Exergue : " Conscience et liberté : telles sont les caractéristiques d'un agir pleinement humain. Il faut les protéger jalousement contre toutes les violences. Même l'effort légitime pour soulager la souffrance doit toujours se faire dans le respect de la dignité humaine.

"

Jean-Paul II, 21 avril 2000.

 

 

 

Sous couvert de bio-éthique, cette " éthique révisable, fondée sur les progrès de la science " (Jean-Pierre Changeux ), on a redessiné les frontières qui séparent la chose dont on peut user, jouir et abuser, de la personne, réputée indisponible. Ces frontières sont connues des seuls membres du Comité d'éthique ; demain, ces " experts " feront Main basse sur le vivant.

 

Main basse sur les vivants

C'est sous ce titre que Monette Vacquin se penche sur cette toute jeune discipline au statut épistémologique incertain " où s'examineraient les questions et où s'élaboreraient les réponses ". Dans cet essai qui retiendra tout particulièrement l'attention de ceux qui s'intéressent à la généalogie de la culture de mort et aux nouveaux développements de l'éthique d'État, notre psychanalyste s'interroge sur le pouvoir exorbitant concédé aux " experts " de fixer les limites du licite et de l'interdit, la règle et l'exception, cela au moment où l'humanité a perdu ses repères.

L'auteur observe que l'instrumentalisation généralisée des corps est un " poison mortel " (p. 122) et qu'il est criminel en la matière de jouer sur les mots et l'ignorance des populations concernées. La plupart de nos concitoyens ignorent par exemple qu'ils sont donneurs d'organes de fait, sauf à avoir exprimé le refus de leur vivant : " Sur des questions anthropologiquement aussi fondamentales que celles des rapports des vivants et des morts, du rapport des lois au corps des citoyens, même défunts, le langage de la loi mentait. Car peut-on nommer don une saisie d'organe sur un sujet mort, auprès de qui, quand il était vivant, aucun consentement explicite n'a jamais été recueilli ? " (p. 108.) L'auteur souligne la faiblesse intrinsèque de cette spécialité nouvelle qui permet à ceux qui s'y adonnent de s'affranchir impunément des grands interdits civilisateurs — l'inceste, le meurtre —, en s'octroyant le droit de " mettre sur la transgression les mots de vertu " (p. 105), alors même que les avis rendus par le comité sont sujets à révision permanente. Ils " sont levés en même temps que posés " fait-elle justement remarquer.

Il en va de l'exception d'euthanasie comme du reste. Les " exceptions " n'étant jamais clairement définies mais laissées à l'appréciation subjective de chacun (soignants, juges), un flou juridique s'installe, propice à toutes les dérives. Le père Patrick Verspieren souligne pour sa part dans le bulletin de l'épiscopat français que " ce que recommande le Comité est très proche de ce qui a été mis en place en 1993 aux Pays-Bas et a montré l'impossibilité de circonscrire juridiquement l'exception ". On en conviendra, il devient de plus en plus difficile de discerner dans la pratique ce qui est interdit ou autorisé, surtout quand l'un des experts, représentant de l'Église catholique au sein du comité, contribue à semer la confusion dans l'opinion en justifiant la voie du compromis comme un " moindre mal " (cf. notre éditorial).

La question de l'euthanasie est plus que jamais d'actualité. Le professeur Bernard Glorion, président du conseil national de l'Ordre des médecins, peut bien souhaiter que grâce au développement des soins palliatifs et à une meilleure prise en compte de la douleur " la question de l'euthanasie ne se pose pas ", force est de constater que le lobby pro-euthanasie, entraîné par le sénateur Caillavet, marque des points. Selon un sondage récent, 70 % de la communauté médicale se range derrière l'avis du comité et 56 % des médecins hospitaliers accepteraient de pratiquer un tel acte s'il était défini par la loi . L'association pour le Droit de mourir dans la dignité (ADMD), qui prône haut et fort le droit à la transgression légale du tabou de la mort et l'émergence d'une citoyenneté létale est bien prête de triompher.

 

Internationale de la mort

Une petite fraction de la population française revendique d'ores et déjà ce droit — auquel l'opinion médicale semble favorable — d'être " aidée " à mourir selon sa convenance. Il existe bel et bien une internationale de la mort volontaire estimée à environ 700000 personnes dont 25000 en France. C'est ce que révèle l'enquête sociologique, la première du genre sur la demande d'euthanasie volontaire, conduite en 1992 par Anita Hocquard auprès des adhérents de l'ADMD (l'Euthanasie volontaire, PUF). Si l'auteur reconnaît n'être pas sortie totalement indemne de son travail d'investigation, on reconnaîtra que la lecture des résultats de son enquête (3000 questionnaires traités sur les 5466 réponses enregistrées auprès des 22044 adhérents de l'association) est également éprouvante. On comprend mieux à la lire que l'aspiration de certains à être délivré de la vie en cas de maladie incurable et/ou de souffrances inutiles relève en fait et avant tout d'une " problématique proprement politique " (p. 198) : des individus qui se classent sur l'échiquier politique plutôt au centre gauche et se définissent comme " citoyens d'une démocratie létale " demandent que leur soit reconnu le droit à la mort volontaire.

Dans l'Euthanasie (Presses de la renaissance), fruit d'un travail collectif de plusieurs années, médecins, psychologues, juristes, psychiatres et représentants des religions ont confronté leurs approches et leurs convictions avec beaucoup de rigueur scientifique. Ils apportent une vision apaisée de la fin de vie. Les auteurs font droit dans leur ouvrage à la position de l'ADMD en laissant s'exprimer l'association engagée dans la défense du droit à l'euthanasie par la voix de sa vice-présidente, Mme Claudine Baschet. Le Dr Maurice Abiven qui a souvent soutenu des points de vue successifs, propose de dépassionner le débat. Il suggère aux protagonistes de s'appuyer sur la définition qu'il juge " définitive " de Patrick Verspieren : " L'euthanasie consiste dans le fait de donner sciemment et volontairement la mort ; est euthanasique le geste ou l'omission qui provoque délibérément la mort du patient dans le but de mettre fin à ses souffrances " (p. 223).

En marge de ces réflexions sur l'euthanasie qui permettent notamment de déjouer les pièges sémantiques, le dernier livre de Marie de Hennezel, Nous ne nous sommes pas dit au revoir (Robert Lafont), comme d'ailleurs celui du père Jean-Miguel Garrigues, À l'heure de notre mort (Éd. de l'Emmanuel) nous invitent à un retour intime sur soi, à propos de la mort, cette ultime échéance qui nous attend tous. L'une comme psychothérapeute, l'autre comme prêtre, ont accompagnés de nombreux mourants jusqu'à leur dernière heure, témoignant d'une authentique compassion.

Avec beaucoup de tact, dans un livre bouleversant, Marie de Hennezel fait part à ses lecteurs des réflexions que lui inspirent les actes mortifères posés par un Jacques Pohier, ancien dominicain qui a exercé des fonctions de premier plan au sein de l'ADMD, ou une Christine Malèvre, désormais aux prises avec la justice. Si elle est particulièrement sévère avec le premier qui affiche un cynisme total dans ses écrits comme dans ses déclarations publiques, elle a plus d'indulgence pour l'infirmière de Mantes qu'elle a rencontré à plusieurs reprises pour mieux comprendre ce qui a pu la pousser à ces extrémités . On retiendra ce jugement qui éclaire le débat d'un nouveau jour : " La vraie compassion n'a rien à voir avec ces actes compulsifs et solitaires de soignants livrés à eux-mêmes " (p. 203). À cette fausse compassion qui pousse au crime, elle préfère la " force de la pitié " que l'on retrouve chez Xavier Emmanuelli : " Aucun médecin ne parle mieux de la compassion. " Elle s'interroge aussi sur le sens et le bien fondé des agressions verbales du sénateur Caillavet à l'encontre de ceux qui ne pensent pas comme lui. Mais l'ayant rencontré à son domicile pour prendre la mesure de l'homme, elle s'estime rassurée : l'homme avoue " redouter le racisme antivieux " et n'avoir aucune certitude : " Je suis moi-même très ambivalent " (p. 150).

 

Un passage dans l'amour

Marie de Hennezel livre un magnifique plaidoyer pour une médecine plus humaine qui sache enfin reconnaître au corps médical le droit d'avoir des relations humaines avec les malades sans être accusé pour autant " d'acharnement relationnel ". Elle a su recueillir cet aveu du professeur Glorion : " Je plaide coupable, les médecins ont failli dans leur devoir d'accompagnement. Gérant mal en temps ordinaire la relation avec leurs patients , ils se reconnaissent incompétents à "gérer la mort" alors qu'il n'y a souvent rien à faire d'autre que d'être présent aux côtés du mourant. Cette compassion-là ne s'apprend pas. " À ce point de la démonstration, le président de l'Ordre fait cet aveu terrible : " Les médecins n'ont pas l'esprit aux soins palliatifs " (p. 92). Prenant mal en charge le malade en fin de vie certains sont tentés de donner la mort . Ils sont nombreux dans ce cas : un sur deux " avouerait avoir pratiqué, au moins une fois dans sa vie, un acte d'euthanasie "(p. 79). On comprend que le débat ne puisse rester serein. Les acteurs sur le terrain sont trop impliqués. Il leur appartient de s'approprier la problématique des soins palliatifs et de découvrir par eux-mêmes " cette liberté d'être soi au seuil de la mort ". Le livre de Marie de Hennezel peut les y aider.

Tout autre, mais sans contradiction, est le regard du père Jean-Miguel Garrigues sur la mort, dont la méditation s'appuie sur son expérience d'aumônier d'hôpital. Le théologien puise largement dans l'œuvre de Thérèse de l'Enfant-Jésus ses paroles de foi et d'espérance. Un fait a frappé le prêtre : le " vide relationnel " qui règne autour de ceux qui sont frappés d'une maladie incurable et sur la mort proprement dite. Trop souvent, les médecins vivent l'agonie de leurs malades et la mort comme un échec épouvantable. La tentation du désespoir n'est pas loin : " Ils croient que leur but c'est de guérir... or le but du médecin c'est de soigner "(p. 20). On saura gré à l'auteur d'avoir tenté d'expliquer aussi simplement le passage de la vie à la mort. La mort, fait-il remarquer, survient plus ou moins vite selon que la personne mourante est préparée ou non à ce passage dans l'amour . Les accompagnants sont invités à accompagner le processus jusqu'à son terme dans la " sérénité ". Accompagner un mourant suppose un grand détachement, souligne le religieux. C'est vrai de la famille comme de l'équipe soignante. Dans le cas contraire, on assiste à un " enchaînement de comportements aberrants et contradictoires : d'abord l'acharnement thérapeutique, puis l'euthanasie, qui relèvent de la même logique — même rêve de toute puissance, même refus d'accepter la mort "(p. 52). Or pour scandaleuse qu'elle soit, la mort n'en est pas moins naturelle. Nous ne sommes que des passants sur cette terre — " nous passons en Dieu " dit le père Garrigues.

 

francis jubert

 

Pour une approche spirituelle de la mort, lire également Yves de Boisredon et Bernard Peyrous, Prières face à la mort, Éditions de l'Emmanuel, mars 2000, 124 opages, 60 F.