Art et câlinothérapie

Pour notre dernier éditorial du mois d’octobre, nous avons ouvert nos colonnes à Christine Sourgins, historienne de l’art et auteur notamment de l’ouvrage Les mirages de l’Art contemporain, récemment paru en format de poche et que vous pouvez vous procurer en cliquant ici. Vous pouvez par ailleurs vous rendre sur son blog afin de suivre son actualité sur l'Art.

 

Art et câlinothérapie

 

Une petite révolution ? Le Palais de Tokyo (1) se lance dans une nouvelle approche des publics à « fragilité émotionnelle » : ambiance bleu/rose camaïeu, feutres acoustiques, cabanes pédagogiques avec animateurs aux petits soins pour cocooner notre « bien-être psychique », expos dédiées etc. Certains musées nouent « des partenariats innovants avec le secteur hospitalier », on parle d’« art sur ordonnance » remboursé par la sécu… Et tout ça dans les temples de l’Art très contemporain, l’AC.  Là même où s’affichait naguère : « installation déconseillée aux personnes sensibles » ? Il ne s’agissait pas de pruderie mais d’environnements sensoriellement déstabilisants, aux contenus violents, en vue d’une salutaire « perte de repère ».

 

Les requins vont-ils se déguiser en caniches ?

 

Ces centres d’art montraient aussi, comme Gloria Friedmann au musée Buffon en 2019, « des vidéos très dérangeantes d’un bœuf vivant assistant au débitage d’un de ses congénères par un boucher ». On se souvient des dîners d’art où les dîneurs étaient eux-mêmes dévorés par des moustiques, pour être éduqués à la chaîne alimentaire. Car les artistes d’AC sont engagés, militants, n’hésitant pas pour la bonne cause à troubler, choquer, provoquer, malmener le public. Quitte à le punir : Philippe Ramette l’envoyait au « coin de culpabilité » etc. En 2015, le Monde se réjouissait de l’entrée au musée « enfin » de Carol Rama, car cette artiste « crée avant tout pour se guérir » et son œuvre des années 60 n’est (je n’invente rien, je cite) « qu’éclaboussures, goudron et menstrues, glue apocalyptique, moisissure et éclat atomique » (2). Car nombre d’artistes d’AC se guérissent, oui, mais en traumatisant les autres : ce pékin de public qui renâcle à applaudir le monde contemporain dont l’AC se veut tantôt initiateur tantôt censeur… Que se passe-t-il pour que les requins de l’AC envisagent de jouer les caniches ?

 

Les mobiles avouables et les autres

 

La pandémie, et le stress des confinements ? Certes, les consultations psy des jeunes étudiants ont bondi de 30% ; chez les enfants en 2021, les prescriptions flambent : + 16 % pour les anxio­lytiques, + 32 % pour les antidépresseurs et + 224 % pour les somnifères. La demande de soins explose au moment où la psychiatrie (et le système hospitalier) sont en déconfiture, suite à l’imprévoyance de nos élites. Le système muséal : un pis-aller, une diversion ? Après du pain et des jeux : des psys et du « je », quand le pain se raréfie, inflation oblige…

 

Autre mobile pour câliner le public : à force de mettre l’AC partout, il sature, allergise : de plus en plus d’amateurs d’art, dès qu’un « barnum d’AC »sic encombre un lieu de patrimoine, le fuient comme s’il s’agissait de punaises de lit... En lisant la prose du Palais de Tokyo, derrière la noble intention de parer aux dépressions ou aux idées suicidaires, on est frappé du besoin de faire « revenir » le public… : aveu voilé d’un échec global ?

 

On peut aussi évoquer l’américanophilie, les programmes « art et santé » ayant démarré en Amérique du Nord vers 2012 ; l’une des promotrices, chez nous, de la câlinothérapie, a travaillé au Canada où les « déséquilibres mentaux » ravagent également la classe moyenne. En mai 2023, le directeur d’une banque alimentaire de Toronto précisait :« le plus effrayant est que nous sommes dans une situation de plein emploi » (3). Plein emploi, lequel ? Précaire, uberisé, sous payé ? Ceci en dit long sur l’incapacité des sachants à réguler un monde qu’ils ont eux-mêmes dérégulés. Encore nous intiment-ils d’éviter de dire « désordre psychique » mais « neurodiversité », plus « inclusif ». Et si notre société souffrait aussi d’une novlangue  bannissant les mots qui fixent les maux ? D’où une perte de repères générale, à laquelle le jargon de l’AC a bien contribué.

 

La dernière raison est que la beauté a été bannie de l’Art contemporain, accusée de tout et de son contraire (être du décoratif par exemple). Or la beauté savait aussi dire le pire sans mettre en péril le spectateur : Claire Oppert, musicothérapeute, n’a besoin que de son violoncelle et de son talent pour soulager les âmes et les corps (4). Mais parler des bienfaits du beau (qui ne sont pas ses seules raisons d’être) nécessite un livre... en préparation.

 

Christine Sourgins

 

(1) D’autres lieux culturels à Montpellier ou Lens suivent. R. Azimi, « Les musées au chevet du bien-être psychique de leur public », Le Monde, 14/09/23, p.21.

(2) E. Lequeux, « Carol Rama, la mamie indigne, enfin au musée », ibid, 14/05/2015, p.21.

(3) « A Toronto, les troubles de la santé mentale », ibid, 4/05/23, p.23.

(4) Claire Oppert, « Le Pansement Schubert », Denoël, 2020.