Penser la guerre (II). La minimisation du statut de la guerre

Un siècle après 1914, soixante-dix ans après le Débarquement, vingt-cinq ans après la chute du Mur, comment se pensent la guerre et la paix ? Une réflexion d’Henri Hude, directeur du Pôle Ethique des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Cette semaine, la minimisation du statut de la guerre et la privatisation de la fonction militaire.

DANS CETTE IDEE PURE des États-Unis du Monde (cf. article précédent), la place de la guerre est aussi réduite qu’il se peut imaginer. D’abord, juridiquement, la guerre a disparu comme droit souverain des États avec le traité instituant, à l’initiative des USA, l’Organisation des Nations-unies.

L’action de force armée ne peut prendre que trois formes. Soit le crime d’agression, soit la légitime défense armée à une telle agression[1], soit enfin l’action de force décidée sous le chapitre 7 de la charte des Nations-unies, afin d’imposer par la force la décision de justice prise par le Conseil de sécurité de l’ONU.

Un statut minimal

Idéalement, la légitime défense n’est qu’une réaction provisoire, destinée à être soutenue et remplacée par l’action collective de rétablissement de la paix. En outre, cette action collective défensive peut prendre une forme offensive de fait, en devenant « droit d’ingérence » ou « responsabilité de protéger », quand les droits individuels sont violés par un gouvernement dans le ressort de sa juridiction. Ces gouvernements ne sont plus alors légitimes. Ils sont délégitimés, soit par leurs agressions, soit par leurs attentats contre les droits de leurs citoyens, de leurs minorités, voire des étrangers résidant sur leur sol. La partie injuste qui recourt à la guerre perd donc son caractère public et se réduit à une association de malfaiteurs, avec laquelle il n’est pas question, théoriquement, de traiter, mais qu’il s’agit de traîner devant les tribunaux.

En ce sens, la guerre n’existe plus, car elle se définit classiquement à l’intérieur d’un ordre politique défini par une pluralité d’entités politiques indépendantes, et que les pouvoirs politiques, dans le new world order, ne demeurent plus (théoriquement) qu’à l’état d’administrations régionales dans une sorte d’État universel en genèse. Le pouvoir souverain, dans cette communauté internationale, devra être démocratiquement partagé, mais il convient, pour des raisons pragmatiques, qu’il soit provisoirement assumé par les USA en vertu d’un privilège historique, bien qu’il soit destiné à s’internationaliser de plus en plus.

On comprend que la privatisation va de pair avec l’universalisation ou la globalisation, puisque le statut de l’individu est si fort, qu’entre lui et le tout de l’humanité, il ne peut exister des corps intermédiaires puissants, qui segmenteraient trop le genre humain et feraient obstacle à l’émancipation de l’individu.

Le soldat devient gendarme

Très logiquement, nous assistons aussi à l’installation d’une conception « gendarmesque » de l’action militaire. Il ne s’agit plus d’imposer sa volonté à l’adversaire, mais d’imposer l’obéissance à la loi internationale et d’infliger une juste punition à un rebelle, à un voyou, à un délinquant, à un gangster. Cette judiciarisation qui soumet au juge l’action militaire, et d’abord l’action politique (Milosevic, Saddam Hussein, Gbagbo, etc.), vise aussi bien le belligérant injuste que le belligérant du bon côté, mais qui ne respecterait pas le droit des conflits armés.

Même les simples combattants du « mauvais côté », qui sont censés savoir comme self evident où se trouve le bon côté, n’ont plus droit à la traditionnelle immunité morale du combattant, mais vont eux aussi relever des tribunaux, à moins qu’ils puissent prouver qu’ils ont subi une contrainte suffisante[2].

Privatisation

La privatisation universelle va logiquement aussi avec la fin des armées de conscription, avec la professionnalisation, avec aussi une privatisation au moins partielle de la fonction militaire et le recours aux mercenaires (Private Military Companies[3]).

La privatisation de la fonction, la globalisation de la gouvernance, la judiciarisation vont de pair avec une nouvelle culture militaire. Citons ici, pêle-mêle, la démilitarisation des mentalités civiles, la « civilisanisation » des armées, l’assouplissement de la hiérarchisation, la diminution des pénalités, l’intégration du concept militaire à une conception globale sécuritaire de la défense (incluant aussi bien les forces de police que le corps médical, les pompiers, etc.).

La démythification du métier militaire est aussi à l’ordre du jour, avec la réduction des esprits de corps, des traditions, etc. La féminisation s’inscrit aussi dans une telle perspective. La pacification est censée être le maître mot (peace-keeping, peace-enforcement). La maîtrise de la violence, l’éthique, doivent exorciser non seulement le militarisme, mais toute culture d’autorité ou toute politique de puissance. […]

 

Henri Hude est philosophe, directeur du Pôle Éthique des écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté, nouvelle philosophie du décideur (Economica).

 

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[1]. Il n’échappe à personne que la meilleure défense étant souvent l’attaque, le droit à la légitime défense peut être interprété comme un droit à une frappe préventive, censée différer moralement et juridiquement d’une frappe préemptive. Voir à ce sujet, par exemple, Allen Buchanan, Justifying Preventive War, dans Henry Sue & David Rodin (edited by), Preemption. Military Action and Moral Justification, Oxford University Press, 2007, p.126-142.
[2]. Jeff Mc Mahan, Killing in War, Oxford University Press, reprint, 2011.
[3]. Georges-Henri Bricet des Vallons, Irak, terre mercenaire : Les armées privées remplacent les troupes américaines, Favre, 2010.***