Doctrine sociale de l'Église et dispositifs sociaux

L'AVENIR DES RETRAITES ET DE LA SANTE

 

Les chiffres ne réformeront pas seuls les systèmes de retraite et de protection sociale. La doctrine sociale de l'Église fournit des éléments de réponses qui renouvellent la question plus sensiblement que les catholiques le croient eux-mêmes.

 

 

 

Par PIERRE DE LAUZUN,

Économiste, délégué général de l'Association française des entreprises d'investissement. Ouvrage à paraître au Cerf : L'Évangile, le Chrétien et l'Argent.

 

 

 

 

 

 

 

LES GRANDS DEBATS en cours sur ces dispositifs majeurs de solidarité que sont l'assurance santé et les retraites prennent plus la forme de débats de chiffres que de débats de principes. De tels débats sont indispensables, puisque toute réforme débouchera sur des choix concrets de réglage ou de gestion ; mais ils ne sont en rien suffisants. Bien plus, cela n'a pas beaucoup de sens de parler de chiffres si on n'a pas réfléchi sur les principes, c'est-à-dire sur le pourquoi même de ces dispositifs. La doctrine sociale de l'Église (DSE) fournit des points de repère indispensables et éclairants pour ce faire, conduisant à une vision des choses beaucoup plus renouvelée et inattendue que la plupart des catholiques le pensent eux-mêmes.

 

Ces principes ne sont pas énumérés de façon précise par la DSE, mais on retrouve constamment les mêmes données centrales. Pour les besoins de cet article , nous les rangerons pour notre part sous trois têtes de chapitre :

 

- le Bien commun, qui inclut l'idée de

destination universelle des biens et celle que " nous sommes tous responsables de tous " (Sollicitudo rei socialis) : nous avons à gérer au mieux les biens pour le Bien de tous. Ce principe inclut plusieurs autres notions, notamment celles de réalité, d'équité et de solidarité ;

 

- la subsidiarité, qui conduit à faire assumer les responsabilités par le niveau le plus proche de la personne, donc le plus décentralisé, sauf motif exprès. Ceci inclut aussi le droit de propriété ;

 

- le respect de la personne, qui se relie aux deux précédents en les fondant, et qui implique qu'on ne perde jamais de vue qu'on a affaire à des personnes humaines vivant en société. Autant que possible, elles doivent assumer elles-mêmes le rôle qui leur incombe, et recevoir des autres en étant traitées comme personnes (et non bureaucratiquement).

 

Voyons maintenant ce que cela entraîne pour les deux sujets considérés, sujets d'actualité s'il en est : les retraites et la santé.

 

 

 

I- LE CAS DES RETRAITES

 

Le souci du Bien commun a plusieurs conséquences importantes. Les plus évidentes d'abord, mais qui valent d'être rappelées, concernent le principe de réalité. Il exige évidemment que les équilibres financiers d'un régime de retraite puissent être assurés, que les charges ne soient pas excessives, que la responsabilité des décisions soit assumée par ceux qui ont à la prendre et non reportée sur d'autres, etc. Il faut donc s'assurer autant que possible que les régimes sont durablement viables, ne donnant pas de faux espoirs, ni ne faisant des impasses insoutenables. Chacun doit comprendre qu'aucune cotisation ne garantit une retraite, s'il n'y a pas de quoi la payer au moment où elle est due. Ayant investi à temps, il faut donc une économie prospère, avec une population active nombreuse. Par ailleurs on doit tenir compte de la durée de vie et de son allongement, et par conséquent, ajuster en permanence les critères d'âge inclus dans le système. En outre il faut diversifier les risques, et donc combiner les avantages et inconvénients de la capitalisation et de la répartition, sans monopole de l'un ou de l'autre.

 

Les principes

 

Cela paraît naturel, mais déjà, comme on le constate, tout le monde ne l'accepte pas. À cela s'ajoutent les considérations que l'on met sous le nom d'équité. Elles signifient que, à niveau et durée de contribution comparables, tous doivent percevoir la même retraite. Cela ne veut évidemment pas dire que tous doivent travailler pendant les mêmes durées, ni cotiser de la même manière. Mais à cotisations égales (ce qui veut dire manifestement calculées sur la vie entière, sans doute dans un système par points), et espérance de vie donnée, retraite égale. Les seules exceptions légitimes sont celles qui résultent de la pénibilité du travail, et bien sûr de l'aide solidaire avec les plus démunis.

Par ailleurs, un point important est la définition de ce qu'on appelle contribution. L'équité implique qu'on se préoccupe de tout le travail qui est fait par une personne au profit de la collectivité, y compris celui qui n'est pas rémunéré en argent, mais qui a indéniablement une participation importante au travail commun ; car la contribution de chacun ne se mesure pas uniquement à sa capacité à cotiser. Nous ne parlons pas ici du bénévolat, mais de ce gigantesque apport ignoré de la comptabilité nationale qu'est le travail familial. Le cas des mères de famille est sur ce plan éloquent : leur contribution réelle est massive, ce sont elles qui éduquent les futurs cotisants ; mais la société n'en tient actuellement pratiquement aucun compte dans les retraites (hors reversion).

 

La solidarité enfin est bien entendu une dimension essentielle de tout système social, et pas un simple filet protecteur annexe. Mais le terme de solidarité prête à confusion, et on peut en l'espèce la comprendre de trois manières. La première est ce qu'on appelle solidarité entre générations, qui est en fait la logique même de tout système de retraite ; nous n'y insisterons pas. La deuxième est la solidarité entre caisses, lorsque le système de retraites est composé de caisses décentralisées : elle est naturelle, au moins pour la partie rendue collectivement obligatoire du système. La troisième, qui retrouve le sens originel du terme, s'applique au cas de personnes atteintes par un coup dur exceptionnel ou a fortiori des handicaps majeurs, y compris les périodes de chômage, etc. Tout cela est naturel. Mais bien entendu cela ne peut justifier un assistanat généralisé, encore moins des traitements discriminants entre générations ou secteurs professionnels (on pense ici aux régimes spéciaux de retraites du secteur public, qui sont comme on sait anormalement avantageux), ni un poids excessif sur les générations qui travaillent.

 

La subsidiarité, principe de liberté, implique que ce sont les personnes elles-mêmes qui sont les premières responsables de l'organisation de leur retraite, ou des institutions aussi proches d'elles que possible, dans lesquelles leur responsabilité est claire et consciente ; le système national n'intervenant qu'ensuite, et principalement pour donner des principes généraux. Cela pousse en faveur d'un régime organisant un rapport direct entre les personnes et les actifs (en capitalisation) ou entre personnes liées par une même mécanisme (en répartition). La conséquence en est que, même si les principes de base du système sont les mêmes pour tous, il n'y a pas de raison pour qu'ils soient mis en œuvre par des organismes unitaires centralisés, au contraire. Ils le seront plus effectivement par des organismes multiples, choisis par les intéressés, s'ils respectent ces principes d'ordre public. De même, il n'y a pas de raison d'imposer une formule unique : dans des limites raisonnables, on doit pouvoir choisir son rythme et de cotisation et de départ, sous réserve du principe d'équité.

 

Il faut rappeler ici les textes bibliques qui demandent à chacun de s'occuper de ses propres parents, et donc, implicitement, de manifester cette solidarité avant de faire appel à un système plus large de solidarité. Le quatrième commandement est le premier à nous parler des devoirs des hommes entre eux ; or il nous parle uniquement de la famille, comme si la famille résumait à sa façon la société. En termes modernes, la famille est la cellule première de solidarité entre générations : " Tes pères et mères honoreras ". En outre, la Bible parle constamment de paternité et de filiation, et rappelle fréquemment les bienfaits de la vie en famille. Ceci nous rappelle que ce sont d'abord les personnes qui ont la responsabilité de leurs parents, au delà de ce que ces derniers ont fait par leur prévoyance ou leur épargne. Mais à cette considération, qui relève de la subsidiarité, il faut en ajouter une autre qui relève de la dignité des personnes, comprise comme un des besoins humains fondamentaux : une existence digne est une existence en famille, y compris bien sûr pour les personnes âgées, voire surtout pour elles. Dès lors on ne saurait en être quitte avec les retraités quand on a traité de la pension au sens pécuniaire du terme. Au moins aussi importante est la question des conditions de vie des retraités, surtout des retraités les plus âgés. En termes clairs, ceux-ci doivent vivre dans un environnement humain accueillant, qui est normalement la famille. Ceci entraîne des règles de morale personnelle, un devoir de la part des familles, mais aussi des dispositifs fiscaux visant à les aider dans cette tâche, et pénalisant les parasites.

 

Le financement et la natalité

 

Outre l'organisation du système, il faut mesurer comment il est financé. Le point central est bien sûr le suivant : ce sont les générations futures qui payent les retraites, et non les cotisations actuelles. En répartition, les cotisations d'une année donnée payent les retraites de la génération précédente versées cette année-là, ce qui ne garantit rien pour le futur . Dès lors, il n'y a de retraite future que s'il y a suffisamment d'actifs d'un côté (enfants des précédents ou éventuellement immigrés) et si de l'autre l'économie est prospère, donc qu'on a suffisamment investi. Même en capitalisation, le capital détenu par les retraités ne leur rapporte des retraites que parce que d'autres travaillent et leur payent des intérêts ou des dividendes, ou rachètent les titres des sociétés sur le marché.

D'où le lien très étroit qui existe sur le long terme entre niveau des retraites et natalité. Naturellement, ce facteur ne joue qu'après une longue période : si aujourd'hui la natalité augmentait brusquement, cela ne commencerait à avoir d'effet sur la population en âge de travailler que dans 20-25 ans, avec un effet sensible sur les cotisations dans 50 ans et plus. C'est pourquoi on prétend ici ou là que l'impact de la natalité sur le problème des retraites est faible. Mais sur le vrai long terme il est absolument décisif. C'est même l'investissement le plus raisonnable de tous. Et il est évident que l'immigration (les enfants des autres) ne saurait répondre à la question sauf à la marge, du moins pas sans déséquilibres graves. Ne parlons pas enfin de l'investissement à l'étranger afin de financer les retraites, comme font certains pays (Japon) : on peut douter de la sécurité de la méthode. En résumé, tout ceci implique qu'il faut abandonner l'idée que le fait d'avoir cotisé donne par lui-même et à lui tout seul des droits. Il n'y a droit véritable, c'est-à-dire pouvant être honoré, que s'il y a des gens pour les honorer. Donc que des enfants soient nés dans une économie qui a investi.

 

Il se déduit de ceci qu'il est indispensable d'établir un lien direct et significatif entre niveau de retraite et participation à l'éducation d'enfants et à l'effort démographique. Ce qui doit prendre deux formes : d'une part, une relation directe et significative entre le nombre d'enfants élevés et la retraite future, à cotisations égales ; et d'autre part, comme on l'a dit, une constitution de pension spécifique pour les personnes qui n'ont pas de retraite propre mais ont élevé des enfants. Indispensable (à long terme) sur le plan économique, c'est aussi à notre sens une préoccupation élémentaire de justice. Ceux qui ont élevé des enfants se sont créé des droits à retraite plus élevés par le fait même que, outre leurs cotisations, ils ont permis à des personnes d'exister et de contribuer à l'économie, qui précisément payeront ces retraites. Parallèlement bien sûr, une politique volontariste de soutien aux familles pendant la période même où elles élèvent des enfants, est le complément indispensable d'un système de retraites ainsi rééquilibré (et non une alternative).

 

On peut ajouter enfin que le niveau des retraites possibles dépend évidemment aussi de l'activité économique future. Donc, entre autres, de l'effort d'épargne réalisé dans la période antérieure. Il est donc vital que cet investissement ait lieu, et le système de retraite doit être organisé pour cela. Notons que cet argument joue plutôt en faveur de la capitalisation.

 

Durée de vie et niveau des retraites

 

Nous passerons rapidement sur les questions liées aux seuils et niveaux. Il est manifeste d'abord que si la durée de vie s'allonge, comme elle le fait régulièrement, les retraites sont plus coûteuses toutes choses égales par ailleurs. Sauf donc à surcharger les actifs, on doit reculer au même rythme et dans les mêmes proportions l'âge de la retraite ou les curseurs équivalents. Par ailleurs, toujours dans l'optique de responsabilité personnelle qu'on a tracée, il est bon en soi de donner une grande souplesse à la date de prise de retraite. Pour cela il suffit d'instaurer une relation simple et directe entre le niveau de la retraite et les cotisations la vie durant, en tenant compte évidemment de la pénibilité réelle du travail d'une part, de l'espérance de vie d'autre part. Par exemple avec un système par points. Qui veut partir plus tôt, ou plus tard, ne doit être ni encouragé, ni pénalisé. Et pas de malthusianisme entraînant mise à la retraite ou en préretraite des salariés âgés, selon une pratique française choquante.

Reste la question du niveau même des retraites, comparé, toutes choses égales par ailleurs, à la rémunération d'un actif. Il n'y a pas là dessus de réponse morale univoque. De façon générale, il paraît équitable que le niveau des retraites prévu soit plutôt plus bas que celui des rémunérations d'actifs, qui doivent en outre élever des enfants Mais il n'y a pas de raison que cela soit décidé à un niveau politique, au delà d'un certain seuil : on ne voit pas au nom de quoi empêcher un effort plus grand (et financé de façon autonome) dans le cadre d'un système particulier ; ou a fortiori un effort personnel libre pour qui le souhaite.

 

Sur ces différents points, comme on le verra, la situation est différente en répartition et en capitalisation. La capitalisation réalise spontanément une référence au travail de la vie entière ainsi qu'une indexation sur la croissance. Mais si le premier point est clair et simple, le second peut poser problème : est-il approprié par exemple que les retraités profitent d'une hausse marquée de la Bourse, ou des taux d'intérêts, plutôt que les actifs qui produisent la richesse, ou payent les charges? Inversement une période de crise grave peut être ruineuse pour les retraités en capitalisation, encore que les critiques faites ici ou là en France sur les systèmes étrangers montent en épingle des situations spécifiques, qui ne sont pas représentatives de la réalité de ce système (convenablement monté) pour la grande majorité. D'un autre côté, en répartition, on a plus de liberté en principe dans les réglages ; et en particulier, en régime stable, on peut construire en principe un système de retraites qui soient en référence directe à l'effort fourni et en même temps revalorisées avec l'économie. Ce qui peut paraître équitable. Mais il est vrai aussi que dans ce système tout déséquilibre démographique perturbe plus immédiatement la lisibilité de la répartition, et contrecarre la bonne indexation spontanée sur l'activité économique : nous sommes ainsi en train de sortir d'une période de trop grande générosité des retraites, par gestion irresponsable des réalités démographiques, qui va être suivie d'une période de vaches maigres.

 

Capitalisation ou répartition ?

 

La question du rôle relatif de la capitalisation ou de la répartition est une question centrale, qui hors de France a conduit à des réorientations parfois radicales. Comme le note Michel Albert en introduction d'un document relativement récent de l'UNIAPAC , le débat pour le dirigeant chrétien n'est pas simple :

A priori la répartition est plus " chrétienne " [...] : la pension de retraite que je reçois, je la reçois gratuitement des autres. Je suis financé par les jeunes, les actifs. C'est un don gratuit qui n'est pas sans rappeler le quatrième commandement " tes pères et mères honoreras "... Mais en réalité [...] la belle mécanique collectivement altruiste de taxation du travail aboutit à le renchérir et à augmenter le chômage. [...] Symétriquement en première analyse l'autre méthode, la capitalisation apparaît beaucoup moins altruiste. J'épargne, je capitalise mon épargne et je financerai ma retraite personnelle avec les revenus de ce capital. Je suis dans une situation égoïste du " moi à moi ". [...] Mais c'est cela qui me rend plus responsable, et qui en m'incitant à financer l'investissement par mon épargne, me permet de contribuer à la création d'emplois tout en évitant de taxer les générations futures. [...] Mais attention à éviter que le mouvement... ne crée " deux nations de retraités " : d'un côté ceux qui peuvent épargner et de l'autre ceux qui ne le peuvent pas. "

 

Comme l'indique ce texte, ce document UNIAPAC, fruit d'un colloque tenu en 1998 avec de nombreuses interventions de qualité, penche nettement en faveur de la capitalisation, avec un " régime minimal filet par répartition ", financé par l'impôt. On peut résumer les différents arguments qui y sont exposés de la façon suivante :

 

Conformité aux principes

 

L'idée est en premier lieu affirmée que la capitalisation est globalement plus conforme aux principes de la DSE, notamment la subsidiarité, la propriété privée, l'actionnariat du travail, la responsabilité sociale de l'entreprise, et même la solidarité moyennant un système protecteur de base.

 

L'intérêt de la capitalisation est évident en termes de subsidiarité ; en effet elle crée un lien direct entre la somme épargnée et la pension obtenue. Elle accroît la responsabilisation des individus comme leur capacité de choix individuel ou collectif. De plus, si les entreprises s'y impliquent, elle aboutit à renforcer sur la durée le lien entre l'entreprise et ses salariés au delà de la pure vente de la force de travail. Elle doit cependant laisser subsister un degré non négligeable de contrôle ou d'engagement public, ne serait-ce qu'en termes d'obligation, de diversification, surtout de sécurité, etc. En revanche la répartition doit être aussi globale que possible et fonctionner comme un impôt d'un côté, une assistance de l'autre. Si elle est cohérente, elle est donc assez spontanément à l'opposé du principe de subsidiarité.

 

En termes de solidarité, notamment avec les plus défavorisés, la capitalisation par elle-même ne donne pas de réponse. Mais rien n'empêche de mettre en place un système minimal. Toutefois le risque d'un système à deux niveaux n'est pas négligeable. La répartition au contraire met au centre un principe de solidarité, publiquement visible, ce qui est en soi bon. Mais cette solidarité est en partie fallacieuse, car d'une part elle n'existe pas véritablement entre riches et pauvres (sauf les dispositions minimales pour les plus pauvres), ni d'autre part entre générations, chaque génération tirant en fait des chèques sur la suivante. Il est difficile de parler de " pacte entre les générations " comme on le fait, s'il y a simple report de charges sur la génération suivante dont on espère simplement qu'elle sera légalement ficelée. Cela dit, la répartition rend a priori beaucoup plus aisée la prise en compte de facteurs extra monétaires, ainsi le rôle des mères de famille, et plus généralement la prise en compte des enfants élevés pendant sa vie, dont on a vu la logique profonde, mais que le document UNIAPAC néglige.

 

Sensibilité et aléas

 

En termes de risques, la répartition est plus sensible aux fluctuations démographiques, la capitalisation à celles des marchés financiers. Comme on ne sera pas en régime idéal parfaitement stable, et que de telles fluctuations se produiront inévitablement à l'avenir, ces différents régimes auront donc nécessairement des résultats assez différents. En principe le rendement de la capitalisation doit être celui des marchés financiers, fonction notamment du taux d'intérêt et évoluant à long terme comme la productivité du capital ; celui de la répartition évoluant comme l'accroissement des salaires, donc à long terme comme la productivité du travail. En théorie donc le rendement de la capitalisation devrait être supérieur ; mais le risque plus élevé : on l'a vu avec l'effondrement des régimes anciens de capitalisation avec la guerre. Son coût de gestion est en outre a priori plus élevé, et la mutualisation des risques y est plus faible. De son côté, la sensibilité de la répartition à la démographie est évidente. On ne saurait cependant conclure à l'insensibilité de la capitalisation à ce facteur. En effet si le ratio capital/travail se dégrade par accroissement du rôle du premier, la productivité du capital peut avoir tendance à baisser, éventuellement de façon tout à fait sensible. Mais ce qui est certain est que dans un tel cas les effets négatifs du déséquilibre démographique sur un régime de capitalisation seront lents, progressifs et surtout automatiques, en outre perçus individuellement d'abord ; la situation est donc plus facile à gérer qu'en répartition.

 

Effets économiques et politiques

 

A priori la capitalisation paraît favorable à l'épargne. Mais il n'est pas certain que le niveau d'épargne soit inférieur en système de répartition, comme le montre la comparaison entre les pays anglo-saxons et les autres. Paradoxalement, en répartition l'épargne pourrait même être excessive ; soit parce que les actifs se méfient du système et épargnent par précaution (France) ; soit parce que les retraités soient trop bien pourvus et épargnent faute de consommation utile. En outre, dans un régime de capitalisation, en croisière les entrées et les sorties tendent à se compenser. De plus la capitalisation favorise les marchés financiers et boursiers. Elle conduit à une relative diversification de la propriété des entreprises, et à renforcer la part nationale. Elle permet, avec profit, de renforcer les investissements en biens réels, actions et immobilier. En outre cela peut permettre grandement de favoriser une gestion plus morale des entreprises dans lesquelles les fonds de pension investissent, avec une efficacité plus grande que tout autre dispositif. Le poids des travailleurs y est à la fois accru et moralisé.

 

En outre, la mise en place d'un système de répartition est apparemment facile, mais les effets des décisions prises ne se font sentir qu'à long terme. La prévoyance est une des dimensions essentielles du Bien commun. Or en répartition ces décisions sont largement entre les mains de politiciens soumis au cycle politique, qui est très court. Il n'y a aucune régulation spontanée des déséquilibres. Donc le risque de mauvais pilotage y est élevé. On risque de ne réagir que devant des déséquilibres flagrants, c'est à dire beaucoup trop tard, comme le montre la France. En outre le lien entre l'effort et la récompense y est plus lâche. D'où un risque d'insatisfaction plus aigu.

 

Psychologiquement on ne sait pas qui payera sa pension et comment, mais on accumule des droits sur la société ; et on s'expose à une gestion politique aléatoire, là où les choses pourraient être réglées plus efficacement à un niveau plus proche (mais on peut faire remarquer en sens inverse que si la capitalisation dérape à la suite d'un drame économique ou financier, il sera extrêmement difficile de réagir). En ce qui concerne les cotisations, en répartition elles pèsent directement sur le coût du travail ; et d'autant plus que les déséquilibres démographiques sont forts. En revanche en capitalisation elles s'apparentent plus à une épargne, et dépendent a priori peu de la démographie.

 

En pratique, un schéma de référence à trois niveaux paraît se dégager du document Uniapac : un régime par répartition de base, pour tous, financé probablement par l'impôt ; un régime par capitalisation assez général, obligatoire, couvrant le gros des besoins estimables ; et des régimes facultatifs, par capitalisation aussi, mais avec déduction fiscale à l'entrée.

 

Appréciation

 

Le débat est complètement dominé en Europe par la crise démographique actuelle qui remet gravement en cause les régimes de répartition déjà déformés par la période antérieure, favorable aux prélèvements publics, et par les corporatismes ; ce à quoi s'ajoutent le chômage, et l'allongement de la durée de la vie. A contrario, l'image de la capitalisation a profité du comportement exceptionnellement favorable des marchés financiers, image renversée aujourd'hui. Il y a donc un risque réel qu'une mode historique, ou une conjoncture boursière, fasse pencher artificiellement la balance dans un sens ou un autre. En outre, la solidarité existant en Europe sous sa forme actuelle, et la sécurité relative qu'elle octroie apparemment, sont en soi des biens, au rôle stabilisateur, tant sur le plan moral que même économique (l'individualisme et l'insécurité généralisés ne sont pas nécessairement favorables à l'innovation).

 

Cela dit, les arguments donnés par le document en faveur de la capitalisation sont forts et soulignent d'autant le déséquilibre majeur de la situation française. Il paraît effectivement en soi meilleur qu'une proportion plus importante du régime central de retraite fonctionne en capitalisation, et qu'une grande liberté soit donnée pour la constitution de retraites complémentaires. En revanche le régime de base, qui doit rester en répartition, devrait jouer un rôle plus important que dans le rapport, et notamment prendre en charge une partie des objectifs sociaux, de solidarité et démographiques, ainsi que toute contribution sociale ne se traduisant pas par des cotisations — ainsi celle réalisée au foyer. Quant à la prise en compte des enfants élevés, si c'est de loin en répartition qu'elle est plus facile à organiser, elle devrait affecter idéalement aussi le régime de capitalisation, au niveau de la réglementation, même si c'est plus malaisé (par octroi additionnel de points ou tout autre moyen).

Les principes et raisonnements développés ci-dessus sont de validité universelle.

 

Naturellement il faut les adapter à chaque situation concrète. Dans le cas français, tout ceci pourrait déboucher sur un système de répartition basé sur l'effort de la vie entière, et tenant massivement compte de l'effort d'éducation d'enfants, complété par un régime de capitalisation très libre. Il serait bon en outre que ces régimes soient largement décentralisés, à condition que les règles de base soient communes et la péréquation solidement organisée. Mais comme on le voit, on s'éloigne très sensiblement de la situation actuelle. La prise en compte de principes de bases inspirés par la DSE aboutit donc à une vision du régime des retraites et de sa logique profonde très différente des perceptions spontanées.

 

 

 

II- LE CAS DE LA SANTE

 

Les principes sont ici aussi très clairs.

C'est manifestement un élément de Bien commun que tous les membres d'une communauté humaine (et idéalement, de l'humanité) jouissent de l'état de santé le meilleur possible (compte tenu des capacités techniques, financières et organisatrices de l'époque considérée) ; sous réserve évidemment d'autres objectifs constitutifs de ce Bien commun. La solidarité (et plus encore, la charité) impliquent en outre que l'on aide ceux qui ne peuvent pourvoir par leur propres moyens à leur état de santé, soit par incompétence (ou insuffisante mesure des enjeux), soit surtout par manque de moyens. Tout l'enseignement chrétien, depuis la Bible, est très clair là dessus, qui insiste sur le soin à apporter aux malades et aux personnes qui souffrent.

 

De son côté, la subsidiarité implique que les efforts précédents soient pris en charge au niveau le plus proche possible de la personne concrète. Ce qui est beaucoup plus complexe que dans le cas des retraites, puisqu'il ne s'agit plus simplement d'un flux d'argent, relativement simple à apprécier, mais du rapport de chacun à son corps, qui fait en outre appel à des connaissances techniques extrêmement complexes, hors de portée de la plupart, et ne débouchant pas sur des choix simples, notamment en termes de priorité. En outre, le rapport du malade avec celui qui le soigne met en cause ces personnes dans ce qu'elles ont de spécifique et d'intime. Ceci accroît l'exigence que traduit la subsidiarité, tout en la rendant plus complexe à organiser.

 

Corrélativement d'ailleurs, il apparaît conforme à la dignité des personnes, et à l'exercice de leur charité mutuelle, que l'aide aux malades soit le plus possible organisée et comprise comme une aide directe entre personnes ; c'est d'ailleurs le modèle constant offert par la Bible. De même il est souhaitable, tant en termes de charité que de respect des personnes, que l'environnement des soins et leur mode d'administration soient fondés sur des rapports humains aussi riches que possible, et respectueux des relations humaines normales, notamment familiales.

 

L'intervention publique

 

Comme on le voit, rien de tout ceci n'implique a priori intervention directe de l'État dans le système. On peut noter par exemple que dans le cas de l'accès à l'alimentation, des remarques analogues seraient possibles, mais qu'il n'y a pas d'intervention publique, sauf cas extrême. Aucun système collectif n'organise le remboursement du pain consommé. Si donc (de nos jours) on traite la santé différemment, c'est qu'on juge la situation spécifique. Trois caractéristiques distinguent l'alimentation de la santé : 1/ la part du budget nécessaire à l'alimentation est désormais, de façon générale, faible par rapport aux revenus de la grande majorité des ménages ; 2/ ce budget est stable, alors que le besoin médical est irrégulier dans le temps, et peut être surtout très coûteux (aspect assurantiel) ; 3/ enfin, le choix et l'administration des soins supposent une expertise dont la plupart des ménages ne dispose pas, contrairement, en principe, à l'alimentation. Par ailleurs, ces soins supposent une organisation lourde, au moins pour certains cas (hôpitaux).

 

D'où l'idée d'une certaine intervention publique. Mais la justification d'une telle intervention comporte elle aussi ses limites. Il y a peu de doute que les mesures nécessaires sont à prendre pour s'assurer que le régime de santé en vigueur est autant que possible conforme au Bien commun. Il s'agit ici de vérifier d'une part que les membres de la société soient " convenablement " couverts (avec en outre la prévention voulue), et d'autre part que les infrastructures lourdes existent et soient disponibles. En la matière, une telle régulation par la loi paraît indispensable, compte tenu de la faiblesse et de l'ignorance des citoyens par rapport à la chose médicale. Mais en même temps, ceci doit être autant que possible assumé au plus près des personnes visées, dans un rapport aussi respectueux que possible de ces personnes, de leurs relations mutuelles, et de leur environnement notamment familial.

 

Rien de tout ceci n'implique étatisation, si l'on comprend sous ce terme gestion directe par l'État du mécanisme de remboursement, fiscalisation de la dépense, et gestion directe des infrastructures lourdes (hôpitaux). Au moins dans l'examen préalable, il faut donc sortir du schéma mental d'une sécurité sociale entièrement étatisée (modèle anglais) ou étatisée pour des dimensions essentielles (modèle continental) ; sauf à prouver après étude qu'ils assurent mieux les objectifs définis ci-dessus. L'examen de la question du financement va le confirmer.

 

La question du financement

 

Levons tout d'abord une question préalable. Il n'y a pas de doute que le financement du soutien aux plus démunis ou celui des infrastructures lourdes ou rares doit être assurés en cas de besoin par des fonds publics (budget de l'État ou des collectivités locales). Ou plus exactement, dans la mesure où l'action caritative n'y suffit pas. Cela dit, même là il serait très hautement souhaitable que cette action caritative soit stimulée, tant pour encourager le don volontaire, qui est en soi meilleur, par la prise de responsabilité par les personnes (subsidiarité) ; et le rapport direct avec les démunis (le bénévolat étant a priori plus humain que la bureaucratie). Une première mesure consisterait à rendre déductible sans plafond toute somme donnée à ce titre, et à créer un statut très avantageux des fondations ayant un tel objet d'intérêt général.

 

La question est moins simple s'agissant du reste du système. Ici deux philosophies s'opposent. Dans un cas, on lève les fonds par une méthode de type fiscal ; et on les affecte aux organismes voulus : c'est le modèle sécurité sociale. Dans l'autre, on rend obligatoire un certain niveau de couverture, mais on laisse libre le choix des moyens (quitte à imposer certaines règles pour assurer la péréquation des risques) : c'est le modèle de l'assurance. L'idée reçue consiste à considérer le premier comme plus " juste ", parce que plus redistributif. C'est le cas par exemple du système français. En effet même un impôt proportionnel au revenu comme la CSG, est en réalité très redistributif, puisque les prestations sont en principe les mêmes pour tous . Mais cela ne saurait suffire à emporter le choix en faveur d'un tel mécanisme de type fiscal. Outre qu'on peut contester l'identification systématique de la justice avec l'égalité, il semble qu'il y ait ici une confusion entre deux questions, ou entre deux mécanismes. Rien n'implique en effet de confondre le mécanisme de redistribution des revenus avec celui présidant au financement de la santé. On peut parfaitement concevoir un système de santé obligatoire qui soit purement assurantiel (individuel, ou au niveau des entreprises, ou tout autre), et cohabitant avec un impôt sur le revenu aussi redistributif qu'on le souhaite par ailleurs.

 

La véritable distinction est donc entre un système de type fiscal, fondé sur des prélèvements obligatoires, et un système fondé sur des options choisies (sous réserve de l'obligation de faire, c'est à dire de s'assurer, donc d'entrer dans un schéma respectant des règles minimales, avec bien sûr un tronc commun obligatoire). Dans l'optique des principes proposés par la DSE, il paraît manifeste que toutes choses égales par ailleurs (et notamment à solidarité identique, en prenant ce mot au sens large) un système d'adhésion libre, avec choix entre des prestataires décentralisés, est plus conforme au principe de subsidiarité. Il présente en outre l'avantage immense de rendre possible une beaucoup plus grande proximité ente le patient et le système de soins. Il est vrai aussi qu'un système associatif paraît préférable à un système purement individuel. Étant naturellement entendu qu'il faut empêcher, par des règles appropriées, toute discrimination en termes de risques (du moins de risque subi, car il serait normal que les ivrognes et les fumeurs payent plus).

 

La question des prestations

 

Reste la question des prestations. Il faut être conscient du fait que tous les systèmes de santé sont soumis à des pressions extrêmement fortes, puisque la consommation et le coût des dépenses de santé croissent partout beaucoup plus vite que le PNB. On peut attribuer cela en partie à des insuffisances de gestion, de contrôle ou de fixation de priorités. Mais cela reflète aussi (surtout) une tendance profonde, qui est liée à la hausse du niveau de vie, à la modification des priorités personnelles, et au progrès médical . D'où la résurgence inévitable de la fameuse question du " trou de la Sécu ". On constate même un élargissement croissant des ciseaux entre les dépenses spontanées, et les recettes définies sur base normative. Il faut donc gérer une rareté relative. Toute la question est de savoir comment.

 

Bien entendu, il va de soi que chacun doit être libre de recourir aux soins qu'il souhaite si c'est à ses frais (sauf illégalité de ces soins). Ou de recourir à des systèmes complémentaires, en sus du niveau obligatoire. La question que nous avons à traiter est donc uniquement celle des soins jugés indispensables, et inclus dans le système. Car dans tous les cas de figure, on aura des soins qui seront admis au remboursement, et des soins qui ne le seront pas. Et cela d'autant plus qu'on utilisera une méthode de contrôle des dépenses et qu'elle sera plus efficace. La question est donc celle des soins couverts par les systèmes de couverture obligatoire. Sur ce plan, la question centrale est de concilier la montée apparemment inexorable des besoins, une liberté aussi large que possible dans le choix du ou des prestataires, avec le souci de ne pas rendre trop élevée la partie obligatoire de l'addition, et d'éviter que les citoyens précautionneux paient pour les autres (à maladies identiques).

 

Là encore la subsidiarité conduit clairement à rechercher une liberté aussi grande que possible dans le choix de prestataires, s'ils s'engagent pour la partie obligatoire du système de traitement. Et elle implique la liberté pour le reste. Si le système français a sur ce plan l'avantage de laisser le choix du praticien, en revanche la responsabilisation financière y est faible, sauf à réduire le taux de remboursement comme on le fait régulièrement pour des catégories entières de soins, ce qui ne donne pas plus de rationalité au système. En d'autres termes, le choix du praticien est irresponsable, la couverture insuffisante et gérée de façon trop purement budgétaire. En revanche, et contrairement à une idée reçue et aux préjugés ambiants, des arguments forts pousseraient en faveur d'une solution décentralisée de type américain, dans laquelle les entreprises, ou les prestataires, contractent avec des fournisseurs de soin sur un certain service . Non pas tant en termes d'économie, mais de rapport qualité prix, et de proximité.

Quant aux hôpitaux, il paraîtrait là aussi nécessaire de mettre en concurrence les systèmes, et donc le public (là où on souhaite le maintenir) et le privé, associatif, caritatif etc., sauf lorsque la spécificité de la maladie ou du traitement le justifie.

 

Démonter le mirage bureaucratique

 

Du point de vue chrétien, il paraît donc clair qu'il faut absolument disposer d'un système public d'encadrement et de régulation du système de santé, mais qu'en même temps son étatisation totale ou partielle ne s'impose en rien. Elle repose même sur une philosophie socialisante tout à fait différente d'un enseignement chrétien fondé sur les rapports entre personnes, l'autonomie et la responsabilité (des dites personnes, des communautés ou des entreprises), qu'il s'agisse de se protéger, d'être solidaire, d'entreprendre ou de donner. Le système français, étant un système mixte, présente certains avantages (notamment la liberté relative de choix des praticiens), mais des inconvénients importants (financement et gestion étatiques, contradiction entre la liberté des praticiens et la gestion publique, etc.).

 

Sa réforme et son évolution devraient idéalement aller dans le sens d'une plus grande liberté et responsabilité, même si plusieurs scénarios sont possibles. Il faut évidemment être réaliste sur ce qu'il est possible de mettre en œuvre, compte tenu des perceptions actuelles, et de l'inertie du système en place. Mais c'est faire œuvre salutaire que de démonter progressivement le mirage bureaucratique sur lequel il est fondé. Il est en outre indispensable pour les chrétiens de se décomplexer par rapport à ceux des présupposés ambiants qui ne sont pas bons. Et en outre, donner l'exemple d'initiatives concrètes, comme ils ont su le montrer au cours des siècles, quand tout le système de santé, tel qu'il pouvait alors exister, reposait sur l'Église et ses fondations.

 

P. DE L.