François et l’Europe : quel message ?

Que dira le pape François aux assemblées européennes à Strasbourg le 25 novembre prochain ? Une question que beaucoup se posent, d’autant que le pape François n’a encore très peu parlé sur le sujet [*], et cela à un moment où l’Europe se trouve en pleine crise, voire au bord de la guerre.

BEAUCOUP de chrétiens attendent (ou craignent) que le Saint-Père suive la doxa qui fut si longtemps celle des bourgeoisies catholiques de l’Europe occidentale, voire de son épiscopat : qu’il encense la construction européenne, grand projet chrétien de l’après-guerre auquel il importerait seulement de donner un supplément d’âme. Une doxa largement reprise par la Conférence des évêques européens (Comece) et les conférence nationales, notamment par celle de France.

Ses prédécesseurs n’ont pas été totalement exempts de ce genre de rhétorique, à l’exception de Jean Paul II qui, tout en saluant les efforts de rapprochement des peuples d’Europe, a toujours pris garde de préciser que le Saint-Siège n’avait pas vocation à se prononcer sur la forme institutionnelle que devait prendre ce rapprochement.

Une doxa réductrice

Que cette doxa soit réductrice, une connaissance fine de l’histoire nous le confirme. Aux premiers pas de la construction européenne, ont contribué certes des démocrates-chrétiens comme le célèbre trio Schuman, Adenauer, De Gasperi — mais ces trois hommes étaient unis par d’autres liens que leur catholicisme ; les trois étaient nés avant 1914 en terre germanique : outre Adenauer en Rhénanie, Schumann en Lorraine, alors annexée au Reich de Bismarck, De Gasperi dans le Haut-Adige, alors autrichien.

Rien ne dit qu’ils approuveraient la tournure qu’a prise depuis lors la construction européenne, en particulier Adenauer qui établit au soir de sa vie un partenariat privilégié avec Charles de Gaulle, catholique et européen lui aussi, mais qui avait une toute autre conception du projet : tous deux mirent au point, malgré l’opposition de Jean Monnet et des Américains, l’admirable traité de réconciliation franco-allemand du 23 janvier 1963.

Surtout cette Europe-là n’est pas seulement un projet chrétien mais aussi une fille des Lumières. Elle fut portée tout autant, si ce n’est plus, par des hommes de gauche, francs-maçons et généralement socialistes, éloignés des références chrétiennes : Guy Mollet, Christian Pineau, Pietro Nenni, Paul-Henri Spaak et naturellement Jean Monnet. Le contexte de la Guerre froide obligea les uns et les autres à s’allier contre le communisme sous la houlette des États-Unis.

Tant que dura la Guerre froide, les forces issues du protestantisme et des Lumières firent les yeux doux à l’Église catholique qu’elles ne portaient pas nécessairement dans leur cœur. Depuis la fin de la menace soviétique en 1990, elles sont généralement revenues à leur ornière anti-romaine, tout en exerçant plus que dans le passé leur hégémonie sur les institutions européennes.

Le parti des puissants

Il y a peu de risques cependant que le pape François se laisse aller à reprendre telle quelle la doxa de « l’Europe grand projet chrétien ». Comme Jean Paul II, il a une profonde fibre populaire. Il n’ignore pas à quel point cette Europe de Bruxelles suscite aujourd’hui le rejet des peuples. Relais de la mondialisation libérale, elle apparaît comme l’arme des puissants de ce monde contre les petits.

Le cardinal Bergoglio a sans doute déjà compris que les hommes qui poussent le projet européen, en particulier en France, souvent catholiques, sont de la même race (voire les mêmes !) qu’il a vus à l’œuvre à Buenos Aires au titre du FMI. La propension des épiscopats d’Europe occidentale à encenser le projet européen, que le Vatican a jusqu’ici évité soigneusement d’endosser, ne procède pas seulement de l’amour du bien mais aussi de la tentation qui fut toujours celle des Églises de prendre, par conformisme, le parti des puissants. Une tentation qui n’est sûrement pas celle du pape François.

Une entreprise légitime à remettre en selle ?

Peut-être se contentera-t-il de proclamer que le projet européen, animé au départ des meilleures intentions, a mal tourné, notamment en oubliant les racines chrétiennes de l’Europe ou en n’étant pas assez social, mais qu’avec un peu de bonne volonté, l’entreprise peut être remise sur le droit chemin parce qu’elle demeure fondamentalement juste ?

Disons-le : il n’est pas sûr qu’une telle approche soit à la hauteur des graves problèmes que pose l’Europe d’aujourd’hui. De ces problèmes, nous en retiendrons trois : son hostilité à la loi naturelle, son caractère antisocial, et, plus récemment apparu, son comportement belligène.

L’hostilité à la loi naturelle est la suite logique du refus obstiné des instances européennes de reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe qui sont pourtant une évidence historique. Aussi bien la commission que le Parlement, de pair avec les instances juridictionnelles de Luxembourg et de Strasbourg font pression de multiples manières pour que tous les pays adoptent le mariage homosexuel.

La Pologne et l’Irlande font l’objet d’un harcèlement pour ne pas faciliter assez l’avortement. L’Italie aurait été condamnée à retirer les crucifix de ses écoles sans l’intervention de la Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle, on le sait, ne dépend pas de l’Union européenne mais du Conseil de l’Europe, tout en étant animée du même état d’esprit. La France se voit imposer par la même Cour la reconnaissance de l’adoption par des homosexuels d’enfants nés sous PMA à l’étranger, pratique encore interdite en France.

Le refus brutal du Parlement européen de recevoir en 2004, parmi les commissaires, l’homme politique italien Rocco Buttiglione, ami du pape, sans autre motif que son adhésion ouverte à l’éthique chrétienne, a mis en relief ce qu’est aujourd’hui l’orientation profonde des institutions de Bruxelles.

Sur le plan économique, la monnaie unique européenne, l’euro, se fonde sur une théorie économique aussi fausse que l’est la théorie du genre, l’une et l’autre étant basées sur la négation des différences naturelles ou culturelles. Elle aboutit à une crise qui accroît considérablement le nombre des chômeurs dans la plupart des pays, paupérise et désindustrialise peu à peu l’Europe.

Les efforts imposés aux peuples pour maintenir coûte que coûte l’euro ont été récemment qualifiés par Paul Stiglitz, prix Nobel d’économie, de « criminels [1] ». La rigueur imposée à l’Europe au nom de grands idéaux entraîne aujourd’hui le monde entier dans la récession. Il faut une grande dose d’inconscience, ou d’ignorance des mécanismes économiques, pour exhorter, comme le font certaines autorités ecclésiastiques, à la charité envers les exclus et les sans-abris, tout en qualifiant de « merveilleuse idée » une Europe institutionnelle dont la politique tend à les multiplier [2] !

Sur le plan international, il a été longtemps dit que l’Union européenne était un facteur de paix et le prix Nobel de la paix lui a même été attribué en 2012. Pourtant deux guerres, impliquant toutes les deux l’Europe institutionnelle, ont éclaté au cours des quinze dernières années sur le territoire européen : l’attaque de la Yougoslavie par l’OTAN en 1999, en violation totale du droit international et qui a fait 20 000 victimes, toutes civiles, et la présente guerre civile en Ukraine.

On peut regretter au passage que le pape Jean Paul II, désinformé par ses services, eux-mêmes victimes des manipulations américaines, n’ait pas condamné avec plus de vigueur l’attaque de la Yougoslavie : un grand pas aurait été fait dans le rapprochement de Rome avec les Églises orientales pour qui le Vatican est encore identifié à « l’Occident ».

Un personnage aussi pondéré que l’ancien chancelier allemand, Helmut Schmidt, n’hésite pas à souligner la responsabilité des instances bruxelloises dans la montée de la tension en Ukraine [3], voire leur inconscience vis-à-vis du risque de guerre mondiale. Une responsabilité qui découle de leur ambition de faire rentrer coûte que coûte ce pays dans l’Union européenne et dans l’OTAN, sans tenir compte des inquiétudes russes.

Mais on peut aussi mettre en cause les fondations américaines et allemandes à l’œuvre en Ukraine, les mêmes, soit dit en passant, qui patronnent les scandaleuses femen qui multiplient les actes sacrilèges dans les églises d’Europe occidentale. L’agitation de la Pologne au sujet de l’Ukraine qui eut été sans doute tenue en bride du vivant de Jean Paul II, ne contribue pas non plus à apaiser la tension.

Même si les deux guerres, celle de Yougoslavie et celle d’Ukraine, ont été sans doute planifiées à Washington, elles n’auraient pas été possibles sans l’aval de l’Union européenne. Les deux aboutissent, selon le schéma de Samuel Huntington, promoteur du concept inacceptable de « guerre des civilisations », à opposer un bloc catholique (au moins en principe), protestant et laïciste à l’Ouest, et un bloc orthodoxe à l’Est.

Universalisme ou haine de soi ? Dans les affaires de la Bosnie et du Kosovo, les « chrétiens » de l’Ouest ont pris parti pour les musulmans contre les chrétiens orthodoxes [4]. Cette opposition est d’autant plus artificielle que, malgré la propagande médiatique, les peuples européens ne s’y associent guère. Elle a pour effet d’éloigner les perspectives si prometteuses, à la fois pour l’Europe et pour la chrétienté, de rapprochement entre les Églises sœurs que sont la catholique et l’orthodoxe. Peut-être est-ce d’ailleurs le but recherché ?

Un problème spirituel

Ces trois dérives de l’Europe institutionnelle, auxquelles on pourrait ajouter la dérive antidémocratique, ou encore l’indifférence à l’effondrement démographique, apparaissent si graves qu’on peut douter qu’il s’agisse seulement d’accidents passagers affectant une entreprise qui demeurerait, en son principe, fondamentalement saine. On dit certes que corruptio optimi pessima. Mais on peut aussi se demander si l’Europe institutionnelle, au point où elle en est arrivée, niant l’héritage chrétien, favorisant la pauvreté de masse et menaçant la paix, était bien à l’origine une entreprise juste.

Fondée sur l’idée, discutable, que seules les rivalités nationales sont à l’origine des grandes catastrophes du XXe siècle, alors qu’on peut aussi bien penser que ce sont d’abord les idéologies qui sont en cause, non pas les nations mais « la négation du droit des nations » (Jean Paul II) [5], l’entreprise européenne ne serait-elle pas viciée à la base et, n’hésitons pas à employer ce terme, « intrinsèquement perverse » ?

La volonté sous-jacente de dépasser les réalités nationales conduit en même temps à vouloir dépasser tout ce qui se rapporte au passé, à nier l’histoire européenne qui n’est plus considérée que comme une longue série de crimes et d’horreurs (de l’Inquisition à la shoah !), y compris et même surtout dans sa dimension chrétienne.

De même que pour Marx, tout ce qui précéderait la Révolution prolétarienne ne serait que la « préhistoire de l’humanité », tend à s’imposer dans les mentalités de l’Europe de l’Ouest que tout ce qui précède l’entreprise d’unification, racines chrétiennes comprises, appartient à la préhistoire, cela sur un fond de culpabilité et de haine de soi qui constitue sans doute le centre du problème spirituel de l’Europe.

Tour de Babel

Si l’on considère que la Seconde Guerre mondiale fut pour l’Europe le déluge, la construction européenne qui a suivi, en réaction, ne serait-elle pas la tour de Babel ?

Pour employer le langage moderne, la construction européenne n’a-t-elle pas, à l’instar du communisme ou d’autres régimes catastrophiques, un caractère idéologique ?

L’idéologie se reconnaît à différents caractères :

-          des idées trop simples, en l’occurrence que l’absorption de nations dans une entité continentale sera un facteur de paix et de prospérité (comme pour Marx, la simple abolition de la propriété ferait le bonheur des hommes) ;

-          la prétention universaliste : l’Europe se comporte aujourd’hui comme la propagatrice d’une idéologie universelle, fondée sur une certaine conception, fort réductrice, des droits de l’homme ; une idée du progrès passant par le dépassement irréversible des nations, mais aussi de la culture, de la morale et des religions traditionnelles ; le libre-échange et la libre circulation des capitaux sans limites.

D’autres caractères de la démarche idéologique se retrouvent dans l’entreprise européenne comme des effets pervers à peu près généralisés. Lénine avait promis au peuple russe « la paix, le pain, la liberté » et apporta exactement le contraire ; on peut dire que l’Europe institutionnelle, non seulement ne tient pas ses promesses, mais fait exactement l’inverse de ce qu’elle avait promis.

Autre caractère idéologique :

-          l’intolérance haineuse à tout ce qui pourrait entraver le projet, ses opposants se voyant relégués dans les ténèbres du « politiquement incorrect » et, par-là, l’incapacité organique à se mettre à l’écoute des peuples.

 L’idéologie européenne, libérale et libertaire, apparaît si formidable à ses propagateurs qu’elle justifie les entorses à la démocratie que constituent le refus de prendre en compte les référendums où le peuples ont exprimé clairement leurs réserves à l’égard du processus en cours (en France, aux Pays-Bas) et une large confiscation par la commission de Bruxelles du pouvoir normatif des États.

Cette Europe foncièrement méfiante des peuples qui, selon elle, risquent de ne pas comprendre son dessein prométhéen, se trouve ainsi, dans son rapport à la démocratie, aux antipodes des attentes, non des idéologues comme Jean Monnet qui l’ont voulue ainsi, du moins des hommes politiques catholiques qui l’ont inspirée, comme Adenauer, De Gasperi, Schumann et aussi De Gaulle[6].

Le pape François ne pourra sans doute pas, diplomatie oblige, dire tout cela à Strasbourg. Mais l’Europe, la vraie, celle des peuples, pourra-t-elle se sauver et éviter la guerre si des prophètes particulièrement inspirés ne lui disent pas haut et fort qu’elle fait fausse route ?

 

R. H.

[*] A signaler toutefois, l'intervention improvisée du pape devant les évêques européens, le 3 octobre, rendue publique le 24 novembre, où François stigmatise la rupture de l'Europe avec ses racines chrétiennes et la gravité de sa crise morale et spirituelle (NdlrLP).

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[1] Der Spiegel, 23 mai.
[2] Discours de clôture de l'Assemblée générale de l'épiscopat français, Lourdes, 10 novembre 2013.
[3] Entretien - Bild, 16 mai 2014.
[4] On peut faire la même remarque au sujet des tensions entre la Turquie et la Grèce : quoique celle-ci soit dans l'Union européenne et pas celle-là, Bruxelles penche clairement du côté d'Ankara.
[5] Discours à la 50e assemblée générale de l'ONU, New York, 5 octobre 1995.
[6] L'Union européenne est d'abord issue du traité de Rome (1957). Ce traité serait resté lettre morte si le général de Gaulle n'avait accepté et même forcé ses partenaires de  l'appliquer. L'archiduc Otto de Habsbourg le tenait pour le  premier des Pères de l'Europe.***