ENTRE LA LOI DE SEPARATION DES ÉGLISES ET DE L'ÉTAT et la loi " encadrant, en application du principe de laïcité le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ", il y a pratiquement un siècle.

On sait la dimension symbolique de cette durée de cent ans, et l'historien pourrait y voir un signe. Il se contentera d'en souligner l'artificialité : c'est précisément le rapprochement de deux grands débats parlementaires sur la laïcité dans la perspective d'une analyse des évolutions qui se sont produites qui construit cette durée et en ôte donc toute dimension significative. Entrons donc d'emblée dans la comparaison des deux discussions générales, celles réalisées dans la Chambre basse, comparaison qui, à défaut d'être raison, permettra, on l'espère, de pointer des éléments intéressants susceptibles d'avoir, aujourd'hui, une pertinence sociale.

 

Contextes et déroulements

 

Première opération, les contextes et les déroulements.

Le débat de 1905 à la Chambre des députés est issu à la fois d'éléments circonstanciels et " accidentels " : 1/ l'affaire Dreyfus qui polarise le débat politique sur la question religieuse et voit arriver au pouvoir une majorité anticléricale dont la virulence s'accentue après 1902 ; 2/ la rupture unilatérale des relations diplomatiques avec le Vatican en 1904 suscitée par trois affaires autonomes (la querelle du nobis nominavit, la visite d'Émile Loubet en Italie et les affaires Geay et Le Nordez) ; 3/ la pression anticléricale qui aboutit à l'examen de la Séparation puis au dépôt d'un projet de loi gouvernemental, à son examen et à son vote. Mais il tient également à des tendances de fond de la société française : la sécularisation croissante de l'État, la perte progressive de pertinence du cadre concordataire tant aux yeux de l'État que des catholiques, l'accentuation du conflit des " deux France " né formellement avec la Révolution et qui met plus longtemps à se régler que le conflit sur les institutions politiques. Il débouche dans une solution législative qui acquiert rapidement une dimension symbolique extrêmement forte.

Le débat de 2004 relève lui aussi de cette double dimension, circonstancielle voire accidentelle, et profonde. Trois mouvements convergent pour l'expliquer.

En premier lieu, la volonté d'un président de la République qui lance une réflexion à l'été 2003, mettant en place une commission présidée par le médiateur de la République, Bernard Stasi, qui rend un rapport six mois plus tard, partiellement instrumentalisé et servant de base à l'annonce d'une loi sur les signes religieux à l'école.

En second lieu, comme source de cette décision, la prise de conscience du développement de l'islam en France, dont l'affirmation procède de dynamiques démographiques et culturelles liées à l'installation massive et définitive en France, à partir des années 1960, de populations de culture arabo ou africano-musulmane, et de la transcription en France de la situation géopolitique du Proche et du Moyen-Orient, notamment le conflit israélo-palestinien et les interventions étatsuniennes en Irak. Les affaires de " voile islamique " qui éclatent à partir de 1989, en pleine célébration voulue par l'État du bicentenaire de la Révolution française, deviennent alors les portes d'entrée d'une réflexion politique sur ce sujet.

En troisième lieu, la réaffirmation d'une pensée de la laïcité par les milieux qui la portaient traditionnellement (syndicats enseignants, franc-maçonnerie, organisations laïques) dès 1979 en lien avec la dynamique politique d'alliance entre le Parti socialiste et le Parti communiste, et plus encore après 1984 et l'échec de la création d'un grand service public unifié de l'Éducation nationale.

En ligne souterraine, l'hypermodernité, qui pose à frais nouveaux la relation entre affirmation identitaire et affirmation individualiste, et stimule la revendication de l'égalité juridique à une " dénormativation " liée à la dynamique de la pensée libérale des droits de l'homme et acceptée socialement de manière croissante des comportements et des différences spécialement sexuels, atteint aussi un religieux qu'elle fait muer et qu'elle renouvelle, conduisant à l'étonnement, à l'incompréhension, à l'incertitude, en raison de l'absence de maîtrise notamment par les responsables politiques des instruments conceptuels pour le penser — la question des " sectes " le montre assez bien, qui participe de ce cadre général.

Ainsi, d'une certaine manière, la question religieuse revient en France par le biais des fruits dérivés de la colonisation — alors que la laïcité n'était pas un article d'exportation au début du XXe siècle. Les contextes sont profondément différents, mais il est possible de souligner la permanence de la logique de la modernité, celle de l'affirmation de l'individu et de ses droits, et du congédiement politique de la question de la vérité comme source de la décision politique et de l'organisation sociale. On notera simplement que le premier volet de la modernité tend aujourd'hui à prendre le pas sur le second.

 

Les discussions générales

 

Seconde opération, les discussions générales. Écartons d'abord les éléments circonstanciels, de manière un peu abusive — après tout, ce sont eux qui permettent l'expression des idées et qui aident à les accoucher et formuler. En 1905, l'obsession est la séparation (et pour cause, puisque c'est l'objet même de la loi), et le catholicisme monopolise de fait les débats, par l'intermédiaire notamment de la polémique sur le rôle politique de l'Église (cléricalisme ou non), de la suppression du budget des cultes (est-il ou non le fruit d'une dette contractée par l'État envers le clergé, ou bien ne représente-t-il que le salaire d'employés de l'État, donc supprimable sans spoliation ?), de l'organisation des associations cultuelles (doivent-elles ou non se conformer aux règles générales d'organisation du culte dont elles permettent l'exercice), sans oublier la question des relations avec le Vatican (les ancêtres républicains l'auraient-ils voulue, était-elle opportune ?).

En 2004, l'islam polarise les discussions (les mises en cause du christianisme, et souvent du catholicisme, ont surtout valeur de rappels historiques et renvoient peu à l'actualité) par l'intermédiaire du " voile islamique ", de l'absence de mise en cause d'une religion. La question sociale est tout autant présente, au nom de la nécessaire intégration de populations d'origine immigrées (la discussion sur la laïcité ne doit pas occulter la nécessaire action sociale en faveur des plus pauvres, et une vraie laïcité doit être sociale), tandis que la défense de l'égalité des sexes est un élément tout aussi présent.

 

Entre politique et idéologie

 

Par-delà ces éléments circonstanciels, qui occupent cependant l'essentiel des temps de parole, concentrons-nous donc sur quelques mots clés. En 1905, " laïcité " est utilisé comme concept à deux reprises, et une fois dans l'expression " laïcité de l'enseignement ". Le plus souvent, on trouve " laïque ", " laïcisation ", " laïciser ", ou " sécularisation ", appliqués à l'État ou à la société. En neuf longues séances, c'est peu.

En 2004, " laïcité " est, si le compte est bon, utilisé 941 fois, c'est-à-dire à peu près toutes les deux minutes – ou 7,5 fois par chaque intervenant. Quel constat en tirer ? Tout simplement que la laïcité n'est plus un processus mais un état, que l'on est passé de l'idéologie à appliquer à la valeur socialement intégrée. C'est d'ailleurs cette évolution même qui explique la dimension presque incantatoire que prend le mot " laïcité ". En 2004, bien plus qu'en 1905, la laïcité est posée comme un principe. Mais étant intégré, n'étant plus de l'ordre de l'action à réaliser, ce principe n'est pas défini. Il est bien un principe, et le mot " principe " revient lui aussi à de nombreuses reprises, au singulier ou au pluriel, associé à l'univers républicain ou à la laïcité ou à l'égalité des sexes, mais sans que soit tranché entre les deux sens du terme s'il s'agit ou d'une valeur absolue ; ou d'un point de départ sans autre fondement que le fait d'être en soi posé comme tel (un axiome en fait), et pouvant ainsi renvoyer à une construction juridique.

Bref, la laïcité est-elle une solution juridique à un problème politique (comment organiser la société pour assurer la paix alors qu'il n'y a pas d'accord collectif sur les valeurs métaphysiques ou d'unanimité sur ce qu'est la vérité), ou un projet politique appartenant à une construction idéologique forte à visée métaphysique ? Le conflit ancien entre compréhension de la laïcité comme liberté de pensée et liberté de conscience se perpétue et n'est pas achevé. Notons cependant que ces deux interprétations de la laïcité relèvent du libéralisme philosophique d'une manière ou d'une autre, et de sa transcription politique. Toutes deux, en tout cas, sont unies dans l'idée que le politique est in fine la modalité dominante d'existence de l'être humain, qu'il est le seul espace réel d'humanisation pour l'individu vivant en société. Cette dimension se retrouve lorsque l'on s'intéresse aux antonymes de laïcité en 2004 : les mots de la famille " intégrisme " (au singulier, au pluriel, adjectivé, soit 148 occurrences), et ceux de la famille " communauté " (en particulier tout ce qui dérive de " communautarisme ", soit 177 mentions).

Sans que jamais aucun de ces vocables ne soit défini, ils sont posés comme l'inacceptable pour la République. Il serait possible d'y voir une reformulation du cléricalisme de 1905, qui associait en un seul terme tout à la fois le refus d'une vérité métaphysique principe, moteur et facteur de l'organisation sociale, et d'une définition de l'individu par une réalité autre que sa citoyenneté, que sa dimension politique. Sont bien sûr ici significatifs les refus réitérés régulièrement de ce qui est posé comme le " modèle américain " où le citoyen serait censé n'avoir de droit qu'en fonction de son inscription dans un groupe social défini par sa race ou sa religion.

S'il y a donc des évolutions, il n'en reste pas moins que les grandes lignes de compréhension de la laïcité demeurent identiques. Le plus intéressant est cependant la dimension désormais statique et non dynamique de la laïcité. Ici réside sans doute le problème central. La réaffirmation systématique qu'il faut faire vivre la laïcité, qu'il faut lui redonner sa dimension mobilisatrice, qu'un sursaut républicain est nécessaire, montre que la laïcité n'est plus qu'une donnée qui a perdu de sa capacité utopique. La République française de 2004 se retrouve elle aussi atteinte par la critique de l'utopie de la Modernité par la Modernité elle-même. L'appropriation de la laïcité ne peut plus être que le fait d'un acte volontaire, d'une décision de l'individu qui entend ainsi construire son identité en utilisant les différents systèmes symboliques disponibles.

 

Incertitude laïque

 

Cette incertitude laïque, qui correspond à l'incertitude généralisée de la construction de l'identité individuelle dans la modernité désormais désenchantée d'elle-même, peut d'ailleurs expliquer, outre les équilibres politiques actuels, la mise en avant d'une laïcité qualifiée d'ouverture, de tolérance, d'acceptation des religions. Il est possible qu'il y ait là une évolution de la pensée de la laïcité. Cependant, tout aussi possible est l'interprétation qui avancerait que cette " laïcité d'ouverture " n'est jamais que la traduction d'une réalité fondamentale de la laïcité française, c'est-à-dire son pragmatisme.

En effet, ce que l'on appelle laïcité, d'un point de vue historique, ne relève pas seulement d'une idéologie. C'est aussi une pratique qui accumule des éléments historiques différents, tels des strates, et au sein desquelles il n'y a pas forcément d'homogénéité. Mais c'est justement la coexistence concrète, parce que juridique, de ces éléments qui assure l'homogénéité de la laïcité française. Ainsi, la loi de 1905 ne s'applique pas en Alsace-Moselle, et d'un pur point de vue juridique, il n'a jamais été considéré que cela constituait une violation de la laïcité. Le Concordat associé aux articles organiques est compatible avec la non-reconnaissance, le non-subventionnement et le non-salariat des cultes. C'est bien en effet ce qu'a dit le Conseil d'État dans son avis du 25 janvier 1925. Le Cartel des gauches, élu sur un programme laïque, s'interrogeait sur la compatibilité entre la loi de 1905 et celle du 1er juin 1924 qui introduisait la législation française en Alsace-Moselle, sauf dans un certain nombre de cas et notamment pour les cultes. Saisi, le Conseil d'État répondit que la pratique du gouvernement, qui n'avait pas cherché à introduire la législation de 1905 et qui s'était entendu avec le Saint-Siège pour maintenir le Concordat, les articles organiques et la législation en vigueur (loi du 1er juin 1924), faisait que le Concordat et les articles organiques s'appliquaient en Alsace-Moselle. Pas de réponse idéologique donc, juste une constatation juridique. On voit ici l'extrême pragmatisme de ce qu'est la laïcité française, et l'on pourrait tout aussi bien citer comme exemple le cas des colonies, collectivités territoriales, territoires et départements d'outre-mer, que ce soit avant 1945 ou après.

Semble ainsi avoir triomphé une alliance tout aussi pratique qu'efficace qui considère que la législation scolaire, la loi d'association de 1901, la loi de séparation de 1905 et le Concordat de 1801 accompagné des articles organiques, sont aussi laïques les uns que les autres. À ce titre, la remarque du député Jean-Pierre Balligan en 2004 (" [...] deux siècles de progrès et de réflexions qui ont construit, en pratique, la laïcité comme une succession de compromis – même si l'on peut parler de compromis majeurs – entre différentes écoles de pensée ") rejoint celle Charles Benoist qui considérait en 1905 que le Concordat était en fait un acte de Séparation.

 

Entre les mains de l'État

 

Il n'en reste pas moins que ce fruit historique lié à une situation précise est présenté comme une réalité universelle donnée au monde par la France, exemple et modèle — les USA servant de nouveau ici de repoussoir. La laïcité est présentée comme un impératif universel mais aussi comme une tradition française, l'articulation entre les deux n'étant pas réalisée, si ce n'est que ces deux dimensions permettent d'affirmer que l'islam – puisque c'est de lui qu'il est question – doit s'adapter à la République. La compréhension de cette obligation est d'ailleurs incertaine : d'un côté il est simplement demandé de respecter les lois, de l'autre il est sous-entendu que le dogme musulman doit évoluer pour devenir compatible avec l'idéologie républicaine. On retrouve ainsi les deux interprétations possibles de la laïcité de 1905, entre liberté de conscience et liberté de pensée.

Plus profondément, et c'est sur cet aspect que l'on pourrait achever, cette affirmation d'une soumission à la loi, présente tant dans l'interprétation libérale que dans la compréhension idéologique de la laïcité, résulte d'un postulat : le politique est le lieu de l'humanisation parce qu'il fait fi des différences quelles qu'elles soient, et les empêche ainsi d'être à l'origine de conflits mortifères, tant pour l'être humain que pour la collectivité. Mais ce politique est fondé sur une humanité construite par abstractions successives, les facteurs de différenciation étant les uns après les autres dénoncés comme obstacles à l'épanouissement des droits du citoyen, depuis le culturel (le religieux, le social, l'économique) jusqu'au naturel (le genre puis le sexe). Tel est le mode de fonctionnement de nos sociétés depuis bientôt deux siècles, suscitant une dynamique dont on ne sait où elle s'arrêtera. Ce qui est en revanche certain, c'est que ce processus est étroitement lié non seulement à la désinstitutionnalisation du religieux mais aussi à une civilisation des mœurs où l'État a joué un rôle fondamental et qui, in fine, se pose comme nouveau garant de l'humanité — si ce n'est qu'il ne peut le sauver de la mort.

 

 

 

 

 

© Liberté politique, automne 2005

Nota : L'appareil de notes avec la mention des sources citées est seulement disponible dans la version papier de Liberté politique.