Non-alignement d’hier, multi-alignement d’aujourd’hui

Source [Conflits] : On croyait que le non-alignement avait disparu avec la fin de la guerre froide et de la compétition Est-Ouest, bien que le mouvement des non-alignés, créé formellement durant la conférence de Belgrade de septembre 1961, ait continué à subsister, hors de l’attention générale. Mais alors qu’une grande partie de l’Afrique, de l’Asie, du Moyen-Orient et de l’Amérique latine a refusé de s’aligner derrière l’Occident lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, l’idée que ces régions reviennent à une politique de non-alignement a suscité l’inquiétude dans les capitales occidentales.

À Washington, le débat sur le non-alignement est encore hanté par l’ombre de la guerre froide, quand, en 1956, le secrétaire d’État américain John Foster Dulles l’avait qualifié d’« immoral ». Mais voilà que bien des termes anciens sont réapparus qui rappellent cette lointaine époque des années 1950-1980. Au Kazakhstan, en septembre 2022, le pape François exhorte à sortir de la logique des blocs, ce que précisément le général de Gaulle s’était efforcé de faire. La presse évoque le non-alignement de la Suède, alors qu’en réalité il ne s’est agi que d’une neutralité proclamée depuis les batailles napoléoniennes. On rappelle à l’envi le retour au temps de la guerre froide, faute de disposer d’un terme nouveau caractérisant l’état de transition que traverse actuellement le monde. Or, mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, nous avait prévenus Albert Camus.

Neutralité, non-engagement, non-alignement

Pour saisir la nature du multi-alignement ou du minilatéralisme d’aujourd’hui, il convient de préciser les termes. Alors que la neutralité est un concept juridique classique, qui provient souvent d’un texte de portée internationale (traité, convention, texte constitutionnel) ce qui fut le cas de la Suisse [1], de la Suède, de l’Autriche[2] ou de l’Irlande, les autres notions (neutralité active, non-engagement, non-alignement) relèvent plutôt d’une pratique diplomatique. La division du monde en blocs hostiles, la course aux armements qui en a résulté, la volonté de consolidation des sphères d’influence ou de récupération des anciennes possessions coloniales furent autant de phénomènes perçus par les jeunes États, après 1945, comme des facteurs négatifs dont il convenait de se tenir à l’écart et de se prémunir. D’où l’épithète de « neutralistes » ou de « non engagés » qui fut vite attribuée aux États ne ralliant aucun des deux camps de l’Ouest ou de l’Est. À l’heure où régnait le duellisme (de John Foster Dulles) ou le jdanovisme (de Jdanov, l’idéologue sous Staline), les grandes puissances ne pouvaient concevoir d’attitude politique qui n’eût été calquée sur leurs propres desseins. 

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