CERTAINS PROPOS MINISTERIELS RECENTS, largement commentés par les médias, ont fait naître chez les parents la conviction que les méthodes d’apprentissage de la lecture qui sévissent depuis cinquante ans en France allaient enfin être abandonnées.

Est-ce dire que le scandale des pédagogies globales touche à sa fin ? Hélas, non, car les derniers textes qui émanent… du ministère de l’Éducation nationale démentent totalement ces affirmations.

Lors de sa conférence de presse le 23 mai 2002, le ministre Luc Ferry a déclaré : " On évoque généralement pour expliquer le déclin de la maîtrise correcte de la langue cinq causes. Aucune d’entre elles n’est totalement convaincante et leur ensemble lui-même ne suffit pas à rendre raison du phénomène. Parmi ces causes on trouve la méthode globale. Mais elle est aujourd’hui très largement abandonnée au profit des méthodes mixtes. "

 

Cette affirmation synthétise la pensée des différents responsables qui se succèdent à ce poste (Jack Lang avait évoqué le premier une remise en cause de la méthode globale) et résume à elle seule toute l’étendue du drame qui conduit tant d’enfants à l’échec dans le domaine de l’apprentissage de la langue écrite. Elle apporte la preuve de l’ignorance qui frappe, au plus haut niveau, les responsables de l’Éducation nationale. Ils considèrent, en effet, que le choix des pédagogies en matière de lecture est sans effet sur la qualité des apprentissages. Nous avons déjà largement traité de cette question et montré que la pédagogie est, selon sa nature, un facteur fondamental de réussite ou d’échec. Nous citerons dans cet article des études statistiques qui en apportent la preuve concrète. D’autre part, l’opposition entre les " méthodes globales " et les pédagogies actuellement pratiquées, appelées désormais " mixtes " ou " naturelles " plutôt que " semi-globales ", nous dévoile les profondeurs abyssales de l’ignorance de l’Éducation nationale sur cette question. En effet, les découvertes des neurosciences de ces vingt dernières années permettent de comprendre pourquoi ces pédagogies sont aussi nocives que celles qui les ont précédées.

 

Certains lecteurs, influencés par les nombreuses déclarations médiatiques qui fleurissent sur ce sujet, peuvent penser que l’auteur de ces lignes, aveuglé par son combat, perd sa lucidité et refuse de prendre en compte les efforts de l’école pour lutter contre l’illettrisme. Nous leur conseillons vivement la lecture des deux livrets édifiants qui constituent les instructions officielles destinées aux enseignants de classes maternelles et de CP : Lire au CP : repérer les difficultés pour mieux agir, publié au début de l’année 2003 ainsi que Enseigner la lecture et prévenir les difficultés dans les CP à effectifs réduits ou à encadrement renforcé, qui date de janvier 2004. Ces documents détaillent les pratiques pédagogiques qui doivent être mises en œuvre dans ces classes dans le cadre des réformes appliquées dès la rentrée de l’année scolaire 2003/2004. On y constate que les techniques d’apprentissage qui y sont recommandées sont strictement identiques à celles qui sont pratiquées depuis vingt ans dans les écoles et exigent du cerveau le même type travail que les méthodes globales pour parvenir à la compréhension du texte écrit. Ainsi, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, le ministre, qui reste sur la ligne de ceux qui l’ont précédé, recommande l’usage des méthodes globales d’apprentissage de la lecture en l’ignorant. C’est ce que nous allons démontrer ici.

 

Modes d’apprentissage du code alphabétique

 

Nous ne rappellerons pas les mécanismes cérébraux qui permettent l’apprentissage de la lecture. Nous avons déjà largement développé ce sujet antérieurement et nous renvoyons le lecteur intéressé aux précédents écrits de l’auteur sur cette question . Nous nous contenterons de signaler les éléments essentiels qui montrent en quoi les méthodes " mixtes ", sont identiques à leurs redoutables aînées.

 

Nous savons, depuis les travaux de R.W. Sperry, prix Nobel de médecine en 1981, que les mots, qu’ils soient de nature alphabétique ou idéogrammique, ne sont pas assimilables à des images. Le cerveau ne parvient à les comprendre qu’en se livrant à une succession d’analyses et de synthèses qui passent, dans tous les cas, pour les débutants comme pour les lecteurs avertis, par la prise de conscience du code phonologique de la langue, c’est-à-dire des liens qui unissent les sons aux signes graphiques qui les représentent. Dans les langues alphabétiques, la correspondance entre les sons et les graphismes s’établit au niveau de la lettre ou d’un petit groupe de lettres (les graphèmes) qui symbolisent les sons élémentaires de la langue orale (les phonèmes). Quelle que soit la technique d’apprentissage utilisée pour apprendre à lire tout bon lecteur maîtrise le code alphabétique de sa langue. La seule différence qui existe entre les pédagogies réside dans la manière dont on opère pour atteindre cet objectif.

Il existe deux possibilités d’accès au code alphabétique.

 

1/ L’apprentissage explicite. Pratiqué dans les méthodes alphabétiques, il fournit à l’élève la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes. Il permet au cerveau d’apprendre à reconnaître les uns et les autres, à mémoriser les liens qui les unissent et à les assembler pour trouver la signification des mots. Les risques d’erreurs dans l’association entre les sons et les graphismes, sans être nuls, restent très limités dans ces pédagogies pour des raisons que nous avons longuement développées dans d’autres écrits.

 

2/ L’apprentissage implicite. Les initiateurs et défenseurs de pédagogies globales et semi-globales posent comme postulat que le cerveau photographie les mots et peut ensuite les reconnaître lorsqu’il les rencontre de nouveau. Ils pensent qu’il est donc possible de lire " en faisant l’économie de l’apprentissage du code alphabétique ". Ces pédagogies proposent donc des textes, des phrases et des mots avec l’espoir que l’apprenti lecteur accédera directement au sens de ceux-ci.

 

Les méthodes globales pures ne fournissent à l’enfant aucune indication pour l’aider dans sa recherche. La lecture répétée du texte par le maître doit lui permettre de découvrir la signification des mots en comparant ce qu’il entend avec ce qu’il voit. Cette pédagogie — qui a généré des résultats, on l’imagine sans peine, catastrophiques — a peu à peu laissé place aux méthodes semi-globales dont les visages sont multiples. Ratus, Gafi, Frisapla, Lire au CP, Grindelire, Bigoudi, 4 saisons pour apprendre à lire, Mica et tant d’autres appartiennent à ce groupe. La technique mise en œuvre est toujours identique : l’enfant doit " mémoriser les mots " qu’il rencontre pour les " reconnaître " ultérieurement. La seule différence entre les approches globales et semi-globales réside dans le fait que les premières ne font pas référence à la nécessité de connaître le code alphabétique de la langue alors que les secondes admettent que l’élève doit arriver à sa maîtrise en le découvrant à partir " d’indices " recueillis lors de ses contacts antérieurs avec l’écrit. Pour lui permettre d’atteindre ce but, on lui demande de savoir identifier son prénom et celui de ses camarades, les jours de la semaine, les mois de l’année ainsi que divers " mots-outils " affichés sur les murs de la classe ou présentés sous forme d’étiquettes. Dès la moyenne section de maternelle, les enfants sont plongés dans un " bain de lecture " dont le but est de favoriser la découverte indirecte du code alphabétique à partir d’ensembles " porteurs de sens ". Si les textes ministériels actuels créent la confusion dans les esprits c’est parce que " la nécessaire connaissance du code alphabétique " y est mentionnée. Cet élément a été suffisant pour faire croire au " retour des méthodes alphabétiques " alors qu’il n’en est rien puisque tous les procédés conseillés dans l’apprentissage de la lecture recommandent de faire découvrir ce code à partir des phrases et des mots en excluant son apprentissage systématique.

 

La différence entre ces deux approches peut paraître accessoire puisque, dans un cas comme dans l’autre, on aboutit à la connaissance du lien qui unit les sons aux signes qui les représentent. C’est très exactement ce que pensent la grande majorité des enseignants. Pour comprendre l’univers qui sépare ces deux modes possibles d’apprentissage, il suffit de montrer comment le cerveau procède pour découvrir le code alphabétique dans une approche de type implicite.

 

Mécanismes mis en œuvre dans l’apprentissage implicite du code alphabétique

 

Supposons que l’on présente à l’enfant, une liste de noms d’animaux : " lapin ", " cheval ", " vache ", " chat ", situation particulièrement simple à côté de celles auxquelles les élèves sont confrontés en classe. Si l’enfant discrimine correctement les phonèmes de sa langue, il va remarquer qu’il entend dans chacun de ces mots des sons identiques. Il prend conscience du fait que le son " l ", facile à identifier, se trouve présent dans les deux premiers mots, au début pour l’un d’eux, à la fin pour l’autre. Il constate alors qu’il existe un signe graphique identique au début et à la fin de chacun de ces mots. Il en déduit que le " l " correspond à ce son. Il met en mémoire cette information. Il remarque également que dans chacun de ces mots, il entend un même son : le " a ". Il cherche alors l’existence d’un signe graphique commun à ces quatre termes. Le seul élément présent dans ces mots est le signe " a ". Il en déduit que ce signe se prononce " a ".

 

Dans la liste que nous avons choisie, figure une difficulté : la lecture du son " ch " : dans " cheval " et " vache " la discrimination sonore isole un son identique. Il existe en effet dans chacun de ces mots des graphismes correspondant à la place de ce son : l’association " che ". Il paraît donc logique que ces trois signes correspondent au son entendu. Pourtant dans le mot " chat " nous entendons ce son associé au " a " déjà identifié. La solution de l’énigme viendra quand le cerveau comprendra que le son " ch " se réduit en fait à " ch " et non à " che ". Il reste cependant un problème qui ne peut pas être résolu à ce stade de l’apprentissage : la prononciation de " ch+a " suffit pour donner le son " cha ". Comment se fait-il alors qu’il existe à la fin de ce mot un signe qui n’a pas d’équivalent sonore ?

Ce type de questions concerne toutes les marques graphiques muettes liées aux variations orthographiques de la langue. Elles ne trouvent de réponses qu’au fil du temps lors de la compréhension de la structure grammaticale de l’écrit et constituent une difficulté majeure quand une pédagogie s’écarte de la rigueur que l’abord rationnel du langage par l’hémisphère gauche impose à la compréhension du langage.

 

Ce simple exemple suffit à illustrer la complexité de l’apprentissage implicite du code alphabétique. Pour parvenir à découvrir sans erreurs les liens sons/graphiques l’enfant doit disposer de capacités parfaites de discrimination des sons, d’identification et d’orientation des formes. Le risque de confusions est majeur pour les sons phonologiquement proches tels " v/f ", " s/ss/z ", " m/n ", ainsi que pour les signes graphiques symétriques tels " b/d/p/q ", " n/u " donc " on/ou ", " an/au ", etc. Les phonèmes représentés par des assemblages de graphèmes constituent, eux-aussi, une difficulté considérable. La compréhension de la lecture, et plus encore de l’écriture, du " c/ce/ci/ç ", du " g/ge/gi ", du " g et gu ", du " oin " souvent entendu " ou+in ", représente souvent pour les élèves confrontés aux méthodes globales ou semi-globales un obstacle qu’ils ne peuvent surmonter. On conçoit sans peine la déroute qui s’empare d’eux lorsqu’ils doivent découvrir les correspondances entre les sons et les graphismes à partir des prénoms des élèves de leur classe. Comment y parvenir à partir de François, Philippe, Baptiste, Guillaume, Gilles, Jean, Johann, Jonathan, Geoffroi, Gwendoline, Cécile, Clotilde, Allan, Andrew, Ondine, Allison et tant d’autres où les liens entre phonèmes et graphèmes varient en fonction des origines de la langue ? C’est bien évidemment impossible. C’est cependant ce qui est actuellement exigé — et va continuer de l’être — des enfants dès leur plus jeune âge.

 

Utiliser des pédagogies qui privilégient l’apprentissage implicite par découverte successive du code alphabétique de la langue revient à condamner à l’échec tous les enfants qui présentent des difficultés susceptibles de perturber le travail du cerveau dans la lecture. Beaucoup de maîtres de CP refusent d’admettre cette réalité et prétendent que le fait d’isoler un graphème dans chaque page du livre et d’attirer l’attention de l’enfant sur celui-ci compense les dangers de l’approche globale. C’est ainsi que le tristement célèbre Ratus est souvent considéré aujourd’hui comme une méthode… alphabétique ! C’est oublier que ces graphèmes dont on espère faire retenir le sens phonologique sont inclus dans des ensembles de signes dont l’enfant ne connaît pas l’équivalence sonore et, ce qui est encore plus grave, se retrouvent dans des groupes de lettres qui constituent en eux-mêmes des phonèmes différents.

 

Par exemple, il est fréquent de constater que dans des pages destinées à faire retenir le " a " figurent des mots contenant les graphèmes " an ", " am " " au ", " eau " " ain ". Dans d’autres, centrées sur l’apprentissage du " i " sont présentés des mots qui renferment des " in ", " ain ", " aim " " oin " ou " ion ". On pourrait malheureusement multiplier les exemples de ce type. Il est plus que regrettable que la formation des enseignants ne leur apporte pas les connaissances suffisantes pour leur permettre de comprendre la nocivité de telles pratiques.

 

Il faut également mentionner l’existence d’un nouveau type de méthode nommée " lecture par hypothèses ". Les livrets ministériels déjà cités conseillent de ne pas hésiter à faire appel aux " hypothèses de sens " pour aider les élèves en difficulté. Il existe plusieurs versions de cette pédagogie. Abracadalire en est un des modèles les plus représentatifs. Dès le premier jour de classe les élèves découvrent un texte accompagné d’illustrations. Il leur est demandé de faire des hypothèses sur la signification du message écrit en ne regardant que les images. Le maître incite ensuite les enfants à observer le texte et à retrouver dans celui-ci, grâce aux connaissances acquises antérieurement, des " indices " susceptibles de leur permettre d’identifier des mots qui pourraient correspondre au sens de ce texte. Ce travail s’accompagne d’une mise en évidence de la " silhouette des mots ".

 

Il s’agit là d’un procédé pédagogique qui ne peut manquer de surprendre. Le maître écrit les mots sur le tableau. Il entoure chacun d’eux en appliquant les consignes suivantes : les mots sont inclus dans des cadres dont la hauteur varie suivant la taille des lettres. Les lettres qui n’ont pas de prolongements vers le haut ou le bas déterminent l’écart qui sépare les deux traits situés au-dessus et au-dessous de chacune d’elle. Par exemple pour " lapin " le " a " et le " n " sont placés entre deux droites séparées d’une distance identique. La ligne supérieure se situe à une hauteur double pour contenir le " l " ; elle baisse de manière équivalente pour le " p ". Pour le " i " elle reste à la hauteur du " a " et du " n " mais le trait est arrondi pour figurer le point. On obtient ainsi la " silhouette du mot " que l’enfant doit mémoriser. La suite de l’exercice consiste à effacer les lettres contenues dans le cadre obtenu et à retrouver le mot correspondant dans le texte grâce à la forme de cette silhouette ! Ce travail est censé permettre à l’enfant de reconnaître les mots déjà vus tout en apprenant à identifier le code alphabétique qui les compose. Cette technique d’apprentissage de la lecture répond tout à fait aux attentes d’un maître de conférence d’IUFM qui écrivait en mars 1997 dans le n° 352 des Cahiers pédagogiques, de Clermont-Ferrand :

 

Nous montrons, par exemple, l’intérêt de prendre appui sur les textes mémorisés " par cœur " (comptines, titres d’ouvrages, extraits de récits, etc.) afin d’étudier l’organisation de la langue écrite. Débarrassés du souci de comprendre le message écrit, puisque celui-ci est connu, les enfants peuvent se consacrer à l’étude du code écrit. C’est une véritable aventure " à la Champollion " qu’ils entreprennent lorsqu’ils sont placés, comme le déchiffreur des hiéroglyphes, devant un message aux règles internes obscures mais dont la signification est claire. Comme Champollion, ils connaissent la signification du message et cherchent, avec l’aide de la maîtresse et du groupe, à déduire le fonctionnement du système linguistique écrit. Tout au long de l’année, de texte en texte, l’exploration se poursuit, instituant la classe comme une communauté de chercheurs. C’est ainsi que les enfants conservent des phases initiales de l’apprentissage une idée de conquête, d’appropriation de secrets, qui conforte leur confiance en eux-mêmes et qui crée, dès le début, une connivence avec le langage écrit.

 

Il n’est pas inutile de savoir que ce membre influent de la recherche pédagogique actuelle a fait partie des experts conviés à la conférence de consensus sur l’enseignement de la lecture à l’école primaire, organisée les 4 et 5 décembre 2003 par le PIREF (Programme incitatif de recherche en éducation et formation) qui dépend du ministère de l’Éducation nationale.

 

On ne peut qu’être admiratif devant les performances du cerveau humain qui permettent à 50 % des enfants d’apprendre à lire " malgré " de telles pédagogies ! Mais on comprend aussi le martyre de ceux qui, parce qu’ils présentent des difficultés de reconnaissance des sons, des formes ou des perturbations de latéralisation, ne parviennent pas à découvrir ce code qu’on leur cache. Déjà désarçonnés par les épreuves auxquelles ils ont été confrontés en maternelle, ils se retrouvent très vite en échec en CP en présence de phrases entières dont ils ne peuvent découvrir le sens. Incapables de s’adapter à la pédagogie qui leur est proposée, ils n’ont que trois modes de réaction possibles, tous générateurs d’angoisse : apprendre et réciter par cœur les pages qu’ils sont sensés " lire ", tenter d’inventer un contenu à partir de ce qu’ils comprennent, ou lâcher prise et se réfugier dans le repli sur soi, l’agitation ou l’agressivité.

Parmi les heureux élus qui seront parvenus à lire, se recruteront ensuite les dysorthographiques. La raison en est simple. L’utilisation des règles de la grammaire nécessite l’intervention d’un immense réseau interconnecté qui relie toutes les aires de traitement du langage oral et écrit. S’il existe des insuffisances de connaissances ou des erreurs lors de la mise en mémoire des éléments du code alphabétique, la production correcte de l’écrit deviendra impossible et son utilisation se transformera en cauchemar. Il ne faudra pas s’étonner de voir ces élèves développer un désintérêt devant le travail scolaire, un sentiment d’exclusion ainsi que de multiples manifestations psycho-somatiques d’angoisse et souvent une marginalisation sociale irréversible.

 

Preuves de la supériorité de l’apprentissage explicite du code alphabétique

 

Une preuve concrète de l’importance de l’apprentissage du code alphabétique dans les pédagogies de la lecture est apportée par les recherches très approfondies qui ont été réalisées sur ce sujet par le National Institute of Child Health and Human Development (NICHD). Cette structure a été créée aux États-Unis il y a environ 25 ans par le département de la Santé pour étudier l’illettrisme considéré, à juste titre, comme un problème de santé publique. Le NICHD dispose d’un groupe de travail, le National Reading Panel teaching children to read, qui a publié en décembre 2000 un rapport très détaillé faisant état des effets de l’entraînement systématique à la discrimination des phonèmes sur la qualité de la lecture et de l’orthographe.

 

Ce travail, constitué d’études menées avec une très grande rigueur méthodologique, objective les liens qui unissent la connaissance de la structure phonologique de l’oral et la maîtrise de l’écrit. Il compare les performances des groupes d’élèves qui ont bénéficié d’un entraînement phonologique par rapport à ceux qui suivaient les procédures d’apprentissage implicite du code alphabétique. Les résultats montrent sans ambiguïté que les classes qui ont bénéficié d’un entraînement phonologique systématique et d’un apprentissage explicite du code alphabétique sont beaucoup plus performantes dans tous les aspects de la lecture (fluidité, lecture de mots inconnus et compréhension des textes lus) que celles dans lesquelles une procédure d’apprentissage implicite par des méthodes globales ou semi-globales a été choisie.

 

S’il fallait une confirmation concrète à une évidence tirée de la compréhension du mode de fonctionnement cérébral, ces études nous l’apportent et montrent l’étendue de l’erreur de ceux qui affirment que le choix des pédagogies n’influe pas sur la qualité des apprentissages. L’auteur de ces lignes a pu constater, à son modeste niveau, que l’association systématique de l’apprentissage explicite du code alphabétique de la lecture et d’exercices moteurs et sensoriels qui favorisent la mise en place du lien son/graphisme permet à tous les enfants — même aux dyslexiques et aux élèves qui présentent certains types de retards intellectuels — d’accéder à la compréhension des éléments lus et au goût de lire qui en est le corollaire direct.

À l’opposé, les lecteurs qui ne maîtrisent pas bien le code alphabétique commettent de nombreuses erreurs qui perturbent considérablement leur recherche du sens et les privent du plaisir de la lecture. Contrairement à ce qui est trop souvent affirmé, l’apprentissage du code alphabétique n’est jamais une entrave à la compréhension du texte lu mais est une nécessité fondamentale dont le cerveau ne peut se passer pour accéder au sens de l’écrit. Les très nombreux travaux d’une valeur scientifique incontestable dont nous disposons aujourd’hui apportent la preuve de cette réalité incontournable. Ils restent cependant ignorés des pédagogues qui continuent, aujourd’hui comme hier, à soumettre les enfants à des modes d’apprentissage contre nature.

 

La conférence de consensus

 

Rien ne permet d’espérer le moindre changement en ce domaine.

 

Il suffit pour s’en convaincre de prendre connaissance des principaux éléments des " recommandations du jury " qui synthétisent les contributions des experts entendus lors de la conférence de consensus précédemment citée. Nous en rappellerons brièvement les conclusions après en avoir remarqué la composition. Le jury comprend des enseignants, des conseillers pédagogiques, un représentant des parents (FCPE) et un historien de l’éducation. Le groupe d’experts consultés est, quant à lui, composé d’enseignants, de spécialistes des sciences de l’éducation, de psychologues, de chercheurs en psychologie cognitive et d’une orthophoniste spécialisée en neuropsychologie. Aucun scientifique, en particulier aucun spécialiste des neurosciences, n’a été convié aux travaux de cette conférence qui se veut pourtant construite sur le modèle de celles qui existent dans le domaine médical.

 

Les " remarques générales " sur lesquelles s’ouvre le rapport du jury méritent d’être signalées. On peut y lire :

 

À partir d’approches variées, ancrées notamment dans la psychologie cognitive, [les recherches] décrivent avec précision et de façon robuste les composantes de l’apprentissage de la lecture. Elles sont en revanche beaucoup plus évasives sur son enseignement, c’est-à-dire sur les procédés, méthodes, exercices etc. par lesquels des enseignants, dans leurs classes, font apprendre à lire à des élèves […]. Savoir qu’un apprentissage suppose nécessairement le montage des correspondances entre phonèmes et graphèmes ne dit rien sur les procédés par lesquels le maître fera parvenir ses élèves à ce résultat.

 

Nous voici donc d’emblée informés : la conférence de consensus ne débouche sur aucune mesure pratique d’ordre pédagogique. Quant à l’appréciation du jury sur la nature du travail exécuté, les précautions introductives laissent perplexe. Il écrit en effet :

 

Sur l’enseignement proprement dit, les experts ont parfois présenté le résultat de recherches ; le plus souvent, ils ont formulé des remarques et propositions dont certaines reposent sur la confrontation d’expériences, de visites dans les classes, sur une familiarité avec le milieu qui leur confèrent une certaine valeur. Ce sont des opinions probablement vraies. D’autres sont de simples opinions, qui n’engagent que leurs auteurs, comme certains experts l’ont d’ailleurs signalé en toute rigueur, précisant dans leurs réponses qu’ils ne s’appuyaient pas sur des résultats de recherches mais sur leurs impressions personnelles.

 

Nous laisserons aux lecteurs le soin d’apprécier quelle peut être, dans ces conditions, la valeur scientifique des conclusions de ce travail !

 

Au chapitre " Méthodes " nous apprenons que les recherches sur les apprentissages " ne permettent pas de définir une méthode d’enseignement de la lecture qui s’imposerait au nom de la science ". Cette affirmation péremptoire ne peut surprendre dans les conclusions d’un jury qui n’a fait appel à aucune personnalité du monde scientifique susceptible de lui expliquer comment travaille un cerveau qui lit ! Il est particulièrement stupéfiant de constater que les membres du jury ne pensent pas un instant qu’il puisse exister des travaux susceptibles de les éclairer en ce domaine.

Une petite lueur de lucidité filtre dans ce rapport quand ils admettent qu’il serait bon " qu’en plus des recherches de psychologie cognitive ou de linguistique, et en liaison avec elles, soient développées des recherches qui prennent pour objet l’étude des effets, sur les élèves et leurs apprentissages, des méthodes mises en œuvre par le maître et des pratiques d’enseignements en usage dans les classes. " Il est certain que si des études comparatives objectives étaient pratiquées en France comme elles l’ont été aux USA pour comparer les résultats de classes dans lesquelles se pratique un apprentissage explicite du code alphabétique et de celles qui mettent en œuvre des pédagogies mixtes conduisant à un apprentissage implicite la question serait vite tranchée. Mais comment cela serait-il possible puisque seul aujourd’hui l’apprentissage implicite est toléré et que les formateurs des futurs maîtres, en ne leur apportant aucune information sur le mode de fonctionnement du cerveau dans la lecture, ne leur laissent aucun choix en ce domaine, pas plus, d’ailleurs que les inspecteurs qui les jugent ?

 

Les seuls éléments positifs de ce rapport résident dans la condamnation des méthodes globales — qui ne repose d’ailleurs dans ce texte sur aucune argumentation scientifique — et la reconnaissance du fait que le code alphabétique joue un rôle dans la lecture. En revanche, si l’automatisation de sa connaissance est recommandée, la manière d’y parvenir reste basée sur " l’identification " et " la reconnaissance des mots ". À aucun moment, la possibilité d’un apprentissage alphabétique n’est mentionnée. Bien au contraire, la pratique de l’écriture, considérée à juste titre comme indissociable de celle de la lecture, conduit à cette remarque qui confirme nos craintes : " À partir de l’identification d’un problème d’écriture rencontré par les élèves, [ils] peuvent se référer aux textes lus auparavant afin d’en tirer des informations pertinentes concernant le contenu et la forme du message. L’élève peut suivre une démarche similaire lorsqu’il rencontre un problème de type orthographique. Il a à sa disposition dans la classe divers outils auxquels il peut se référer (cahiers de mots ou répertoire, mots affichés aux murs, mots lus dans des textes, dictionnaire..) ". Ces propos montrent à l’évidence que l’approche du code alphabétique répond, aujourd’hui comme hier, à une démarche d’apprentissage implicite.

Ce rapport ne fait aucune mention de l’ampleur de l’échec des élèves dans le domaine de l’écrit mais il s’attarde sur les différents types de " profils de lecteurs ". Le jury considère que " la recherche ne permet pas de trancher entre les activités directement correctrices et celles qui visent à contourner l’obstacle en s’appuyant sur d’autres habiletés qui sont en échec. En tout état de cause, il nous semble préférable d’amener l’enfant à corriger lui-même ses erreurs en se confrontant à d’autres démarches, plutôt que de lui imposer une façon de faire que l’enseignant juge plus efficace ". Ainsi, non seulement l’enfant doit découvrir seul le code alphabétique de sa langue, mais s’il échoue, il lui faudra aussi trouver par lui-même la stratégie destinée à lui fournir la solution de ses problèmes !

Quant aux parents qui s’inquiètent des résultats obtenus en lecture par leurs enfants, nous leur laisserons apprécier à sa juste valeur la " remarque pour conclure " qui termine ce rapport.

 

Force est de constater que l’enseignement de la lecture fait souvent l’objet d’une inquiétude excessive tant de la part des parents que des élèves ; l’enjeu est volontiers prématurément dramatisé. Ceci peut conduire à des initiatives qui soutiennent plus ou moins opportunément le travail de classe. Des malentendus naissent, dont les élèves risquent de faire les frais.

 

Parents, vous voici informés. Il vous reste à déterminer à quel moment votre inquiétude " prématurée " deviendra légitime. Ce texte se garde bien de le préciser mais vous savez désormais que vos interventions sont inopportunes et ne peuvent que perturber votre enfant. S’il se noie, il vous faut attendre sagement qu’il trouve lui-même les moyens à mettre en œuvre pour survivre. S’il n’y parvient pas et que les secours arrivent trop tard pour le sauver, vous devrez accepter la triste fatalité. Si vous pensez qu’il risque de faire partie des 40 % d’illettrés que l’OCDE recense parmi les Français, vous ne devez pas intervenir mais faire confiance à l’école à laquelle vous l’avez confié. Toute autre attitude serait, comme l’a un jour déclaré un enseignant, " le premier stade de l’incivilité ".

 

Les parents accepteront-ils longtemps encore cette situation ? Tolèreront-ils que l’école, qui multiplie les initiatives dites " d’éveil " pour ouvrir les enfants sur le monde extérieur reste, en ce qui la concerne, totalement fermée sur elle-même et échafaude des théories sans fondements sérieux dont les enfants sont les victimes innocentes et ne cherche pas à tirer profit des connaissances que l’évolution des neurosciences peut lui apporter ? Si des changements profonds n’interviennent pas dans les années à venir, la maîtrise de la langue écrite redeviendra un luxe comme elle l’était dans les siècles antérieurs. Malheureusement, les écrits des plus hauts responsables de l’Éducation nationale montrent que nous ne pouvons nourrir aucun espoir à court et moyen terme en ce domaine et ceux qui se bercent aujourd’hui d’illusions en pensant qu’un changement est amorcé comprendront vite qu’ils ont été trompés.

 

G. W.-B.