EXPOSER en un document synthétique la doctrine sociale de l'Église catholique, doctrine faite d'apports successifs si riches, n'était pas une tâche facile. Il ne fallait pas attendre du Compendium un autre résultat que celui que nous avons aujourd'hui : une œuvre qui nous aide à améliorer notre connaissance et à approfondir notre réflexion, bien plus qu'un catéchisme social à usage immédiat des clercs et des laïcs.

Les " scientifiques et les hommes de culture " sont donc invités par les inspirateurs et les auteurs du Compendium à prolonger le travail et, sur sa base, à donner une lecture plus dépouillée et plus accessible de la doctrine sociale de l'Église (DSE).

Je m'y risquerai pour ma part, s'agissant de la mondialisation et du développement, en proposant deux clés de lecture, qui permettent à mon sens de tirer parti de toute la richesse du Compendium mais de la mettre aussi à la disposition d'un large public, d'un monde en quête de message d'espoir, de justice et de paix.

La première clé pourrait s'appeler " Rerum novarum ", la deuxième le " bien commun universel ".

Rerum novarum : L'Église s'intéresse aux souffrances et aux progrès des hommes dans un monde en mutation permanente. Elle s'intéresse aux " choses nouvelles ". Comme les choses nouvelles se renouvellent sans arrêt, la DSE est évolutive : la thématique de Léon XIII et les idées de la fin du XIXe siècle ne sont pas celles prises en compte par Jean Paul II en ce début de millénaire. Ainsi, plusieurs chapitres du Compendium se terminent-ils par un appendice, une mise à jour, baptisée " Res novæ " . La DSE se veut actuelle.

Mais la dimension et l'inspiration de la DSE traversent les temps, parce que cette doctrine est bâtie autour de la liberté et de la dignité de la personne humaine, et qu'elle trouve nécessairement la solution aux problèmes de la société humaine dans le message du Christ. La DSE se veut évangélique.

Ainsi la Doctrine sociale de l'Église balance-t-elle entre l'actuel et l'éternel, entre le contingent et l'immanent.

Actuelle et contingente, l'analyse de la mondialisation.

Éternelle et immanente, la référence au bien commun universel.

 

 

 

I- LA MONDIALISATION

 

La conclusion que je crois pouvoir tirer des textes du Compendium qui concernent la mondialisation est que l'Église nous demande de l'accepter, de s'y adapter, mais aussi de l'accompagner.

 

Accepter la mondialisation

 

Oui, l'Église accepte aujourd'hui la mondialisation comme un fait inéluctable et positif. Elle a sans doute mis du temps à cerner le problème, mais il faut dire que les " savants ", et notamment les économistes, ne l'ont guère aidée. Être de son temps, c'est souvent épouser les idées de son temps. Pendant des années, la pensée dominante en science économique a dénoncé les méfaits du commerce mondial et du marché, Gunar Myrdal écrivait " Planifier pour développer ", et la recommandation quasi-unanime était le développement auto-centré, que les uns voyaient dans l'agriculture, les autres dans l'industrie lourde, suivant que l'on se référait au modèle chinois ou soviétique. Même après l'échec patent de la planification dans ses patries d'origine, certains continuaient à soutenir que ce qui avait échoué au Nord pouvait réussir au Sud, et il a fallu attendre encore quelques années avant que les économistes se rangent du côté du libre échange et de la libre entreprise comme principes du progrès économique, aussi bien au Sud qu'au Nord.

L'affaire est définitivement tranchée avec Centesimus Annus : l'Église se rend à l'évidence que la mondialisation est une chance pour les pays pauvres.

 

Il n'y a pas très longtemps on soutenait que le développement supposait, pour les pays les plus pauvres, qu'ils restent isolés du marché mondial et ne comptent que sur leurs propres forces. L'expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l'activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont pu y entrer. Il semble donc que le problème essentiel soit d'obtenir un accès équitable au marché international, fondé non sur le principe unilatéral des ressources naturelles mais sur la valorisation des ressources humaines .

 

Comment le marché parvient-il à une gestion satisfaisante de l'économie universelle ? Pour les mêmes raisons qu'il adapte les ressources aux besoins au niveau micro-économique . Le marché n'est pas une entité abstraite, ni une institution, c'est un processus. Un processus d'information, un processus de coordination. À travers le système des prix, le marché transcrit l'état actuel des ressources et des besoins. La lecture du marché est faite par des entrepreneurs dont les seules chances de succès consistent à satisfaire des besoins non ou mal satisfaits. Aujourd'hui la mondialisation apporte une information de meilleure qualité, parce qu'elle circule presque instantanément sans frontière et sans coût, elle permet de mieux connaître ce dont on dispose et ce que l'on devrait faire. L'inventaire des ressources planétaires, et notamment des talents humains, est donc de plus en plus complet, comme la liste des besoins humains à satisfaire par priorité. Les entrepreneurs ont donc l'obligation de se mettre au service de l'humanité entière pour assurer leurs profits.

Il y a convergence entre la recherche du profit par la libre entreprise d'une part, et la répartition de toutes les ressources au niveau planétaire, que la DSE appelle à juste titre de ses vœux : " L'enseignement social de l'Église exhorte à reconnaître la fonction sociale de toute forme de propriété privée... L'homme ne doit jamais tenir les choses qu'il possède légitimement comme n'appartenant qu'à lui, mais les regarder aussi comme communes, en ce sens qu'elles puissent profiter non seulement à lui mais aussi aux autres . "

Mais ce point de la convergence entre profit personnel et destination commune n'apparaît pas encore assez clairement dans le texte du Compendium, qui donne parfois l'impression que la mondialisation étant source de complexité, il est besoin d'institutionnaliser une coopération économique au niveau mondial . Je soutiendrai plus volontiers que la complexité appelle la décentralisation, et non la centralisation, et que les organisations internationales, ONU en tête, ont fait plus souvent la preuve de leur incompétence, voire de leur nocivité, que de leur contribution au développement des pays pauvres. Le constructivisme mondialiste devrait nous inciter à la prudence.

 

S'adapter à la mondialisation

 

L'Église a si bien compris le sens de la mondialisation qu'elle nous en rappelle toutes les exigences. La mondialisation nous demande de nous adapter au nouvel espace économique. La mondialisation s'est accompagnée d'un profond changement des formes de l'activité économique. " La mondialisation de l'économie, avec la libération des marchés, l'accentuation de la concurrence et l'augmentation d'entreprises spécialisées dans la fourniture de produits et de services, requiert une plus grande flexibilité sur le marché du travail et dans l'organisation et la gestion des processus de production " (n. 312).

L'élévation des revenus, due elle-même aux échanges qu'ont su multiplier les pays les plus avancés, a fait naître un besoin pour des produits qui ne sont plus seulement ceux de l'agriculture ou de l'industrie. " Le travail, surtout à l'intérieur des systèmes économiques des pays les plus développés, traverse une phase qui marque le passage d'une économie de type industriel à une économie essentiellement centrée sur les services et sur l'innovation technologique " (n. 313). Passant de l'industrie aux services, les structures de l'entreprise et les formes du travail se sont modifiées " grâce aux innovations technologiques, le monde du travail s'enrichit de professions nouvelles, tandis que d'autres disparaissent " (Ibid.). Les liens durables entre l'usine et l'ouvrier ont disparu, l'heure est à la mobilité, à la polyvalence, à la qualification. La taille moyenne des entreprises, loin de s'élargir, s'est réduite. " La décentralisation de la production, qui assigne aux multiples entreprises de multiples tâches, précédemment concentrées dans les grandes unités de production, renforce les petites et moyennes entreprises et leur imprime un nouvel élan " (n. 315). La dispersion succède à la concentration. La concentration avait ses coûts : l'agglomération de l'habitat, la massification. La dispersion en a d'autres.

Notamment, dans la " Nouvelle Économie mondialisée ", la localisation n'est plus qu'une variable parmi d'autres. À la différence du monde agricole ou industriel, la production n'est plus tributaire du territoire. L'économie est de moins en moins " géonomique ", comme disait François Perroux. Elle est plus universelle que jamais.

Devant l'ampleur et le coût des adaptations exigées par la mondialisation, il est normal que certains cherchent à retarder les échéances, voire même à se protéger contre la mondialisation. Les gouvernements entrent facilement dans ce jeu, et prétendent défendre les intérêts nationalistes contre le libre-échange généralisé.

Il ne manque pas de prétextes aux gouvernements pour imposer leurs décrets contre la concurrence, et contre les règles de bonne conduite qui doivent régner dans les contrats entre particuliers. Cela est vrai des barrières à la libre circulation des produits et des services mises en place aussi bien par les pays " riches " que par les " pauvres ". On ne peut accepter l'idée d'un " double standard de moralité " longtemps défendue par la Cnuced , conduisant à tout permettre aux pays moins développés et tout exiger des autres, pas plus qu'on ne peut admettre les subventions et le protectionnisme réglementaire mis en place par les pays les plus développés.

Il est paradoxal que ceux-là même qui font de grands discours pour l'aide aux plus pauvres souhaitent en même temps protéger les plus riches. Le libre échange serait donc à sens unique : un article d'exportation, mais pas d'importation ! À l'heure actuelle, cela est assez visible dans les " négociations de Doha ", grand jeu diplomatique, stratégique, entre gouvernements, qui n'a évidemment rien à voir avec le jeu économique qui se déroule dans le cadre d'un marché ouvert. La DSE condamne de tels comportements : " Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement . "

 

Accompagner la mondialisation

 

Mais il y a une autre exigence de la mondialisation, morale et humaine celle-ci : l'Église nous demande d'accompagner la mondialisation par une vigilance permanente, et par une éducation plus poussée.

Vigilance permanente : il y a d'abord des risques de débordements, qui ne sont pas imputables au principe même du libre échange ou de la libre entreprise, mais au cadre institutionnel dans lequel ils s'exercent.

Il n'y a pas de liberté sans droit, et l'état de droit est le complément indispensable de l'ouverture économique : " Les droits de l'homme doivent être respectés non seulement singulièrement, mais dans leur ensemble... Ils correspondent aux exigences de la dignité humaine " (n. 154). De la même façon que dans les relations économique internationales, la règle du jeu économique, qui est celle de la concurrence, de l'ouverture et de la non-discrimination, doit être respectée, le développement des peuples ne peut se faire sans un cadre juridique approprié à la libre action humaine. Or il existe dans certains pays ou dans certaines situations des atteintes inadmissibles aux droits fondamentaux de la personne humaine. Les gouvernements en ont théoriquement la responsabilité, mais ils sont les premiers à les négliger, voire à les effacer. Ils empêchent les hommes de développer leurs talents personnels, ils entretiennent la grégarisation et l'ignorance. Ils poussent les élites à la prison ou à l'exil. Ce sont les fameuses " structures de péché " (n. 193), que la doctrine sociale de l'Église n'a cessé de dénoncer .

À un plus haut niveau de démocratie doit correspondre aussi une éducation plus poussée. Non pas seulement une instruction de meilleure qualité, mais aussi et surtout un apprentissage de la vie en commun, du respect des autres, et une culture morale et religieuse qui permette à l'homme de ne pas devenir l'esclave du progrès économique dont il est l'artisan.

Voici qui permet de comprendre que pour la DSE il n'y a de salut que par l'homme, pour l'homme et pour tous les hommes. C'est le sens qu'on peut donner, me semble-t-il, au " bien commun universel ".

 

 

 

II- LE BIEN COMMUN UNIVERSEL

 

Le bien commun n'est pas l'intérêt général, ce n'est pas une sorte d'optimum économique que les sociétés humaines devraient atteindre. Ce n'est pas non plus un bien, un avoir, possédé en commun. De ce point de vue, Jean-Yves Naudet a relevé l'erreur qui consiste à voir dans la " destination universelle des biens " une négation, voire même une restriction des droits de propriété individuelle . Tout au contraire la propriété privée est sans doute le chemin le plus court vers la destination universelle des biens. La définition du bien commun a été clairement donnée par Jean XXIII comme " l'ensemble des conditions sociales permettant à la personne d'atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement ".

Ainsi le bien commun a-t-il pour première raison d'être la possibilité de donner à chacun l'occasion d'épanouir sa personnalité, et de se mettre au service des autres. Le bien commun, c'est la personne humaine épanouie et reconnue dans sa communauté. C'est ce qui fait que l'homme est " tout l'homme ".

Or il se trouve que cette heureuse conjoncture est aussi aux yeux des économistes celle qui est à la base de la croissance économique aussi bien que de l'harmonie sociale.

Mais si le bien commun se rencontre — non sans difficulté — au sein de communautés restreintes, comme la famille, ou l'entreprise, peut-on l'imaginer au niveau universel ? L'Église ne perd pas de vue que la solidarité doit s'exercer " entre tous les hommes ". Le bien commun universel, qui passe par des échanges et un développement réalisés à travers " tout l'homme ", doit aussi concerner " tous les hommes "

 

Le développement de tout l'homme

 

Il fut un temps où la théorie économique expliquait la croissance et le développement (qu'elle ne savait pas distinguer d'ailleurs) à partir de deux variables macro-économiques : le capital investi et l'importance de la population. La plupart des politiques nationales, mais aussi des aides internationales, ont donc orienté leurs efforts vers l'investissement massif, faisant de la croissance le seul produit du capital investi par tête d'habitant. De plus, au prétexte (fallacieux) que les investisseurs privés étaient défaillants dans les pays pauvres, on a confié la charge du développement aux capitaux publics.

Aujourd'hui on a découvert – après quelques décennies perdues – que la solution à la pauvreté n'était pas de ce côté-là. Des pays ont englouti des milliards de dollars d'aide publique internationale sans progresser . Par contraste, des pays sans ressources naturelles ni énergie, comme la Corée du Sud ou Taïwan, ont été capables d'atteindre en moins d'une génération le niveau de performance et de revenu des pays les plus anciennement développés.

Les économistes ont fait du " capital humain " le moteur le plus important du développement économique : la qualité des hommes, leur niveau d'instruction et de qualification, leur ardeur au travail, leur esprit d'équipe permettent d'aller plus loin et plus vite dans le progrès économique. Encore faut-il évidemment que ce capital puisse se constituer et, une fois constitué, s'exprimer.

Le rôle déterminant de l'éducation, et notamment de l'éducation familiale, a été mis en évidence. Ces pays sont ceux où l'on investit beaucoup dans l'enfant. Il faut enfin, et non le moindre, que le capital humain puisse s'exprimer dans l'innovation, dans l'esprit d'entreprise, et que le puissant stimulant du profit et de la promotion sociale existe réellement. Par contraste, il existe de nombreux pays ayant une élite de grande qualité mais qui la condamnent à s'expatrier parce que le système politique et juridique ne laisse aucune place à l'initiative ni à la réussite personnelle.

On oppose souvent à ces réalités la situation de " dumping social " dans laquelle se trouveraient les pays émergents. Les bas salaires, les horaires doublés ou triplés, les conditions de travail présentent tous les symptômes d'une exploitation (n. 303). Mais d'une part ce travail n'est pas forcé, il est même recherché et accepté parce qu'il est préférable à la misère, voire à la mort (comment pourrait-on entretenir à coups d'indemnités sociales des millions de chômeurs ?), d'autre part il faut inscrire ces pratiques en dynamique. Si faibles soient les rémunérations, elles permettent d'acquérir progressivement une qualification et de meilleures conditions, et elles permettent aussi de financer l'éducation des enfants, qui aborderont ainsi le marché du travail avec de véritables atouts. Après deux générations, et parfois même une seule, on voit ainsi apparaître une classe moyenne, et peu à peu les niveaux de rémunérations et les conditions de travail se rapprochent de ceux des pays " riches ". D'ailleurs, n'est-ce pas cette évolution qu'ont connue les Européens après la Révolution industrielle ? Il leur a fallu presque un siècle et demi pour atteindre leur niveau de vie actuel. Fort heureusement les Asiatiques, Latino-américains ou Africains peuvent espérer y parvenir en un demi-siècle.

Certaines des erreurs qui ont été commises, et certaines des agressions contre la dignité de la personne humaine qui ont accompagné le progrès économique en Europe auront sans doute servi de leçon, et la DSE a raison de souligner qu'elles peuvent et qu'elles doivent disparaître. L'attention portée à l'homme dans son éducation, dans sa formation, dans l'entreprise, est bien plus grande aujourd'hui qu'elle ne l'était au XIXe siècle, parce qu'aujourd'hui on a compris que l'apport de l'homme n'est pas sa force ou sa mécanique physique, mais son talent, le sens qu'il est capable de donner à son œuvre, sa créativité et son souci des autres. Dans l'entreprise on a pris conscience de l'importance de la motivation, et de ce que l'on peut gagner (en harmonie, mais aussi en argent) en permettant au personnel de mieux s'exprimer et mieux se réaliser dans son emploi, en assurant, comme dit le Compendium, " la promotion du développement intégral de la personne ".

Il faut donc prendre le développement par le bon bout : entourer l'homme de toute la protection et de toute la liberté dont il a besoin pour donner sa pleine mesure. Si des programmes de développement doivent exister, ils doivent être prioritairement destinés à la santé, à la famille, à l'enseignement et à l'apprentissage. L'Église a raison d'appeler à cette tâche toutes les communautés qui peuvent y concourir : les familles, les entreprises, les communautés locales et nationales (à titre subsidiaire), enfin et non le moindre les " communautés internationales " : " Une des tâches fondamentales des acteurs de l'économie internationale est d'atteindre un développement intégral et solidaire pour l'humanité, c'est-à-dire de promouvoir tout homme et tout l'homme . "

 

Le développement de tous les hommes

 

Mais les lois de la concurrence sur le marché mondial n'imposent-elles pas des choix et des comportements à l'opposé de ce qui est souhaitable pour l'épanouissement des hommes dans les pays pauvres ? La mondialisation ne condamne-t-elle pas le Sud à un esclavage économique au profit du Nord ?

Le Compendium évoque à plusieurs reprises ce risque, et s'inquiète de l'écart qui se creuse entre les peuples : " De très fortes disparités persistent dans le monde entier entre pays développés et pays en voie de développement, lesquelles sont alimentées par différentes formes d'exploitation, d'oppression et de corruption qui influent de manière négative sur la vie interne et internationale de nombreux États . " Mais il y a, de mon point de vue, une imprécision sur la nature et l'origine de cet écart. Que l'écart se creuse entre des pays stagnants voire en décroissance et des pays en croissance modérée ou forte est une évidence statistique. Que cet écart, en termes humains, soit de plus en plus intolérable, c'est une évidence psychologique parce que la pauvreté est d'autant plus ressentie ici que la richesse s'étale ailleurs. Mais l'origine de cet écart n'est pas dans la pauvreté elle-même : contrairement à ce que certains économistes ont pu soutenir dans le passé, on ne s'appauvrit pas parce que l'on est pauvre . La preuve en est que des pauvres d'hier ou d'avant-hier sont souvent devenus riches. L'écart a son origine dans la place qui est reconnue à la personne dans l'activité économique, et dans le degré de liberté économique dont elle jouit. Les mesures de l'indice de liberté économique faites maintenant depuis quinze ans ne trompent pas : ce sont les pays les plus libres qui ont la plus forte croissance (et c'est vrai aussi bien pour le Nord que pour le Sud).

Donc s'il y a des pays qui sont de plus en plus pauvres, c'est qu'ils ne se sont jamais donné les institutions à la base de la liberté d'entreprendre et d'échanger, comme la propriété privé et le contrat, ils ont au contraire misé sur l'étatisation et l'isolement économiques. Voici donc où est l'écart : entre peuples libres et peuples asservis par leur système politique .

Loin de creuser l'écart entre les peuples, la mondialisation est source de solidarité universelle. L'initiative personnelle est le meilleur moyen de créer cette solidarité quand elle prend le chemin du libre échange. L'échange marchand doit être considéré sous un angle peu connu aujourd'hui, alors qu'il avait été bien analysé par un économiste français du XIXe siècle pour lequel Léon XIII a eu beaucoup d'admiration : Frédéric Bastiat .

L'homme est créateur parce qu'il est serviteur. L'échange repose sur la complémentarité entre les besoins des échangistes. Chacun ne peut satisfaire ses besoins s'il ne va pas au devant des besoins des autres : il n'y a rien de plus extraverti que le marché. Seul l'échange donne de la valeur à notre activité. La mondialisation n'est jamais que l'élargissement de l'espace des échanges, elle met en jeu des complémentarités plus nombreuses, des occasions de " servir " jusque là insoupçonnées. Elle est une découverte de la différence et, derrière la différence, de la mutualité.

Refuser l'échange, fuir la concurrence, c'est refuser de mettre son initiative au service de la famille humaine.

Le défi, et il est bien souligné par la DSE c'est de rendre l'universalité intelligible et acceptable par les acteurs de la vie économique.

L'homme a besoin d'enracinement, et se trouver projeté dans un univers qu'il ne connaît pas, qui ne paraît plus à sa dimension, représente un danger pour son équilibre personnel, familial et communautaire. Il n'y a, semble-t-il que deux façons de relever ce défi : c'est de remplacer les liens communautaires nés du territoire par d'autres liens associatifs, culturels, c'est aussi de compenser l'enracinement dans le sol par l'enracinement dans la foi. Après tout, des millions de personnes ont accepté de quitter leurs terres pour aller " ailleurs " : vers la ville, vers l'étranger. Ce sont souvent ces personnes et ces familles " déracinées ", ces minorités déplacées, qui ont été à l'origine du progrès économique et qui ont fondé de grandes nations, comme les États-Unis. La France n'est-elle pas " terre d'accueil " ? Elle a à ce titre le devoir de continuer, comme elle l'a fait pendant des siècles, d'enraciner les nouveaux venus dans des valeurs morales et religieuses sans lesquelles les hommes ne peuvent vivre dans l'harmonie ni avec les autres ni avec eux-mêmes.

 

En conclusion : " Seule la charité... "

 

" La mondialisation a priori n'est ni bonne ni mauvaise en soi, mais dépend de l'usage que l'homme en fait . " La mondialisation ne peut porter ses bienfaits que dans la perspective d'une " civilisation de l'amour ". Écoutons Jean Paul II dans Centesimus annus :

 

Le principe de solidarité, comme on dit aujourd'hui, a été énoncé à plusieurs reprises par Léon XIII sous le nom " d'amitié ". Pie XI le désigna par le terme non moins significatif de " charité sociale ", tandis que Paul VI, élargissant le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la question sociale, parlait de " civilisation de l'amour ".

 

Et le Compendium de commenter : " L'enseignement social de l'Église suit l'axe de la réciprocité entre Dieu et l'homme : reconnaître Dieu en chaque homme et chaque homme en Dieu est la condition d'un développement humain authentique . " Le rôle que nous assigne la DSE c'est d'être les acteurs de cette civilisation, et de participer à l'évangélisation du monde contemporain.

J'évoquerai encore quelques phrases de Son Eminence le cardinal Martino, qui a veillé à l'ultime rédaction du texte du Compendium. Dans une conférence consacrée à l'actualité de la pensée de Léon XIII en décembre 2003, il disait qu'il faut " unifier l'humanité en mettant l'homme au centre de la mondialisation. C'est une mondialisation de la solidarité, c'est un code éthique commun qu'il faut mettre en œuvre. L'humanité ne peut plus se passer d'une éthique commune. Il ne s'agit pas d'un système unique ou d'une culture particulière. C'est dans l'homme qu'il faut chercher les normes de la vie sociale ". Et la transition entre Jean Paul II et Benoit XVI est toute naturelle : elle se fait à travers la charité : " Seule la charité peut changer complètement l'homme . "

 

J. G.*

 

 

 

*Économiste, professeur à l'université d'Aix-Marseille III.