au moins, un être humain, c'est-à-dire un individu humain. Cette première exigence est facilement vérifiée. L'embryon humain est un individu humain, un être humain . C'est en effet un être organisé qui possède en lui-même le principe de son propre développement. Cette donnée scientifique est admise dans le débat actuel. Ce qui est en cause, c'est sa qualité de personne.

Tout être humain est-il une personne humaine ? Suffit-il d'être un être humain, un individu humain, pour être une personne humaine . De nombreux critères peuvent être proposés comme susceptibles de caractériser le moment où l'individu devient une personne. Certains sont liés à un certain seuil de développement : parmi ceux-ci, les plus couramment proposés sont, traditionnellement, la naissance ou, plus récemment, l'implantation de l'embryon.

La naissance. La naissance est le seuil le plus significatif car le plus visible et, en outre, le critère de l'acquisition de la personnalité juridique. Mais qu'est-ce qui distingue fondamentalement l'enfant, une seconde avant l'accouchement, du même enfant, une seconde après ? En outre, l'accouchement peut être avancé ou retardé, et comment la qualité de personne de l'individu concerné pourrait-elle dépendre de ce que l'accouchement a été provoqué tel ou tel jour ?
Plus généralement, il est clair que la qualité de personne de l'intéressé ne saurait découler des circonstances dans lesquelles il se trouve, des éléments extérieurs à lui comme le fait d'être in utero ou déjà né, ou, encore, le fait d'être in utero ou in vitro.

L'implantation. Justement, une autre proposition est de distinguer entre l'embryon pré-implantatoire, qui peut être cultivé in vitro jusqu'au septième jour, et l'embryon implanté. On utilise aussi les termes de pré-embryon ou, encore, de blastocyste, (terme scientifique qui a seulement vocation à désigner l'embryon dans cette phase précoce de son développement). Pourtant, la science établit que le développement de l'œuf humain est continu et que la nidation dans l'utérus n'entraîne pas, en elle-même, de modification mais ne fait que permettre au développement de l'embryon de se poursuivre.

La pensée, la conscience, la relation. Plus sérieusement, on peut songer à lier l'émergence de la personne à certains éléments considérés comme caractéristiques et qui, au-delà de formulations parfois variées, se ramènent toujours à l'un de ceux-ci : la conscience, la pensée, la relation. En particulier, la conception relationnelle de la personne sous-tend la distinction qui est faite entre l'embryon qui fait l'objet d'un projet parental et celui dont les auteurs se sont désintéressés.
L'individu humain deviendrait donc une personne avec la conscience de lui-même, la pensée ou la relation avec ses semblables. Il est naturel de songer à de tels critères, qui sont bel et bien le propre de la personne : effectivement les animaux ne pensent pas, ni n'ont conscience d'eux-mêmes ni n'entretiennent de relations avec autrui. Pour autant, aucun de ces critères n'est satisfaisant car, tous, ils désignent des actes, des actions. Tout ce qu'ils peuvent manifester, c'est le moment où la personne agit comme telle. Or c'est le moment où la personne existe et non pas celui où elle agit qui est recherché. Pour pouvoir agir ainsi, comme une personne, il fallait que l'individu soit une personne, sinon il n'aurait pas pu poser ces actes caractéristiques.
Ces critères sont donc mal fondés philosophiquement pour identifier le moment où la personne existe. On pourrait pourtant se résigner à s'en satisfaire, dans un but pragmatique. Or aucun des critères envisageables ne peut être utilement mis en œuvre. En effet, si on identifie l'apparition de la personne avec, par exemple, la conscience de soi, il est bien délicat de dégager un moment précis avant lequel la personne n'existe pas et après lequel elle existe. La même difficulté nous attend avec la pensée et la relation. Ces critères ne présentent donc pas d'utilité pratique, ce qui est d'ailleurs assez logique car il serait surprenant qu'ils puissent se révéler utiles pour révéler ce pour quoi ils sont mal fondés.

Le principe de précaution. Finalement, le simple fait de reconnaître qu'on ne peut se prononcer avec certitude sur la nature de l'embryon devrait, en vertu du principe de précaution, suffire à le considérer, dans le doute, comme une personne. Imaginons une cour d'assises, devant laquelle une personne plaiderait ainsi : j'avais un fusil, j'ai vu bouger dans le fourré, je ne savais pas s'il s'agissait d'un chasseur ou d'un gibier et, dans le doute, j'ai tiré. Un tel raisonnement a-t-il une chance de convaincre le jury ? Dans le doute, il ne faut pas tirer, car il vaut mieux laisser filer le plus beau gibier que prendre le risque de tuer une personne. Dans le doute, il vaudrait mieux renoncer à utiliser l'embryon que de prendre le risque de sacrifier une personne.

La raison. La prudence invite donc à traiter l'embryon comme une personne, pour le cas où il en serait une. Mais, de toute façon, le stade du doute est dépassé, et la raison plaide pour considérer l'embryon comme une personne, puisque rien ne justifie de distinguer l'être humain de la personne humaine. N'est-il pas logique de considérer tout être humain comme une personne humaine ? Comment un être humain pourrait-il être autre chose qu'une personne humaine ?


EN CONCLUSION : ACCEPTER DE CHERCHER

Soit on décide, soit on constate. En conclusion, il apparaît que tout dépend d'une option philosophique de départ : soit on décide ce qu'est la personne et, en particulier, si l'embryon en est une, soit on le recherche afin de le constater. Si la réalité est objective, il faut rechercher ce qu'est l'embryon, en soi. S'il n'y a pas de nature des choses, de réalité embryon à constater, il appartient à chacun de percevoir l'embryon comme sa subjectivité le lui indique et à la société de trouver un consensus sur le sujet.

L'impasse du système relativiste. Le législateur actuel retient ce système subjectif, partant du principe que la nature de l'embryon est une question d'opinion. Il situe ainsi d'emblée le débat dans le système du choix, parti pris de départ qui demanderait au moins à être justifié. Par ailleurs, si ce qu'est la personne relève du choix subjectif, il faudrait en tirer les conséquences.
Tout d'abord, admettre que l'embryon n'est pas une personne mais le devient, suppose d'admettre que certains êtres humains ne sont pas des personnes. Pourquoi cette proposition ne pourrait-elle concerner que les embryons ? La qualité de personne humaine ne pourrait-elle pas aussi être déniée à tous les êtres humains qui ne remplissent pas la condition retenue pour passer du statut être humain au statut personne (rappelons que la notion de personne est sensée relever de l'ordre du choix subjectif) ? Si l'être humain ne devient une personne que progressivement, cela exige d'admettre des états intermédiaires entre cet être humain qui n'est pas une personne et cet être humain qui en est devenu une : un être humain à 20 %, 50 %, 80 %, puis 100 % personne ? Pourquoi cette graduation dans la personnalité ne concernerait-elle que les embryons ?
Ensuite, quand bien même le choix serait cantonné au cas de l'embryon, le système ne fonctionne pas. Chacun est sensé penser ce qu'il veut de l'embryon. Est-ce le cas du chercheur qui a besoin d'embryons pour sa recherche ? Pense-t-il ce qu'il veut ? En tout cas, il ne fait absolument pas ce qu'il veut, on l'a vu. Il en va de même des père et mère d'un embryon. Ils ne prennent pas leurs décisions en conséquence de leurs convictions personnelles, ils ne peuvent décider du sort de l'embryon que parmi les possibilités offertes par la loi. Le législateur, partisan du système du choix, ne tire pas les conséquences de son propre postulat. Est-ce que cela ne manifeste pas que, en réalité, la définition de la personne, même lorsqu'il s'agit de l'embryon, ne relève pas du choix subjectif ?

Quelle est la finalité du débat bioéthique ? Le débat bioéthique aurait beaucoup à gagner à ce que sa finalité soit redéfinie : le but ne devrait pas être de chercher un consensus sur ce qu'est l'embryon, mais de chercher ce qu'il est. Certes, rechercher ce qu'est l'embryon, c'est prendre le risque de se tromper car, on l'a vu, il n'y a pas d'évidence en la matière. Mais, au moins, la loi ne serait pas fondée sur une option qui s'avoue elle-même n'être qu'un avis subjectif. En effet, ceux-là même qui prétendent que la question de la nature de l'embryon relève du choix individuel finissent par imposer, comme norme, leur propre avis ! En témoigne cet aveu de la commission des affaires culturelles lors de la révision des lois bioéthiques : La commission a adopté 79 amendements au texte du Sénat, permettant de clarifier un certain nombre de points importants. Pour autant, elle ne prétend pas s'être ainsi rapprochée de la vérité s'agissant de sujets à la fois si essentiels et difficiles, car touchant à la vie . Elle ne prétend pas s'être rapprochée de la vérité et, pourtant, ses propositions ont vocation à devenir la loi qui s'imposera à tous !
Le dispositif normatif relatif à l'embryon ne peut être fondé que sur ce qu'est l'embryon. C'est pourquoi le législateur droit rechercher si l'embryon est une personne. Dire ce qu'est l'embryon est une affirmation qui, en tant que telle, tend à se fonder sur la réalité : on peut alors argumenter car la réalité est la référence. Si le législateur affirmait que l'embryon est une chose, il y aurait possibilité de débat. De même, si le législateur partait du principe que l'embryon doit être traité comme une personne, il y aurait, là encore, possibilité de débat. En revanche, dès lors que la qualité de personne de l'embryon est considérée comme relevant de l'opinion et que la question n'est même pas abordée, un tel parti pris coupe court à tout débat.
Accepter de rechercher ce qu'est un embryon, et renoncer à le décider, c'est le seul moyen de rétablir le débat bioéthique sur des bases saines et d'en déduire un statut, cohérent, pour l'embryon. D'ailleurs, en dépit de l'incohérence relevée, le législateur ne part pas de rien pour s'atteler à cette tâche. En effet, le droit des personnes, en soi, a bien vocation à concerner l'embryon puisque les atteintes à ce dernier sont tolérées par la loi elle-même à titre d'exceptions, intervenant à titre dérogatoire. C'est le cas des dispositions légales relatives à l'IVG et l'IMG (articles L2211-1 et L2211-2 CSP), des dispositions relatives à la recherche sur l'embryon (article L2151-5 CSP) et de celles relatives au diagnostic préimplantatoire (article L2131-4 du CSP). En outre, dans la grande majorité des cas, la loi comme les juges traitent bel et bien l'enfant à naître en général et l'embryon en particulier comme un être humain, une personne humaine . Le législateur et les juges n'ont pas à hésiter d'appliquer clairement les principes protecteurs de l'embryon car, dès lors que les atteintes autorisées par la loi le sont à titre d'exceptions, ce sont bien les principes, la protection de la vie et le respect de la dignité, qui ont vocation à s'appliquer en dehors de ces cas d'exception.
Si le débat bioéthique est rétabli dans la perspective de fonder la loi sur la recherche de ce qu'est l'embryon humain, il deviendra compréhensible et on sortira de cette ambiguïté qui rend toute discussion opaque et sans issue. Il n'y a rien de moins à gagner que le respect comme telle de la personne humaine, de toute personne humaine.

A. M.*
* Maître de conférences en droit privé, a publié La Notion de personne. Étude visant à clarifier le statut juridique de l'enfant à naître, PUAM, 2003.