QUI DIRIGE ? Et comment dirige-t-il ? La réponse semble si évidente que c'est à peine si on la formule. Celui qui dirige tient son autorité de son statut, lequel lui est attribué selon une règle connue : propriété du capital, élection, mérite ou cooptation.

Le dirigeant ainsi désigné décide potentiellement de tout ; et ceux que la même règle a placés sous ses ordres sont tenus — sous peine de sanction — de lui obéir.

Ce mode de fonctionnement prévaut dans la plupart des organisations — depuis les firmes géantes dont le président décide seul ou presque d'un vaste plan stratégique que toute l'entreprise est censée exécuter comme un seul homme, jusqu'au patron de boutique qui régente les moindres actions de ses employés. Il est plus ou moins marqué, plus ou moins pesant, mais il fait référence, et la pratique en est tellement répandue qu'elle passe pour naturelle.

Ce modèle du commandement et de l'obéissance correspond à l'action de masse, où les exécutants sont le prolongement du décideur, comme ses outils. Leurs marges d'autonomie n'existent qu'en raison de l'impossibilité pour un homme de régenter absolument un autre homme, et sont toujours susceptibles d'être reprises en main.

Cette manière de concevoir l'organisation du travail et l'autorité n'est pas la seule possible, loin s'en faut. Quand les sociologues parlent d'action collective, ou les économistes de division du travail, ils désignent une réalité sensiblement différente.

 

L'action collective

 

Au contraire de l'action de masse, l'action collective s'appuie sur la spécialisation des tâches. Chacun faisant ce à quoi il est le plus apte, il ressort de l'ensemble une capacité bien supérieure à celle d'un groupe où tous font la volonté d'un seul. L'action de masse a la puissance de son poids — l'action collective a la force des énergies démultipliées de ses membres. Mais ce modèle ne fonctionne qu'à la condition qu'une fonction soit exercée, celle de la coordination.

Dès lors, l'autorité n'est plus une supériorité, mais un rôle parmi d'autres. Elle consiste à la fois à donner l'orientation commune et à assurer la cohérence de l'organisation. L'autorité est donc dépendante des expertises de chacun des membres du groupe. Toutes ces fonctions — celle d'exercer une spécialité et celle de coordonner — se tiennent et se complètent entre elles.

Des qualités humaines spécifiques correspondent à l'autorité. Il est sans doute vain de vouloir les lister, mais il existe des signes d'un dirigeant fait pour ce rôle. En particulier, ses collaborateurs s'épanouissent à leur travail et ont le sentiment de l'efficacité collective. A contrario, le turn-over est dans presque tous les cas l'indice infaillible d'une déficience du management.

Parvenir à une authentique action collective implique de rectifier plusieurs pratiques ancrées dans les mœurs, comme le mode de sélection des dirigeants. Il est habituel, pour récompenser un bon professionnel, de lui accorder une promotion sous la forme d'un poste de management. Ainsi le meilleur comptable devient chef comptable, le meilleur commercial directeur commercial, le meilleur technicien responsable d'équipe, et ainsi de suite. Or les compétences qui ont fait leur excellence ne sont pas celles qui sont requises dans ces nouvelles responsabilités : si l'exactitude et la rigueur peuvent être les qualités d'un bon comptable, elles seront moins importantes pour un chef comptable que la capacité à avoir une vue d'ensemble du travail et à prêter attention aux personnes qui le réalisent.

La difficulté de rompre avec le modèle du commandement et de l'obéissance tient au prestige de la fonction de direction. La plupart des personnes considèrent le " pouvoir " qui y est attaché et y aspirent. Aussi faut-il prendre conscience que le véritable pouvoir dans une organisation n'est pas de commander à d'autres, mais de posséder une compétence propre et d'avoir la liberté de l'exercer. Les promotions, dans ce contexte, ne prennent plus la forme d'une ascension hiérarchique mais d'un accroissement de l'autonomie de la personne dans son domaine d'excellence et des moyens mis à sa disposition. Et le choix d'un individu à un poste de management ne se décide pas sur sa compétence technique, et moins encore par cooptation au titre d'un diplôme ou d'une appartenance, mais sur sa capacité effective à rassembler, à stimuler et à coordonner.

Certains envisagent l'action collective sous l'angle de la délégation. L'idée de délégation suggère encore l'image d'un chef omnipotent qui concède, mais de façon formelle, une marge d'autonomie à ses subalternes. La division du travail propose une autre conception : il n'est pas question de chef ni de subalternes, mais de personnes complémentaires qui agissent de manière ordonnée.

 

La subsidiarité

 

L'action collective met l'accent sur l'efficacité globale des organisations. Il faut aussi considérer la légitimité de l'autorité qui s'y exerce.

L'existence d'un processus formel de désignation du dirigeant ne suffit pas à assurer sa légitimité ; il faut encore que ce processus soit juste. C'est pourquoi le magistère de l'Église place la subsidiarité au fondement de l'autorité. Il exprime ainsi son principe : " On ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens " (Pie XI, Quadragesimo Anno, n° 572).

La subsidiarité désigne la même réalité sociale que l'action collective ou la division du travail, mais dans l'optique de la justice. Elle insiste sur la liberté et la responsabilité premières de chaque individu par rapport à la communauté dans laquelle il est inséré. Elle met en avant la primauté de l'initiative personnelle :

 

Dans le monde d'aujourd'hui, parmi d'autres droits, le droit à l'initiative économique est souvent étouffé. Il s'agit pourtant d'un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. La négation de ce droit ou sa limitation au nom d'une prétendue " égalité " de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l'esprit d'initiative, c'est-à-dire la personnalité créative du citoyen. [...] À la place de l'initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l'appareil bureaucratique, lequel, comme unique organe d'" organisation " et de " décision " — sinon même de " possession " — de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue [...]. Cela engendre un sentiment de frustration ou de désespoir (Jean-Paul II, Sollicitudo Rei Socialis, n° 15).

 

La reconnaissance du principe de subsidiarité modifie radicalement la conception habituelle de l'autorité, et même la renverse.

 

Dieu n'a pas voulu retenir pour lui seul l'exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu'elle est capable d'exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. Ils ont à se comporter en ministres de la providence divine (Catéchisme de l'Église catholique, n° 1884).

 

Si l'autorité repose d'abord sur la reconnaissance de la liberté fondamentale de ceux qui lui sont soumis, l'exercice despotique du pouvoir tel qu'il a lieu dans l'action de masse est un viol et un vol. La puissance appartient à Dieu seul, qui confie aux hommes la liberté comme une part constitutive de leur dignité. Tout pouvoir qui les en dessaisit sort de sa légitimité, quand bien même les dirigés accepteraient de renoncer à leurs prérogatives.

De manière constante, le magistère de l'Église a exigé la participation des travailleurs à la direction des entreprises, " de manière que, tout en travaillant avec d'autres et sous la direction d'autres personnes, ils puissent en un sens travailler "à leur compte", en exerçant leur intelligence et leur liberté " (Jean-Paul II, Centesimus Annus, n° 43). " Une conception humaine de l'entreprise doit sans doute sauvegarder l'autorité et l'efficacité nécessaire de l'unité de direction ; mais elle ne saurait réduire ses collaborateurs quotidiens au rang de simples exécutants silencieux, sans aucune possibilité de faire valoir leur expérience, entièrement passifs au regard des décisions qui dirigent leur activité " (Jean XXIII, Mater et Magistra, n° 92). Plus précisément encore, le magistère a toujours dénoncé la prise du pouvoir dans les entreprises par les seuls apporteurs de capitaux, au nom du " principe de la priorité du travail par rapport au capital " (Jean-Paul II, Laborem Exercens, n° 12).

L'appétit de puissance pose le problème grave du péché autorisé par la loi et encouragé par les mœurs. Les hommes aspirent au pouvoir, y parviennent, l'exercent et en sont honorés — au lieu qu'ils devraient aspirer à contribuer au bien commun selon leurs qualités, et s'y exercer, sans attendre rien que la satisfaction du devoir accompli. Mais tout encourage cette quête effrénée d'une domination qui ne peut s'exercer qu'au détriment de la liberté d'autrui.

 

À propos des grandes entreprises

 

Les grandes entreprises constituent l'exemple le plus frappant de cette cupidité publique. Comment expliquer qu'une seule organisation excède quelques centaines de personnes, voire le millier ? Les experts en gestion évoquent plusieurs raisons, qui peuvent être réduites à trois principales : les économies d'échelle, la nécessité de sécuriser certaines activités stratégiques, et la taille critique.

Les économies d'échelle et les synergies relèvent plus de la rhétorique que de la réalité. De fait, elles ont une contrepartie qui est généralement omise dans les calculs de ceux qui les invoquent : les coûts de structure. À mesure qu'une organisation s'étend, à mesure que le nombre des personnes qui y œuvrent excède le niveau auquel chacun peut se coordonner avec tous, à mesure que la complexité de l'ensemble s'accroît, son efficacité diminue et les coûts liés à sa structure augmentent. Les systèmes d'information, les niveaux hiérarchiques supplémentaires et les frais afférents, le temps consacré aux réunions de coordination, les conflits internes d'intérêt et de pouvoir, la gestion des procédures, le système de budget et de reporting, sans compter ni les rigidités organisationnelles ni les dépenses somptuaires, tous ces coûts expliquent qu'aucune des grandes entreprises mondiales, malgré toutes les économies d'échelle et autres synergies réalisées en leur sein, ne compte parmi les entreprises les plus rentables de la planète. De nombreuses études prouvent ces faits, mais les dirigeants dédaignent de les considérer. Les seules considérations économiques ne justifient pas l'existence et le développement de grandes entreprises — il faut chercher d'autres motivations.

Que dire de la nécessité de sécuriser des activités stratégiques ? Il s'agit de contrôler, c'est-à-dire ici d'asservir, des activités liées à son cœur de métier afin de ne pas risquer de perdre une situation avantageuse. Ici, l'appétit de pouvoir joue seul et sans masque.

La taille critique est le dernier alibi classique. La taille en question n'est jamais prédéfinie, et pour cause. Elle est la taille à partir de laquelle une entreprise entre dans l'oligopole qui régit un marché. Il n'est là encore question que de prendre le pouvoir dans un secteur d'activité.

L'alternative à la grande entreprise est connue de longue date : des réseaux relativement stables de petites entreprises bien coordonnées entre elles. Ce système est le seul qui concilie l'efficacité économique globale, la souplesse nécessaire dans une économie volatile, et la justice pour ceux qui y œuvrent. Mais il ne prévaut pas.

Quelques groupes fonctionnent selon un modèle décentralisé, en se comportant comme des holdings dont les filiales ont une large autonomie, comme General Electric — mais ils sont minoritaires parmi les grandes firmes et, malgré leurs bons résultats économiques en général, ils ne sont pas imités. Pourquoi ? Pourquoi la grande entreprise monolithique résiste-t-elle même à l'appât du gain ? Il faut y voir à l'œuvre un moteur plus puissant : l'appétit du pouvoir, et son corollaire non moins néfaste, la complaisance dans la servitude de ceux, nombreux, qui y trouvent un succédané de sécurité.

La grande entreprise est le fruit de cet esprit de domination ; elle ne peut que le perpétuer et le répandre en son sein et autour d'elle. Elle peut constituer en elle-même une de ces " structures de péché " auxquelles chacun doit s'efforcer de se soustraire.

 

Le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir. Ces attitudes et ces " structures de péché " ne peuvent être vaincues — bien entendu avec l'aide de la grâce divine — que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à " se perdre " pour l'autre au lieu de l'exploiter, et à " le servir " au lieu de l'opprimer à son propre profit (Jean-Paul II, Sollicitudo Rei Socialis, n° 38).

 

Restaurer l'autorité

 

La correspondance entre la conception de la subsidiarité et celle de l'action collective montre que cette dernière est autant une affaire de performance que de justice. Car le rôle de l'autorité est de contribuer au bien commun en aidant les individus à exprimer leurs talents et à développer leur sens de l'initiative.

 

La justice doit être observée non seulement dans la répartition des richesses, mais aussi au regard des entreprises où se développent les processus de production. Il est inscrit, en effet, dans la nature des hommes qu'ils aient la possibilité d'engager leur responsabilité et de se perfectionner eux-mêmes, là où ils exercent leur activité productrice. C'est pourquoi si les structures, le fonctionnement, les ambiances d'un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s'y emploient, à émousser systématiquement leur sens des responsabilités, à faire obstacle à l'expression de leur initiative personnelle, pareil système économique est injuste, même si, par hypothèse, les richesses qu'il produit atteignent un niveau élevé, et sont réparties suivant les règles de la justice et de l'équité (Jean XXIII, Mater et Magistra, n° 82-83).

 

Dans la pratique commune, issue de l'esprit de domination, le souci du rang et du prestige personnel l'emporte presque toujours sur les considérations d'efficacité et de justice. Le pouvoir despotique entraîne chez ses assujettis une progressive renonciation à la responsabilité personnelle et une déperdition du sens de la dignité humaine. Il ne peut en résulter qu'anomie, violence et solitude, comme cela se constate trop souvent.

Ce modèle perverti de direction, que l'on retrouve autant dans les entreprises que dans l'administration, atteint la société dans le cœur même de sa vitalité. Il revient aux dirigeants d'y renoncer pour restaurer une autorité vraie. Qu'ils ne le fassent pas seulement par un intérêt bien compris, mais par égard à ceux qui leur ont été confiés.

 

 

 

G. DE L.L.