Historiciser Fides et Ratio. Voilà un projet qui ne manque pas de gageure, mais qui mérite d'être entrepris. L'importance de cette encyclique surgit en effet lorsqu'elle est comparée à celle de Léon XIII, Æterni Patris, qui traitait également en 1879 des relations entre la foi et la raison.

Ces deux textes, mis en série, apprennent beaucoup sur le catholicisme contemporain, sur sa dynamique et sur sa possible évolution. Précisons cependant d'emblée que la tête romaine et ses extensions presque organiques retiendront essentiellement l'attention — non pas que l'on ignore l'importance des organes adventifs, mais c'est l'évolution du centre catholique que l'on entend ici saisir. La démarche sera aussi quelque peu réductrice, visant à faire comprendre les logiques internes plutôt que privilégiant l'approche fine et nuancée.

 

I- L'armature conceptuelle de la conquête du monde

 

Le marchepied du trône thomiste

 

Lorsque Léon XIII accède au trône en 1878, la papauté est en repli. Elle a non seulement perdu ses États, mais la contestation intellectuelle du christianisme, et spécialement du catholicisme, connaît un regain de vigueur. Identifiée à une monarchie absolue, réduite au Syllabus, l'Église symbolise tout ce qui s'oppose à la marche du progrès de l'esprit humain : la démocratie, le libéralisme. De plus, elle n'a pas de système intellectuel unique et cohérent. Il serait cependant téméraire de penser que Pie IX ne lègue à son successeur qu'une institution en piètre état. Tout d'abord, la romanisation du catholicisme est bien entamée, au plan liturgique et canonique. Stratégie de réponse à la remise en cause du système catholique par le libéralisme philosophique et politique, la centralisation romaine progresse largement. L'appel à Rome tend désormais à relever de l'habitude. Il suffit d'appliquer intégralement — car elle est déjà commencée — cette romanisation à l'intelligence catholique. S'ouvrent ainsi à Rome, avec le soutien des papes, ou à leur initiative, des séminaires nationaux à partir du milieu du siècle. Sur 29 séminaires à Rome, 18 ont été fondés au xixe siècle, dont 12 pour un pays donné, parmi lesquels 9 sont ouverts sous Pie IX (France, Usa, États italiens par exemple). Les clercs y sont envoyés pour acquérir la pensée romaine, au Collège romain principalement (la future université grégorienne), et la diffuser dans leur pays à leur retour, en devenant professeur de séminaire, où évêque — cinq évêques écossais sur six ont pris leurs grades à Rome à la fin du xixe siècle .

De plus, l'infaillibilité pontificale, proclamée par Vatican I, va se révéler un instrument utile de centralisation papale. Non pas qu'elle garantisse un pouvoir dogmatique illimité. On sait combien les conditions de son exercice sont restreintes. Mais elle joue au moins un rôle psychologique : l'autorité des propos pontificaux devient pour certains absolue, la moindre parole normative. Plus efficace se révèle Dei Filius dans la construction de l'autorité magistérielle suprême. En effet, la constitution conciliaire fait de la foi une affaire d'autorité. Dieu transmet un contenu auquel l'intelligence humaine doit adhérer de par l'autorité même de Dieu qui se révèle. La fonction du magistère est de conserver cette foi révélée, d'en donner des formulations claires auxquelles les fidèles donneront leur assentiment, car ce magistère est d'institution divine, dépositaire de l'autorité d'enseignement. La régulation théologique devient ainsi un élément du gouvernement pastoral, un élément de la souveraineté papale. Les théologiens sont donc les auxiliaires du seul théologien, le pape, ou l'Église — puisque le pape et l'Église, c'est tout un .

 

La subordination du naturel au surnaturel

Quel est l'apport de Léon XIII à ce système en construction ? Pie IX ayant regroupé l'Église autour d'un seul chef, comme une armée se défendant, Léon XIII va disposer les troupes en ordre de bataille et les lancer à l'assaut du monde moderne. Ce sera le mouvement catholique, mouvement de défense et de préservation — lutter contre le libéralisme politique rejetant la religion hors de la sphère publique, et spécialement contre la franc-maçonnerie, son bras armé — et d'attaque et de conquête — gagner les nouvelles couches sociales par les œuvres et les structurer catholiquement par les organisations professionnelles.

Afin de construire ce mouvement, Léon XIII va lui donner l'armature conceptuelle propre à organiser et justifier son action. Telle est la fonction de l'encyclique Æterni Patris, promulguée le 4 août 1879. Restaurer une vraie philosophie chrétienne, tout d'abord : telle est la première condition de l'attaque. Après avoir considéré la théologie scolastique " dont les qualités éminentes [...] sont dues uniquement au bon usage de la philosophie [...] ", et " la forte doctrine des Pères " (traitée aussi longuement que la scolastique) Léon XIII fait de saint Thomas le modèle, non exclusif, mais qu'on ne pourra surpasser, car il a " considéré les conclusions philosophiques dans les raisons et les principes des choses ; or l'étendue de ces prémisses et les vérités innombrables qu'elles contiennent en germe, fournissent aux maîtres des âges postérieurs une ample matière à des développements utiles, qui se produiront en temps opportun. " Une place est laissée aux écoles inspirées de saint Thomas, pourvu qu'elles lui demeurent fidèles — mais aucun nom n'est cité.

Cette restauration de la philosophie chrétienne vise deux sphère conjointes. La première est l'Église. La vraie philosophie chrétienne a en effet une fonction défensive et illustratrice : " En employant, comme [saint Thomas] le fait, ce même procédé [considérer "les conclusions philosophiques dans les raisons et les principes des choses"] dans la réfutation des erreurs, le grand docteur est arrivé à ce double résultat, de repousser à lui seul toutes les erreurs des temps antérieurs, et de fournir des armes invincibles pour dissiper celles qui ne manqueront pas de surgir dans l'avenir. " Elle joue aussi un rôle apologétique, fortement souligné : " la forte doctrine des Pères et des scolastiques " permet de " fléchir les esprits les plus rebelles et les plus obstinés " et de les " guérir et les ramener à la grâce en même temps qu'à la foi catholique, après le secours surnaturel de Dieu [...] " La seconde est celle de la société : " À la place de la doctrine ancienne, un nouveau genre de philosophie s'est introduit çà et là, et n'a point porté les fruits désirables et salutaires que l'Église et la société civile elle-même eussent souhaitées. " La perversion des idées modernes conduit en effet au malheur, et seul le retour à une saine philosophie pourra garantir une véritable bonheur public :

Si l'on fait attention à la malice du temps où nous vivons, si l'on embrasse, par la pensée, l'état des choses tant publiques que privées, on le découvrira sans peine : la cause des maux qui nous accablent, comme de ceux qui nous menacent, consiste en ce que des opinions erronées sur les choses divines et humaines se sont peu à peu insinuées des écoles des philosophes, d'où jadis elles sortirent, dans tous les rangs de la société, et sont arrivées à se faire accepter d'un très grand nombre d'esprits.

L'immense péril dans lequel la contagion des fausses opinions a jeté la famille et la société civile est pour nous tous évident. Certes, l'une et l'autre jouiraient d'une paix plus parfaite et d'une sécurité plus grande si, dans les académies et les écoles, on donnait une doctrine plus saine et plus conforme à l'enseignement de l'Église, une doctrine telle qu'on la trouve dans les œuvres de Thomas d'Aquin. Ce que saint Thomas nous enseigne sur la vraie nature de la liberté, qui de nos temps, dégénère en licence, sur la divine origine de toute autorité, sur les lois et leur puissance, sur le gouvernement paternel et juste des souverains, sur l'obéissance due aux puissances plus élevées, sur la charité mutuelle qui doit régner entre tous les hommes ; ce qu'il nous dit sur ces sujets et autres du même genre, a une force immense, invincible, pour renverser tous ces principes du droit nouveau, pleins de dangers, on le sait, pour le bon ordre et le salut public.

Intransigeance véritable ici présente, indéniablement : les malheurs du temps sont dus au libéralisme philosophique, fondé sur la privatisation des croyances métaphysiques, à la théorie de la souveraineté de la nation. Sont présents, en condensé, les sujets des futures grandes encycliques de Léon XIII : Immortale Dei (1885), Libertas præstantissimum (1888) et Rerum novarum (1891). Æterni Patris est bien un programme de gouvernement, l'armature conceptuelle du pontificat.

Mais cette restauration sociale, dont Léon XIII affirme qu'elle procédera du retour à une saine philosophie, doit aussi se fonder sur un rejet clair et net de la privatisation du religieux, de son exclusion de la sphère publique. Une place de choix doit être concédée à l'Église catholique : le thomisme garantit dans le monde libéral le pouvoir indirect de l'Église. Cette opération se réalise par l'articulation de la foi et de la raison. La raison est subordonnée à la foi, qui la protège de l'erreur et la surélève, lui permettant d'accéder à des réflexions qu'elle n'aurait pas autrement conçues. Le thème revient régulièrement, et Léon XIII se situe ici dans la continuité de Vatican I, qu'il cite dans la constitution De Fide catholicæ (chapitre 4). En même temps, la raison convenablement exercée ne peut que conduire à la soumission à l'autorité de Dieu qui se révèle, et à reconnaître que cette révélation s'est faite dans le Christ et s'est conservée dans l'Église, qui doit donc jouer un rôle de régulation de la raison :

[...] les Pasteurs suprêmes de l'Église ont toujours cru que leur charge les obligeait [...] à contribuer de toutes leurs forces au progrès de la véritable science et à pourvoir en même temps, avec une singulière vigilance, à ce que l'enseignement de toutes les sciences humaines fût donné partout selon les règles de la foi catholique, mais surtout celui de la philosophie.

L'Église est en position surplombante, régulatrice incontestable de la réflexion humaine de par sa fondation divine que l'homme doit reconnaître au nom de sa raison le découvrant dans l'étude de la nature des choses et des êtres. Elle revendique un magistère universel, fondé sur l'autorité de Dieu. Bref, la régulation magistérielle interne est aussi valable à l'extérieur, et le monde moderne, quoi qu'il en veuille, doit s'y soumettre — et en particulier les États .

 

II- Romanité théologique et ordre intraecclésial

 

La construction du système romain

La position peccienne va devenir pendant presque quatre-vingt dix ans la ligne de touche du magistère ad intra et ad extra. L'intransigeance catholique, le refus clair et argumenté des fondements du monde moderne (le libéralisme sous toutes ses formes, philosophique, politique, religieuse, économique), est jusqu'à Vatican II la position suprême. Mais une inflexion, le durcissement de la logique du système romain, se produit avec le modernisme.

L'introduction des méthodes historico-critiques au cœur de la Révélation, la soumission du texte révélé à la toise scientifique le désenchante, l'historicise au point de lui faire perdre son caractère unique. Comment conserver sa normativité, si l'histoire révèle qu'il est comparable à d'autres textes ? Disparaît alors toute la seconde partie de l'apologétique catholique, telle qu'elle est pratiquée et recommandée par le magistère : la raison ayant accédé à la certitude de l'existence d'un Dieu qui se révèle, se soumet à l'autorité de ce Dieu dont elle voit qu'il s'est révélé définitivement en Jésus, comme le prouve l'Écriture, et dont l'enseignement et les moyens de salut sont donnés dans l'Église catholique. En même temps, l'approche de la vérité à partir du sujet conduit à une remise en cause de la conception thomiste de la connaissance. L'accès à la réalité objective cède le pas à une connaissance beaucoup plus kantienne, ou immanente, à partir du sujet, qui peut rejoindre la relativisation de toute opération rationnelle, à laquelle aboutit aussi la prise de conscience de l'historicité de toute pratique de connaissance. Ainsi, le modernisme détruit toute la relation entre la foi et la raison construite par le catholicisme intransigeant.

La réaction sera donc à la mesure de l'enjeu. Censures partielles ou complètes, mises à l'Index, réductions à l'état laïc, excommunications, toute la gamme des sanctions catholiques est utilisée pour réduire au silence les modernistes ou tous ceux qui semblent l'être. La répression s'accompagne d'un verrouillage intellectuel qui s'accentue de 1907 à 1931. À l'imposition d'un thomisme romain strict, qui triomphe presque avec la tentative d'imposer en 1914 les Vingt-Quatre thèses thomistes — qui prétendent résumer tous les principes de la pensée thomasienne —, à celle d'un contrôle de l'exégèse par l'institution d'une licence d'Écriture Sainte conférée à Rome par l'Institut biblique pontifical, succède une réorganisation des études sous Pie XI, entre 1922 et 1931. Les principes d'Æterni Patris sont strictement appliqués, la philosophie étant le préalable indispensable de toutes les études théologiques. La congrégation des Études, devenue celle des Universités et des Séminaires, surveille strictement les institutions d'enseignement supérieur, qui doivent lui faire des rapports réguliers notamment sur le contenu de la formation dispensée. La liberté théologique est limitée aux sujets non dangereux .

La condamnation de l'Action française va aussi jouer dans le sens du renforcement du pouvoir magistériel. Les catholiques partisans du mouvement nationaliste intégral soutenaient ce dernier notamment parce qu'ils estimaient qu'il luttait au plan politique contre leur ennemi, le libéralisme — eux luttant au plan religieux, théologique et philosophique. Ils avaient ainsi implicitement identifié le magistère à l'intransigeance radicale, le liant et ne lui laissant pas de liberté envers des positions antérieures. Or Pie XI ne se coule pas dans ce moule, ne s'estime pas nécessairement lié aux positions précédentes, sans cependant les récuser ou les invalider. Surtout, pour condamner, il s'appuie exclusivement sur son autorité papale, à laquelle on doit l'obéissance de la foi, sans même expliquer ou justifier le sens qu'il donne à la condamnation, laissant ce soin à d'autres. Bref, il accentue de manière très forte l'autorité magistérielle, en la séparant des développements antérieurs, tout en dévalorisant une partie des thomistes antimodernistes et intransigeants, qui soutenaient l'Action française.

 

Vers un ample second Ralliement

Dans les années 1930, une certaine liberté intellectuelle se fait jour. Pie XI a en effet aussi renouvelé la tactique catholique. Plutôt que de restaurer une société chrétienne par la submersion, par la restauration de cadres sociaux chrétiens, par la réforme des institutions, il engage l'Église dans une voie subversive : la conversion des hommes conduira à une " nouvelle chrétienté ", à la réinsertion de Dieu dans la circulation sociale au point qu'un jour l'Église retrouvera explicitement son pouvoir indirect, son rôle de régulatrice sociale intégrale. En même temps, il est conduit à appréhender à nouveaux frais la réalité de l'État libéral : celui-ci, quelles que soient ses insuffisances, est loin d'être un moindre mal face à l'État totalitaire, qu'il soit fasciste, nazi ou lénino-staliniste. Son antichristanisme apparaît presque médiocre, lorsqu'il est comparé à celui, ontologique, des messianismes politiques modernes. Bref, sa nature, à condition qu'elle soit référée à Dieu, est conceptuellement positive.

La pratique apostolique concrète conduit parallèlement à une relation dialectique avec l'armature conceptuelle, comme cela s'était passé sous Léon XIII avec les catholiques sociaux. L'impertinence de l'intransigeance absolue se manifeste au contact d'êtres qui sont loin d'être des suppôts de Satan, mais qui, au contraire, défendent des valeurs que l'on peut interpréter comme des aspirations à la plénitude de la vérité. En même temps, l'historicisation du thomisme et la pratique de l'histoire de la théologie, notamment patristique, font émerger de nouveaux modèles théologiques jugés aptes à mieux permettre la réévangélisation du monde moderne. Utiliser le thomisme historicisé pour répondre aux nouvelles conditions socio-économiques, faire une théologie des réalités terrestres, tout en s'appuyant sur l'histoire de la théologie pour penser autrement les relations intraecclésiales — car ce sont les laïcs qui partent à l'assaut du monde déchristianisé —, exploiter la pensée patristique, appuyée en partie sur le néoplatonisme, permet d'échapper à l'ordre intellectuel romain et de répondre aux aspirations du sujet, qui se manifestent de plus en plus au sein de l'Église. Certes, les années 1940-1950 voient une reprise en main romaine, dans la ligne d'un strict antimodernisme fondé sur un thomisme antimoderne. Humani generis en 1950 en témoigne, de même que deux discours de Pie XII en 1954, sur les relations entre le magistère et la théologie. Mais l'étau biblique s'est desserré en 1943 avec Divino afflante spiritu, laissant la place à l'historicisation (notamment de la Genèse), de même que Mystici corporis permet en 1941 une certaine ouverture ecclésiologique, modifiant en partie une compréhension de l'Église qui ne peut se limiter à celle du cardinal Bellarmin au xviie siècle — une société parfaite en son ordre, hiérarchiquement constituée et gouvernée.

Vatican II est ainsi à la fois un aboutissement logique, assumant une partie des recherches menées à la marge depuis une soixantaine d'années, mais en même temps une surprise de taille. Le système intellectuel romain semble se saborder complètement. Une réelle " transigeance " s'exprime. Le catholicisme donne désormais de lui-même une définition largement historique. La liturgie, avec le souci de la participation communautaire, pratique un volontarisme " expérimentiel " (expérimenter l'unité, en avoir conscience) présent dans la politique moderne. L'œcuménisme accepte l'herméneutique des formules dogmatiques. La liberté religieuse est fondée sur une approche de la vérité à partir du sujet.

Certes, une intransigeance est maintenue sur ces mêmes questions. La communauté liturgique demeure constituée de l'extérieur par Dieu. L'œcuménisme fait un constat historique pour aboutir à un accord sur le révélé. La liberté religieuse n'est pas la liberté de conscience, qui demeure contrainte par le vrai, et pose la relation à Dieu au fondement des droits de l'homme, concevant l'homme comme personne et non comme individu. Intransigeance transigeante ou transigeance intransigeante donc, à l'image de Paul VI, interpellant le 7 décembre 1965 les " humanistes modernes " et leur demandant de reconnaître le " nouvel humanisme " du catholicisme, car les catholiques " plus que quiconque [ont] le culte de l'homme ". J. Maritain, commentant ce passage, juge que " ce ne sont plus les choses humaines qui prennent en charge de défendre les choses divines, mais les choses divines qui s'offrent à défendre les choses humaines (si celles-ci ne refusent pas l'aide offerte) " . Réinsérer Dieu dans la circulation sociale, non plus par la submersion mais par la subversion : la tactique a changé, pas la stratégie. Bref, l'Église, experte en humanité, se met au service de l'homme .

Tous ces éléments se retrouvent dans Fides et ratio.

 

III- L'armature conceptuelle du salut du monde.

 

Une encyclique post-concilaire

L'encyclique wojtylienne reprend en effet Æterni Patris en assumant les mutations intellectuelles survenues en Occident depuis 1879 et celles du catholicisme. Son centre se trouve, dans la perspective historique ici retenue, dans son introduction, le reste du texte ne faisant qu'en déployer logiquement, inéluctablement presque, les conséquences et les potentialités. La diaconie de la vérité est ici fondamentale. Citons longuement le texte :

2. [...] L'Église n'est pas étrangère [au] parcours de recherche [de l'homme sur le sens de sa vie], et elle ne peut l'être. Depuis, que, dans le Mystère pascal, elle a reçu le don de la vérité ultime sur la vie de l'homme, elle est partie en pèlerinage sur les routes du monde pour annoncer que Jésus Christ est " le Chemin, la Vérité et la Vie " (Jn 14, 6). Parmi les divers services qu'elle doit offrir à l'humanité, il y en a un qui engage sa responsabilité d'une manière tout à fait particulière : c'est la diaconie de la vérité. D'une part, cette mission fait participer la communauté des croyants à l'effort commun que l'humanité accomplit pour atteindre la vérité et, d'autre part, elle l'oblige à prendre en charge l'annonce des certitudes acquises, tout en sachant que toute vérité atteinte n'est jamais qu'une étape vers la pleine vérité qui se manifestera dans la révélation ultime de Dieu [...].

5. L'Église [...] ne peut qu'apprécier les efforts de la raison pour atteindre les objectifs qui rendent l'existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître les vérités fondamentales concernant l'existence de l'homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l'intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l'Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore.

Faisant donc suite à des initiatives analogues de mes prédécesseurs, je désire moi aussi porter mon regard vers cette activité particulière de la raison. J'y suis incité par le fait que, de nos jours surtout, la recherche de la vérité ultime apparaît souvent occultée. [...] On a perdu l'espérance de pouvoir recevoir de la philosophie des réponses définitives [aux] questions [radicales sur le sens et sur le fondement ultime de la vie humaine, personnelle et sociale].

6. Forte de la compétence qui lui vient du fait qu'elle est dépositaire de la Révélation de Jésus Christ, l'Église entend réaffirmer la nécessité de la réflexion sur la vérité. [...] Ce qui me porte à cette initiative, c'est tout d'abord la conscience de ce qu'exprime le concile Vatican II, quand il affirme que les évêques sont des " témoins de la vérité divine et catholique ". Témoigner de la vérité est donc une tâche qui nous a été confiée, à nous évêques ; nous ne pouvons y renoncer sans manquer au ministère que nous avons reçu. En réaffirmant la vérité de la foi, nous pouvons redonner à l'homme de notre époque une authentique confiance en ses capacités cognitives et lancer à la philosophie le défi de retrouver et de développer sa pleine dignité.

La connexion entre philosophie et foi demeure entière, l'indépendance est refusée, l'instrumentalité de la raison rappelée. La philosophie aide à accéder à la foi, et permet de mieux comprendre la foi. L'Église demeure maîtresse de la vérité entière, y compris de la philosophie qui relève de la vérité divine et catholique. La distinction existe entre foi et raison, mais l'ensemble des vérités relève de Dieu — et l'Église, d'institution divine, doit donc nécessairement y intervenir. L'argumentation n'est ici plus seulement rationnelle, mais s'appuie aussi sur la Révélation : c'est le Christ qui a chargé les apôtres et leurs successeurs de témoigner de la vérité. Jean Paul II rappelle ainsi l'irréductibilité catholique, l'Église, et donc son pontife suprême, accentuant même son autorité et sa spécificité. C'est bien l'élément religieux qui prime. En même temps, cette supériorité catholique est présentée comme un service : à côté et avec les hommes, au sein de leur histoire, à leur service, l'Église les fait progresser vers la vérité tout entière. La lignée est donc bien celle de Vatican II, ce qui se retrouve lorsque Jean Paul II offre aux philosophies autres que le thomisme une place relativement conséquente au sein de son panorama de la philosophie chrétienne. Même la méthode d'immanence s'y trouve citée. L'intransigeance transigeante est donc maintenue.

 

Intransigeance au carré

La permanence se manifeste ainsi au sein de la nouveauté, en lien avec elle, de même que la nouveauté n'exclut en rien la permanence. C'est même la nouveauté de la situation de la philosophie dans le monde moderne qui permet une réaffirmation de la permanence. Face à un monde moderne où la philosophie a perdu son aura, où l'on doute sur ses capacités, Jean Paul II présente l'Église comme la seule garante de la validité de la raison humaine. Hors de l'Église point de salut, donc, car seule la relation à Dieu garantit la dignité humaine. Il y a ainsi une continuité de ce texte avec les autres positions du pape, puisque la liberté religieuse est aussi comprise dans la pensée wojtylienne comme le premier des droits de l'homme, car la relation à Dieu est le fondement de l'homme. Comme le dit la conclusion (§ 107) :

À tous, je demande de considérer dans toute sa profondeur l'homme, que le Christ a sauvé par le mystère de son amour, sa recherche constante de la vérité et du sens. Divers systèmes philosophiques, faisant illusion, l'ont convaincu qu'il est le maître absolu de lui-même, qu'il peut décider de manière autonome de son destin et de son avenir en ne se fiant qu'à lui-même et à ses propres forces. La grandeur de l'homme ne pourra jamais être celle-là. Pour son accomplissement personnel, seule sera déterminante la décision d'entrer dans la vérité, en construisant sa demeure à l'ombre de la Sagesse et en l'habitant. C'est seulement dans cette perspective de vérité qu'il parviendra au plein exercice de sa liberté et de sa vocation à l'amour et à la connaissance de Dieu, suprême accomplissement de lui-même.

Ainsi, la force de cette encyclique est de donner à l'Église une supériorité sur le monde en la positionnant comme sa servante, comme servante à l'image du Christ : un service sacerdotal, royal et prophétique, un service qui donne autorité et pouvoir de jugement, parce qu'il est divin. Est donc transposée, dans les relations avec le monde, la position que le pape veut se donner au sein de l'Église : à la suite de Paul VI, il est " serviteur des serviteurs de Dieu ", serviteur au service de la communion, mais qui préside à la communion. Le fondement est ici aussi scripturaire : le lavement des pieds devient la justification ultime.

Cet argument de la diaconie donnant autorité se retrouve dans la perspective intraecclésiale de Fides et Ratio. Jean Paul II entend en effet y continuer la réflexion qu'il avait menée avec Veritatis splendor, sur la possibilité d'accéder à la vérité, sur le refus du relativisme, sur la nécessaire soumission au magistère. Aussi faut-il mettre en relation Fides et Ratio avec le motu proprio de juillet 1998 Ad tuendam fidem. Celui-ci introduit, dans la hiérarchie des vérités à croire, entre les vérités de la Révélation à croire de foi divine et les enseignements à recevoir avec une religieuse soumission de l'intelligence et de la volonté, les vérités non révélées mais définitives car ayant un lien nécessaire avec la Révélation et proposées par le magistère. Il n'est que l'aboutissement du renforcement de l'autorité doctrinale du pape déconnectée en partie d'un corpus antérieur contraignant, ou d'un texte normatif, commencé, on l'a vu, avec Pie XI. Mais, et là se trouve le lien entre ces deux textes, ces vérités proposées par le magistère le sont au nom du service de la vérité, du ministère pétrinien de confirmer ses frères et de conserver la foi catholique.

 

 

 

Léon XIII avait restauré le thomisme afin de rechristianiser la société, en lien avec un renforcement de l'autorité magistérielle. Le projet évangélisateur de Jean Paul II est lui aussi lié à l'autorité du magistère. Même si la justification de cette autorité a changé, elle demeure présente. L'autorité serait ainsi, dans le monde moderne, le trait caractéristique de l'Église catholique : elle est, plus que tout, négation de l'autonomie moderne, de la liberté de conscience. Cependant, si l'intransigeance perdure dans les relations avec le monde moderne, même largement mâtinée de transigeance, si l'Église continue à revendiquer son autorité, au plan intraecclésial l'autorité papale est loin de pouvoir s'imposer — et les critiques intégristes sont ici nombreuses, nostalgiques de la régulation curiale pacellienne. La revendication de l'autonomie individuelle, issue de la modernité, et la dissolution du modèle magistériel avec Vatican II, ont conduit à un pluralisme catholique, pour ne pas dire à une pulvérisation. Cependant, le pontife romain ne reconsidère pas vraiment son autorité : le ministère, la diaconie, dans la ligne d'une ecclésiologie issue de Lumen gentium et non plus de la conception bellarminienne, est en effet destiné à accentuer le contrôle romain. Le pape ne cède rien. Aussi, plus important à terme sera le rôle de l'œcuménisme. Lui seul pourra conduire, par le réexamen que le pape dit être à faire sur l'exercice concret de sa charge d'unité et de régulation, s'il désire obtenir une réunion des Églises, à un changement de cette autorité presque non régulée et de son application concrète au sein de l'Église catholique.

 

p. a.