APRES L'ECOLOGIE ET L'ENVIRONNEMENT, c'est au tour du développement durable de devenir un mot à la mode. Mais tous les écologistes n'y souscrivent pas, loin s'en faut. Les militants de longue date en contestent même le principe.

 

Les approches écologiques de l'économie préfèrent la notion de développement à celle de croissance, celui-là renvoyant à la qualité de vie et celle-ci se limitant par définition à l'augmentation du PIB, c'est-à-dire des transactions monétaires indépendamment de tout bien-être. Elles se divisent cependant sur les conséquences pratiques de cette orientation entre deux voies principales et fortement divergentes, la décroissance et le développement durable.

 

La décroissance, théorie et slogan

 

On voit régulièrement dans les propositions politiques des écologistes des formules telles que : " Prévenir les dégâts du progrès ", " Réduire le bruit ", " Consommer moins d'énergie ", " Restreindre le transport aérien et routier "... Ces propositions, qui peuvent paraître simplistes au premier abord, font en fait référence à des thèses économiques bien déterminées, celles de la " décroissance ".

L'idée de base est simple et part de prémisses sûres. La croissance économique actuelle se fait en consommant des ressources naturelles et en particulier minérales. Ces ressources sont limitées. Si donc l'humanité veut se donner une chance de survie, elle doit cesser de consommer ces ressources non renouvelables et faire ainsi le choix politique d'entrer dans la décroissance à la fois de la production et de la consommation.

La thèse de la décroissance vient des travaux d'un économiste d'origine roumaine, Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), et principalement de ses publications des années 1970 . Célébré comme un savant maudit par ses adeptes, Georgescu-Roegen est d'abord l'auteur d'une critique profonde de l'économie néo-classique dominante. Aussi a-t-il été marginalisé au sein du milieu des économistes, et ses thèses ont-elles été peu débattues et peu reprises, sauf par certains penseurs actuels de l'écologie qui y ont vu un sage et un prophète.

Ses analyses ne sont pas de celles qu'on écarte d'un revers de main. Contrairement aux économistes néo-classiques qui étudient les jeux théoriques d'acteurs fictifs, Nicholas Georgescu-Roegen s'intéresse au processus réel de production. Toute production – donc la croissance, puisque la croissance est celle de la production – consomme des ressources terrestres. Or : 1/ ce processus est irréversible et les ressources consommées, notamment les ressources énergétiques, sont définitivement perdues ; 2/ la Terre peut être considérée comme un stock de ressources limitées et un système clos. La deuxième loi de la thermodynamique s'y applique donc (dans un système clos, l'énergie transformable en travail mécanique ne peut que diminuer, le désordre ne peut que croître). Georgescu-Roegen en tire une conséquence directe : l'activité économique augmente inéluctablement l'entropie de la Terre, c'est-à-dire accélère sa destruction.

Cette thèse va plus loin que celle de l'état stationnaire défendue par Malthus ou Mill et reprise par le Club de Rome. Même à l'état stationnaire, ces ressources terrestres sont détruites, et la vie humaine continue à consommer son propre avenir en utilisant des énergies non renouvelables, c'est-à-dire des énergies fossiles (hydrocarbures) et fissibles, dont le stock est quoi qu'il arrive limité .

Les principales voies de solution que Nicholas Georgescu-Roegen propose méritent d'être citées :

1/ Utilisation maximale de l'énergie solaire en substitution à toutes les autres sources (Shell et BP se sont largement engagées dans cette voie) ;

2/ Décroissance de la consommation par une vie plus frugale. Nicholas Georgescu-Roegen constate avec regret que " peut-être le destin de l'homme est d'avoir une vie brève mais ardente, excitante et extravagante, plutôt que longue, calme (uneventful) et végétative " ; et ceux qui se veulent ses continuateurs ne sont pas en reste : " Le transport aérien, les véhicules à moteur à explosion seraient remplacés par la marine à voile, le vélo, le train, la traction animale ; le réfrigérateur serait remplacé par une pièce froide, le voyage aux Antilles par une randonnée à vélo dans les Cévennes, l'aspirateur par le balai et la serpillière, l'alimentation carnée par une nourriture quasiment végétarienne, etc. " On trouve ici les racines du mouvement moderne anti-publicité, qui impute à cette dernière la surconsommation caractéristique de notre époque ;

3/ Éduction de la population. Nicholas Georgescu-Roegen écrit sobrement : " L'humanité devrait progressivement réduire sa population à un niveau qui lui permettrait de pouvoir être nourrie par la seule agriculture biologique. Bien entendu, les nations qui connaissent aujourd'hui une forte croissance démographique auront un effort difficile à fournir pour obtenir le plus rapidement possible des résultats dans cette direction ". La formule, dépourvue de tout autre commentaire, est étrange, sinon inquiétante.

Cette théorie est loin d'être négligeable. On peut contester une vision pessimiste de la nature humaine et de la vie en général (" L'espèce humaine est caractérisée par l'existence d'un conflit social irréductible "). On peut réfuter son anthropologie, toute fondée sur un évolutionnisme sommaire. On peut discuter l'application stricte des principes de la thermodynamique à un système contenant du vivant (" Il n'existe pas de moyen disponible à l'échelle humaine pour transformer l'énergie en matière " – il semblerait au contraire que c'est là le propre de la photosynthèse, et que l'agriculture est le moyen d'exploiter ce processus à l'échelle humaine). On retiendra cependant l'argument de fond : notre croissance est fortement consommatrice de ressources terrestres non renouvelables sans être systématiquement productrice de bien-être .

Malheureusement ses successeurs et partisans ont davantage retenu les conclusions relatives à la consommation et à la population, qui semblent pourtant les moins convaincantes, et surtout les ont érigées en dogmes politiques.

 

Le développement durable, mode et nécessité

 

Au contraire de la théorie de la décroissance, qui est née d'une réflexion économique, le terme de développement durable recouvre plutôt un ensemble de pratiques observées dans certaines entreprises . En règle générale, il comprend trois aspects : la responsabilité sociale, la responsabilité environnementale et le commerce équitable.

La responsabilité sociale est sans doute le domaine où les lois et les pratiques sont les plus avancées dans le monde. Il s'agit du respect des personnes dans l'entreprise. Elle inclut la sécurité et l'hygiène au travail, l'ergonomie, le paiement de salaires qui permettent de constituer une épargne, les congés et les temps de repos, l'égalité de traitement entre tous, la protection contre la maladie, la vieillesse et les accidents, la protection de la maternité, le respect de l'enfance, etc. Elle s'étend également à la lutte contre les différentes formes de harcèlement au sein de l'entreprise. Enfin, pour ne pas être un simple habillage de façade, elle doit évidemment s'appliquer aux sous-traitants, fournisseurs et partenaires de l'entreprise. Aujourd'hui, la base pour la reconnaissance de la responsabilité sociale est surtout le respect des règles de l'OIT dans l'ensemble des sites de l'entreprise et de ses partenaires, quel que soit le pays de leur implantation.

La responsabilité environnementale concerne le respect des ressources naturelles, aussi bien en ne les polluant pas qu'en ne les épuisant pas. Pour être précis, la pollution concerne l'activité économique à trois niveaux : au cours du processus de production, dans l'usage du produit et avec le résidu du produit après son usage. D'où la triple problématique pour les entreprises du recyclage de leurs produits en fin de vie, de la propreté de leurs produits dans leur usage, et de l'environnement direct de leurs sites de production.

On constate chez les défenseurs du développement durable une absence totale de référence à la doctrine sociale de l'Église. Pourtant, le respect de la destination universelle des biens s'adresse prioritairement aux décideurs économiques — puisque ce sont eux à qui la Providence a confié la garde et l'usage des moyens de production — et concerne les biens privés autant que ces biens communs que sont l'air, les eaux, la nature, la santé publique. Les chrétiens ont ici non seulement une contribution originale à apporter au débat sur l'écologie économique, mais aussi un exemple à donner .

Concrètement, la lutte contre la pollution est souvent comprise comme l'adjonction coûteuse de filtres ou de systèmes de retraitement au terme du processus de production, pour limiter les " externalités négatives " — c'est-à-dire les rejets polluants. Aussi n'est-elle vue que comme une démarche de luxe et n'est-elle souvent entreprise que sous la pression de la législation. Mais il s'agit là d'une vision courte.

L'un des principaux penseurs actuels de la stratégie d'entreprise, Michael Porter, à qui l'on doit la notion de " chaîne de valeur " et la conception moderne de la concurrence, propose une analyse originale de la pollution . Il la considère comme une inefficacité du processus de production, un gaspillage. En effet, si une entreprise rejette des produits toxiques dans l'atmosphère, ou si un agriculteur répand des insecticides au-delà du strict besoin de ses cultures en raison de leur déperdition dans la nature, ces produits ont d'abord été acquis et possèdent une valeur marchande. Leur gaspillage constitue donc une perte. D'où la préconisation de Michael Porter de produire en système clos, y compris dans l'agriculture intensive. Mais surtout, les défis environnementaux sont à ses yeux autant d'occasions pour les entreprises d'innover et d'accroître la productivité de leurs ressources.

De fait, la lutte contre la pollution n'est pas une question de récupération et de retraitement des déchets et autres collatéraux, mais de processus. Elle implique souvent de repenser la production, l'usage et le recyclage du produit dans un même cycle, complet, pour l'optimiser. A contrario, la pollution constitue un coût, parfois plus important qu'il n'y paraît à première vue. Non seulement les produits inutilisés qui se retrouvent dans la nature sont un gaspillage quantifiable, mais aussi les maladies professionnelles qui en résultent ou l'inconfort des opérateurs dû aux nuisances sonores ou olfactives, sont autant de facteurs dont l'impact est négatif sur la productivité. Il faut y ajouter le coût d'image, qui peut conduire jusqu'à la liquidation . Ce coût de la pollution est rarement pris en compte parce qu'il est épars et difficile à mesurer, alors que le coût d'une remise à plat du processus de production est aisément quantifiable ; mais combien de dirigeants ont-ils seulement envisagé cet arbitrage, que la seule politique de gestion des risques conduit généralement à trancher en faveur de l'environnement ?

 

Le commerce équitable

 

Le troisième aspect du développement durable est d'un autre ordre. Il s'agit du commerce équitable, c'est-à-dire du respect de l'équilibre dans les relations entre les grands distributeurs qui ont accès au marché de masse, et les petits producteurs qui en dépendent pour écouler leur production . Il s'agit là d'une exigence de justice élémentaire mais, dans les faits, rarement prise en compte, surtout dans les pays où la loi ne garantit pas les droits du plus vulnérable en matière commerciale.

Le commerce équitable ne fonctionne que par la demande ; ce sont les clients qui l'imposent en dirigeant leurs dépenses vers cette filière qui, bien qu'embryonnaire, se développe fortement. L'acheteur final, en payant, ratifie la politique des entreprises auprès desquelles il se fournit. Les pratiques les plus inhumaines de plusieurs entreprises dans les pays sous-développés et la pollution de masse de certaines industries n'existent que parce qu'un grand nombre — une majorité — de clients y souscrit par ses achats. L'ignorance n'est plus aujourd'hui une excuse car quiconque veut savoir peut avoir accès aisément à des informations de qualité, en particulier grâce à l'Internet et au travail de nombreuses ONG .

On ne soulignera jamais assez que le respect de normes éthiques et environnementales dans les entreprises dépend d'abord du choix des clients, donc ressortit de la responsabilité de chacun et non seulement des dirigeants d'entreprise ou des législateurs. L'entreprise responsable ne pourra être qu'une réponse aux attentes de clients responsables.

 

Choisir l'écologie en économie

 

Les deux approches dominantes de l'écologie économique sont profondément opposées, tant dans leur démarche (l'une est théorique et l'autre pragmatique) que dans leurs conclusions (l'une est régressive et l'autre progressive) . Mais toutes deux rappellent opportunément la responsabilité de l'homme vis-à-vis de son prochain et de ses descendants, et qu'il n'est pas légitime de se retrancher derrière une prétendue loi économique incontournable ou derrière l'obligation de se conformer aux pratiques courantes de son métier. Une démarche éthique et responsable consiste parfois à avoir le courage d'aller à contre-courant. La doctrine sociale de l'Église y incite, et des voies d'action concrète existent.

 

G. L. L.