La télé-société ne peut pas être un modèle

Source [issep.fr] Cet article a été rédigé par Marion Maréchal, directrice générale de l'ISSEP.

Nous sommes en train de vivre une mutation accélérée, pour ne pas dire forcée, de l’organisation sociale. Au prétexte de la crise sanitaire, et plus largement dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, les pouvoirs publics incitent très fortement, voire contraignent, à la généralisation du télétravail et du télé-enseignement. On nous promet des lendemains qui chantent : cette numérisation des rapports sociaux et professionnels permettrait de réduire l’impact carbone, de rendre le salarié plus autonome, de faire des économies, de réduire les inégalités, de redynamiser la « France périphérique ». L’enthousiasme paraît unanime.

Les salariés eux-mêmes semblent plébisciter cette organisation : 73% de ceux qui pratiquent le télétravail veulent le poursuivre[1]. Ces chiffres sont néanmoins à nuancer. D’une part, car la généralisation du télétravail est une expérience récente pour bon nombre de salariés qui n’en mesurent pas encore les effets sur le long terme et, d’autre part, car ils ne sont que 32% à vouloir télé-travailler de manière régulière contre 41% de manière ponctuelle.

Un autre sondage confirme cette information : 63 % de salariés français souhaitent « travailler la majorité de leur temps au bureau », tandis que 8 % rêvent de « travailler exclusivement à distance »[2]Autrement dit une majorité de salariés souhaite que le télétravail demeure l’exception et non la règle. Pourtant ce n’est pas la direction qui semble être prise au regard des multiples interventions d’hommes politiques et de patrons de grandes entreprises.

« Le télétravail reste la règle », rappelait le gouvernement début février, tandis que Suez annonçait en novembre la signature d’un accord généralisant et pérennisant le travail à distance au-delà de la crise Covid-19, « afin de renforcer la qualité de vie professionnelle et favoriser la flexibilité ». Pour preuve encore, au cours du confinement de mai dernier, Xavier Chéreau, directeur des relations humaines de PSA annonçait sur le réseau social LinkedIn : « Nous sommes prêts à faire du télétravail la référence pour les activités qui ne sont pas directement liées à la production ».

Nous avançons donc peu à peu vers un modèle où le télétravail deviendra durablement la norme quand il est aujourd’hui pratiqué de façon complémentaire voire marginale dans certains secteurs.

La mise à mal du corps intermédiaire qu’est l’entreprise.

Spontanément, il est difficile de considérer que la vie du travailleur sautant de son lit à son canapé en commandant Uber Eats le midi tout en draguant sur Tinder soit un véritable progrès. Qui dit télétravail dit aussi télé-séduction ! N’oublions pas que 14% des couples se forment au bureau. En 2ᵉ position du classement des rencontres, on trouve le lieu d’étude avec un taux de 11 % ; ce qui n’est pas anodin au regard de la quasi-disparition des cours en présentiel dans le supérieur.

Mais au-delà de ce choix de vie individuel, le problème est plus global. Nous risquons d’assister à l’affaiblissement de l’entreprise comme corps intermédiaire indispensable au bon fonctionnement de la société et à la socialisation des personnes.

Comme l’explique Philippe Schleiter, consultant en management, dans son ouvrage[3] : « Ainsi, avec la disparition du service militaire, l’affaiblissement de la famille et l’essor de l’enfant roi, l’entreprise est devenue un indispensable lieu de socialisation. C’est au contact de leurs collègues que nombre de jeunes professionnels comprennent qu’ils ne sont pas au centre de toutes les attentions, qu’ils réalisent l’importance des obligations mutuelles, apprennent les règles élémentaires du savoir-vivre. Antidote contre le narcissisme et l’égocentrisme contemporains, l’entreprise est aussi une instance de transmission des savoirs et des connaissances, y compris informels. En permettant un lien direct entre les différentes générations de salariés, elle est un pont qui se déploie au-dessus de l’abîme du présent. En son sein les individus s’inscrivent dans une mémoire partagée et dans des projets communs. De la sorte, ils se hissent au-dessus d’eux-mêmes. »

 

Une incidence négative sur la communauté et la performance de l’entreprise.

Il est convenu de penser que le télétravail serait une source de productivité économique pour l’entreprise. De nombreuses études semblent attester que les télétravailleurs seraient plus efficaces que leurs collègues présents au bureau. Pourtant, ces études souffrent d’un grave biais méthodologique qui remet en cause leur pertinence : elles s’appuient généralement sur des enquêtes portant sur de petites quantités de télétravailleurs volontaires pratiquant le télétravail un nombre de jours très limité.

A l’inverse, une récente étude de l’OCDE indique que les gains de productivité du télétravail suivent, dans les entreprises, une courbe en cloche : à partir d’un certain seuil de télétravail (concernant aussi bien la proportion du personnel en télétravail que le nombre de jours alloués au télétravail) ils tendent à décliner, voire à s’inverser.

Rien de surprenant, puisque le télétravail érigé en règle permanente contribue à détruire l’univers commun qui fonde la culture de l’entreprise. Il oblitère la transmission des savoir-faire informels et des valeurs de l’entreprise, il empêche la formation de souvenirs collectifs et le partage spontané de connaissances ; toutes ces interactions qui permettent de construire une communauté et de puiser la motivation pour s’impliquer dans un projet commun qui nous dépasse. Pour convenir de cela, encore faut-il accepter de ne pas systématiquement voir l’entreprise comme un lieu d’exploitation mais l’appréhender comme un lieu possible d’épanouissement et de sens.

Par ailleurs, le simple fait d’échanger à travers un écran avec ses collègues n’assure pas la qualité de ces échanges et permet difficilement de construire des relations profondes et de confiance. 41% des salariés en télétravail affirmaient avoir vécu une dégradation de leur lien social, un délitement de leurs relations avec leur collègue et un véritable manque. [4]

Sans compter que c’est avant tout la communication informelle en entreprise qui est source de créativité. Steve Jobs lui-même, le fondateur d’Apple, mettait en garde contre l’illusion que la créativité pouvait naître d’échanges numériques[5].

« Bien maîtrisé, le télétravail renforce la flexibilité et l’agilité de l’entreprise. Mal dosé, il provoque son atomisation, voire sa liquéfaction. » résume Charles-Henri Besseyre des Horts[6].

Depuis quelques années, l’on a vu se développer des modèles de management à l’horizontal, en lieu et place du traditionnel modèle vertical français, incarné par l’esprit convivial des start-up, l’apparition des « open space », le travail en « mode projet ». La généralisation du télétravail signe le retour d’une hiérarchie plus rigide. La visioconférence ne facilitant pas la participation et la prise de parole en dehors du cadre hiérarchique ; les initiatives étant souvent facilitées par l’ambiance du groupe et la communication non verbale de ses collègues.

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[1] https://www.lefigaro.fr/decideurs/vie-bureau/73-des-salaries-veulent-poursuivre-le-teletravail-20200506

[2] Source : Baromètre Paris WorkPlace 2020, réalisé par l’Fop pour SFL décembre 2020

[3] Management, le grand retour du réel.

[4] www.lecomptoirdelanouvelleentreprise.com

[5] Cité in “The Real Leadership Lessons of Steve Jobs”, Harvard Business Review, avril 2012.

[6] Président de l’Association francophone de gestion des ressources humaines (AGRH) et professeur émérite de management à HEC Paris. Discerner & Décider n°12 Hiver 2020