Vers la dissidence
Vers la dissidence

[Source: Philippe Darantière]

 

  1. 1.     La notion de techno-nihiliste

 

A.  Une démocratie relativiste

 

Il apparaît clairement que la réhabilitation de la notion de vérité ne pourra pas se faire au sein de la sphère politique, dans la mesure où l’emprise du techno-nihilisme s’exerce depuis la sphère économique et non pas politique. L’exercice politique se résume aujourd’hui à une fonction de gestionnaire des contraintes quotidiennes, il s’est séparé à peu près de tout ce qui pourrait à l’inverse donner du sens au quotidien. Prétendre agir par la voie politique en vue d’une transformation sociale dans un sens opposé à la dictature technico-nihiliste est non seulement un exercice vain, mais un contresens intellectuel. C’est méconnaître la nature du pouvoir, et donc se condamner à accompagner le nihilisme au lieu de le combattre.

 

Certes, la doctrine du moindre mal peut convaincre des personnes de bonne volonté que l’action dans le champ politique reste celle qui est le mieux ordonnée au bien commun, par rapport au champ économique qui n’est ordonné qu’au profit. C’est ici qu’intervient une distinction nécessaire entre les domaines de l’Etat, du marché et de la société civile[1]. Le combat de la société civile suppose finalement de sortir des conceptions du pouvoir fondés sur le rapport de force, qu’il soit politique ou économique. Il doit être l’exercice d’un « pouvoir de… » et non pas d’un « pouvoir sur… » pour reprendre la distinction élaborée par John Holloway[2]. Le pouvoir de la société civile doit être le pouvoir de la culture, qui s’exerce par le rayonnement culturel et moral de cette société civile. Un tel rayonnement agit à partir d’une relation de confiance qui permet à l’autre d’intérioriser une même vision du monde, d’adopter des critères de conscience identiques, des règles de conduite fondées sur une même éthique. En cela, le rayonnement se distingue de la recherche de puissance, qui est ce « pouvoir sur… » de l’Etat et du marché, visant la capacité de contraindre, cherchant à établir une position de dépendance ou au moins une attitude de soumission. La puissance suppose une prédominance dans le domaine de la force matérielle. Le rayonnement d’une culture est tout autre : il est en relation directe avec la morale qui la sous-tend. « La culture se déploie dans le champ des idées sous ses diverses formes, comprenant et ce n'est pas exhaustif, les vues sur le monde, la connaissance, les acceptions, les symboles, l'identité, l'éthique, l'art et la spiritualité. La "sphère culturelle" de la société est ce sous-système de la société qui touche au développement des aptitudes pleinement humaines et à la production de la connaissance, du sens, à un sens du sacré, à l'art et à l'éthique.[3] » affirme Nicanor Perlas. Ainsi, le rayonnement culturel des acteurs de la société civile consiste à révéler et expliciter des valeurs, à faire croitre ce « capital symbolique » qui enrichit ceux qui le répartissent autant que ceux qui le partagent. Selon Ulrich Beck, le propre du pouvoir de la société civile tient précisément à cette capacité à légitimer une cause morale en la plaçant en surplomb des intérêts du marché et des rivalités politiques[4]. A la différence de la légitimité politique fondée sur le système majoritaire, ou celle de l’économie fondée sur l’efficience maximum, la légitimité culturelle de la société civile est auto produite. La conquête d’une posture morale détermine la capacité à constituer et préserver ce « capital symbolique » qui confère une légitimité. Ce que nous nommons posture morale est l’identité symbolique par laquelle sera perçu l’être social issu de la société civile.

 

Pour cela, il faut livrer un combat permanent afin de démontrer par des actes la cohérence interne du combat culturel de la société civile. Cette lutte rassemble tous les micro-combats qui tissent le quotidien des acteurs de cette société civile affrontés à la logique nihiliste de la technocratie. Pierre Rosanvallon, dans « La contre-démocratie »[5], a réalisé une enquête sur les différents mécanismes par lesquels se livre cette bataille pour la conquête du pouvoir par la société civile. Il distingue d’abord les pouvoirs de surveillance : l’acte de vigilance morale, la dénonciation publique des transgressions, la mise à l’épreuve des puissants par la notation de leurs comportements. Il invoque aussi le pouvoir de justice d’une société civile qui va confronter le décideur à la légalité de ses œuvres par l’utilisation des armes mêmes qui établissent son pouvoir : les règles du droit et les juridictions de l’Etat. Car  ce qui est en jeu, c’est aussi le pouvoir de production normative concurrentielle de la société civile lorsqu’elle retourne les décisions d’un tribunal contre le pouvoir qui la institué au nom même de ses propres lois. Le paradoxe du nihilisme est en effet qu’il permet de décréter le contraire de ce qu’il affirme. Enfin, Rosanvallon invoque la légitimité de l’empêchement, avec la figure de l’objecteur, du résistant et du dissident. Les actes que nous posons sont tous des témoignages : ils peuvent démontrer l’efficacité sociale des valeurs non marchandes, comme la fidélité, la gratuité, le pardon.

 

  1. a.   Les limites du techno-nihilisme

 

Toutefois, l’affirmation du primat de la vérité sur la morale utilitariste du marché se heurte à un obstacle immédiat : l’indifférence relativiste. Pour le techno-nihilisme, la conscience n’est pas cette faculté éminente qui distingue l’homme de l’animal, elle n’est qu’un sentiment comme les autres, en dehors de toute rationalité. A ce titre, aucun absolu ne lui est opposable : le techno-nihilisme ne se prête à aucun débat sur le bien-fondé des convictions. Il crée seulement un « impératif de tolérance », une tolérance idéologique qui ne reconnaît qu’une vérité : toutes les opinions se valent. Pour les départager, le techno-nihilisme se fonde sur la loi utilitariste du profit. Il utilise la tolérance comme un instrument politique auquel elle peut conférer la légitimité : ce qui est profitable, c'est-à-dire relatif à l’utilité de l’individu souverain, peut devenir légal selon le principe démocratique de la majorité. Le pouvoir technocratique peut ainsi suggérer une pratique sociale qui s’impose à tous au nom de la tolérance, et que le pouvoir politique entérine au nom de la loi de la majorité. Ce système fonctionne en boucle, puisque toute finalité morale en a été bannie. «  La validité des ordres juridiques positifs est indépendante de leur conformité ou de leur non-conformité à un système moral quel qu’il soit » affirme Hans Kelsen, dans sa « Théorie pure du droit » (1962)[6].

 

Selon ce principe, la loi est « juste » par son auteur même : le pouvoir politique, qui est issu des urnes, la rend légitime. Mais la loi peut aussi être « juste » quant à ce qu’elle permet : le propre du techno-nihilisme est en effet d’établir et de multiplier des règles permissives, qui se contentent de rendre possible une pratique, morale ou immorale, sans jamais la rendre obligatoire. La loi sur l’avortement, par exemple, rend légal le meurtre d’un enfant sans en faire obligation à quiconque. Si elle avorte, une femme enceinte commet un acte injuste sans jamais cesser d’obéir à la loi. Si elle garde son enfant, elle évite cet acte injuste, mais sans désobéir à la loi. Le dilemme entre la loi injuste et la conscience droite est ainsi socialement aboli, il est renvoyé à la subjectivité de chacun. Aux yeux de la dictature nihiliste, obéir à une loi permissive est aussi moralement indifférent que de ne pas lui obéir. Seul compte le profit que tire l’individu de sa conformité à cette loi.

 

  1. 2.     Émergence de la société civile pour une objection de conscience

 

  1. A.   Exemples d’objection de conscience

 

Dans ce contexte, quelle peut être la posture légitime de celui qui s’oppose au mal moral que permet la société ? Cette question conduit-elle nécessairement à choisir, en certains cas précis, de se retrancher derrière une objection de conscience individuelle ? Ou bien peut-on délégitimer de telles lois d’une manière globale ? En d’autres termes, une certaine forme de désobéissance civile peut-elle être la juste conséquence de ce combat moral ?

 

François de Lacoste Lareymondie, dans un essai récent, explore le droit auquel peut prétendre l’objection de conscience[7].

 

Pour lui, le choix de l’objection de conscience représente à la fois la reconnaissance de la légitimité du système politique (devoir d’obéissance à l’autorité établie) et l’expression d’une soumission personnelle à la voix de sa conscience (devoir d’obéissance à la loi naturelle). Il en résulte non pas un refus de la source de la loi inique, mais de l’acte qu’elle établit juridiquement. François de Lacoste Lareymondie cite le cas de Saint Thomas More, Chancelier du roi d’Angleterre Henri VIII, qui accepta sa condamnation à mort pour ne s’être pas rallié à la conduite schismatique du roi lorsque ce dernier répudia sa femme contre l’avis de Rome, sans jamais toutefois renier la fidélité qu’il avait juré à ce même roi. Il cite également l’abdication de vingt-quatre heures que le Roi Baudouin de Belgique imposa au gouvernement du Royaume pour ne pas avoir à signer contre sa conscience la loi votée par le parlement qui autorisait l’avortement. L’objection de conscience est cette forme d’expression d’un « droit de retrait » individuel. Dans un raisonnement qui serre au plus près la doctrine de Saint Thomas d’Aquin, François de Lacoste Lareymondie revendique l’exercice d’un droit à l’objection de conscience contre une loi inique, mais dans le strict respect de l’autorité politique légitime, en veillant ainsi à ne pas créer un désordre plus grand que celui introduit par les institutions qu’ils s’agit de dénoncer, dans la mesure où il convient toujours de respecter dans ces institutions ce qui concoure, fusse de manière minime, au bien commun.

 

Le problème posé par cette position tient à la négation du caractère politique de l’objection de conscience et à l’acceptation de l’ordre politique qui la sous-tend. En invoquant la supériorité de la conscience droite sur la loi inique, elle pose le refus d’obéissance comme l’argument ultime du citoyen qui respecte l’Etat. Elle se place, de cette manière, dans la perspective de la légitimité du contrat social, l’objection de conscience reflétant l’opinion de cette part minoritaire du « tout » qui constitue la volonté générale. A la base de ce système juridico-politique se trouve l’idée d’un consentement, impliquant le droit d’exprimer un désaccord. L’objection de conscience est ici une forme d’expression de la minorité qui réclame le respect de son consentement au pacte social, malgré son désaccord avec une décision majoritaire. En démocratie, la minorité la plus radicale, c’est le citoyen pris individuellement. Refuser à cette instance minoritaire la possibilité de faire valoir son droit civique ultime serait contraire à l’esprit de la démocratie. Il en découlerait donc un droit d’user de l’objection à titre individuel. 

 

L’analyse de François de Lacoste Lareymondie, pour solide qu’elle soit, souffre d’une imperfection majeure : elle méconnait que le pouvoir actuel n’est pas politique mais économique. Le contexte du techno-nihilisme dissocie les institutions représentatives du pouvoir, qui subsistent dans l’ordre du politique, de l’exercice réel du pouvoir technocratique, qui se forme dans la sphère économique et dont les lois dominent aujourd’hui sur toute la société. La définition thomiste de la conscience individuelle et de l’autorité légitime doit être repensée dans un cadre où la politique n’est plus le siège de l’autorité publique, mais un simple rouage. Le règne du marché a évacué la notion de bien commun, que le techno-nihilisme a remplacée par la notion d’utilité privée. Le système technico-nihiliste force à obéir en acte, mais n’intervient pas dans la sphère de l’esprit : sous son empire, la conduite n’engage pas la conscience, il a définitivement dissocié l’obéissance et la conscience. En son sein, l’objection de conscience est un anachronisme sans effet parce qu’elle manque la cible visée : on ne peut objecter au techno-nihilisme au nom de ce qui est pour lui indifférent, pire, ce qui pour lui n’existe même pas…

 

Deux modes d’expression de l’objection de conscience ont été expérimentés depuis le printemps 2013 pour protester contre la loi Taubira. Les « Veilleurs » ont inventé une forme de rassemblement nocturne pacifique, à rebours de l’expression publique massive que constitue la manifestation de rue qui vise à créer de la contrainte. Ne cherchant à rien perturber, les Veilleurs se rassemblent à l’intérieur d’un cercle de bougies pour écouter des lectures de notre patrimoine culturel humaniste. Ils expriment, par leur présence silencieuse, la force intérieure qui les anime face aux forces de l’ordre venues les déloger. Souvent, au début, au terme d’une négociation poussée jusqu’aux limites de la loi, les policiers sont intervenus pour disperser de force ces citoyens non-violents. Puis, devant l’inanité de cette répression, la police a fini par laisser faire. Les Veilleurs constituent des groupes partout en France et maintiennent ainsi le flambeau de l’objection de conscience à la loi Taubira. Pour accentuer la pression, certains d’entre eux sont devenus des « Sentinelles », debout seuls face à un lieu public et symbolique, comme le ministère de la Justice, un tribunal ou une préfecture. Ils échappent aux qualifications « d’attroupement » ou de « manifestation non déclarée » reprochées aux Veilleurs. En effet, chaque Sentinelle se poste individuellement, même si elle est à proximité d’une autre Sentinelle. Bien qu’extrêmement subversif pour le pouvoir, ces deux modes d’expression illustrent le paradoxe de l’objection de conscience : leur tolérance par ce dernier démontre qu’ils n’exercent sur lui aucune contrainte véritable. Leur intérêt, qui est en soi considérable, est qu’ils constituent une formidable école de résistance, un entrainement permanent à l’objection de conscience.

 

  1. b.    La loi et la conscience

 

Il existe une autre manière de résoudre le dilemme entre la loi et la conscience. La loi a une valeur en droit, une légitimité que la conscience respectueuse de l’ordre de la cité s’interdit de contester politiquement. Mais elle a aussi une valeur en acte, qui se juge dans son efficacité pratique. Il est donc possible pour le citoyen de revendiquer le droit d’évaluer les effets de la loi, selon un référentiel situé au-dessus de la loi : soit à l’intérieur du cadre juridique, par référence à une norme supérieure (les droits de l’homme, pour certains), soit à l’extérieur de ce cadre, par l’invocation d’une autre légitimité, plus élevée, pour refuser de reconnaître celle d’une loi ou d’un pouvoir inique (l’impératif du respect de la loi naturelle et la foi religieuse, pour d’autres). C’est dans ce cadre que doit être pensé l’acte de désobéir.

 

Cela s’est vérifié de manière expérimentale en France en 2014, lorsqu’une femme, Farida Belghoul, a lancé un mot d’ordre de désobéissance civile pour lutter contre l’idéologie du genre à l’école. Sous le ministre Vincent Peillon, une « expérimentation » a été mise en place en 2013 dans dix académies, centrée sur les « ABCD de l’égalité », un programme directement inspiré du gender et destiné, selon les consignes du ministère, à « aider les enseignant(e)s du premier degré à :

– prendre conscience de leurs attitudes liées aux préjugés et stéréotypes sexistes ;

– savoir repérer et analyser des situations scolaires productrices d’inégalités sexuées ;

– prendre en compte dans leurs pratiques pédagogiques une meilleure égalité de traitement ;

– savoir comment les stéréotypes sexistes se construisent chez les enseignants et chez les élèves et contribuer à leur déconstruction[8] ».

Pour contrer cette propagande idéologique imposée aux enfants en dehors de toute référence aux droits éducatifs des parents, Farida Belghoul a lancé le « Jour de retrait de l’école », une initiative visant à convaincre les parents de retirer tous ensemble, un jour par mois, leur enfant de l’école. En cinq mois, de janvier à juin 2014, cinq Jours de retrait de l’école ont conduit à 250.420 retraits, ce qui en fait la plus importante opération de désobéissance civile réalisée en France sous la Vème République.

Ancienne étudiante communiste à la faculté de Tolbiac en 1978,  Farida Belghoul fut une des principales figures de la « deuxième marche des beurs ». Elle fut l’animatrice de l’initiative Convergence 84 qui, avec le slogan « la France, c’est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange », fit se rejoindre à Paris cinq cortèges de jeunes « rouleurs » accompagnés par des dizaines de milliers de manifestants. Romancière, cinéaste, enseignante de français dans un lycée professionnel, Farida Belghoul a lancé en 1993 une initiative, dénommée REID (pour « Remédiation individualisée éducative à domicile »), en direction des jeunes déscolarisés. Familière avec le système éducatif public qu’elle connait de l’intérieur, elle a su trouver l’arme la plus efficace pour affronter le Léviathan scolaire : le retrait volontaire de l’école de leurs enfants par les parents.

Lorsque Farida Belghoul prend conscience des dangers du gender, c’est le souci prioritaire de préserver les enfants de cette idéologie qui la guide. Pour elle, il est tout simplement impossible de rester sans réagir face à ce programme de destruction de la civilisation qui s’attaque à l’âme des enfants. Presque seule, elle va tisser une toile de militants dans les différentes académies et organiser le « buzz » sur les réseaux sociaux. Lorsqu’elle lance pour la première fois le mot d’ordre de retrait de l’école, l’institution scolaire est totalement prise de court. Le ministère de l’Education nationale improvise une riposte en tentant de faire croire que l’objet de la protestation relève de la rumeur sans fondement. Farida Belghoul lui inflige un cinglant démenti en publiant sur son site internet les documents du ministère organisant la propagande pro-gender à l’école. Le ministre manie aussi la répression et des parents sont convoqués par des directeurs d’école et menacés de poursuites au nom de l’obligation de scolarité, mais rien n’enraye le mouvement. En juin 2014, un rapport d’évaluation des ABCD de l’égalité, rédigé par un groupe d’inspecteurs d’académie, confirme la redoutable efficacité du JRE : « On ne peut minimiser la violence symbolique pour les enseignant(e)s qu’ont constituée ces journées ainsi que les polémiques persistantes autour de ce que l’école est accusée de mettre en œuvre dans cette expérimentation. Si quelques professeur(e)s ou équipes pédagogiques ont été stimulé(e)s par ces oppositions, beaucoup d’autres qui étaient engagé(e)s sans réelle conviction dans l’expérimentation ont vu leurs interrogations renforcées [9]». Le même mois, Vincent Hamont, nouveau ministre de l’Education nationale, met fin à l’expérimentation en annonçant son remplacement par une vague « malette pédagogique » pour les enseignants.

 

La désobéissance civile est ici l’expression d’un refus personnel d’être complice d’une loi ou d’un pouvoir, par un acte collectif de refus qui assume sa transgression et accepte par avance sa sanction. La stratégie politique de la désobéissance civile se sert de la force répressive du pouvoir (police, justice…) pour provoquer une prise de conscience collective de l’injustice de ce pouvoir. Le désobéissant contrevient à la loi en même temps qu’il en appelle à un droit supérieur pour obtenir la modification de la loi : si ce droit est mal traduit dans la loi, il faut la modifier. C’est pourquoi le désobéissant accepte par avance la sanction de la loi : la distinction qui existe entre le délinquant et le désobéissant tient au fait que le premier se cache pour enfreindre la loi alors que le second assume publiquement sa transgression. A la différence de l’objection, dans le débat entre conscience et obéissance, le désobéissant choisit d’écouter sa conscience, non pour se soustraire à la loi, mais pour que – par ses actes – la loi devienne acceptable en conscience. La conscience individuelle qui affronte la loi de la majorité cherche soit à la rendre sans effet, par un renoncement de l’autorité à sanctionner sa transgression, soit à en provoquer la réforme ou à en obtenir l’abandon, par une mobilisation de l’opinion publique dans des actes de protestation qui alourdissent le coût politique de la loi contestée. La désobéissance civile peut de la sorte procéder à une délégitimation de la loi, revendiquant l’usage d’une « légitime défense » des citoyens. Elle peut aussi invoquer le caractère abusif de cette loi et se poser en victime d’un « abus de droit ». Elle peut enfin chercher à désacraliser la loi en soulevant son incompatibilité avec un droit antérieur ou jugé supérieur.

 

  1. c.     Les enjeux de la désobéissance civile

 

Les exigences thomistes sont donc ici respectées : il ne s’agit pas de renverser le pouvoir, mais de le contourner pour créer les conditions d’une révision de la loi au nom du droit. La désobéissance civile peut être considérée comme un « état d’urgence civique », un surgissement du citoyen au cœur du droit. La contestation désobéissante fait du désobéissant à la fois un citoyen et un rebelle. Elle contribue à une relecture de la citoyenneté qui juge faillible la loi issue de la majorité. En ce sens, la désobéissance civile se caractérise par le fait qu’elle n’est pas soluble par la logique du système. Critiquer le techno-nihilisme, c’est choisir de le penser comme un problème. La désobéissance civile est donc une révélation. Elle est l’expression d’un autre monde possible. Elle tire sa force de sa revendication d’une réalité qui n’est pas pensable selon les catégories de pensée du système : elle devient ainsi le symptôme de son impuissance. Nous avons vu que la forme ultime du consentement est cette identification sociale au rôle de producteur-consommateur, condition même de l’intégration au système. De ce fait, la désobéissance civile à l’égard du système est inséparable du refus du consensus que façonne sans cesse la cybernétique sociale.

 

Or la situation dans laquelle nous nous trouvons est celle d’un système de pouvoir reposant sur l’usage d’une violence symbolique, où la souveraineté est remplacée par le consensus, qui ne s’embarrasse pas de prouver sa légitimité, puisqu’il est produit, en permanence, par les mécanismes autorégulateurs de l’infostratégie. L’opposition au consensus passe donc par une opposition non pas à un pouvoir mais à des symboles. La désobéissance civile n’est pas une rébellion pour renverser le pouvoir, mais un sursaut pour s’affranchir d’une domination. Elle est un combat pour changer de valeurs, et ainsi, transformer le monde.

 

C’est ce que résumait Vaclav Havel en 1984 : « Je suis partisan d’une ‘politique antipolitique’. D’une politique qui n’est ni une technologie du pouvoir et une manipulation de celui-ci, ni une organisation de l’humanité par des moyens cybernétiques, ni un art de l’utilité, de l’artifice et de l’intrigue. La politique telle que je la comprends est une des manières de chercher et d’acquérir un sens dans la vie ; une des manières de protéger et de servir ce sens ; c’est la politique comme morale agissante, comme service de la vérité… »[10]

 

L’enjeu de la désobéissance civile est de faire émerger la société civile comme acteur immédiatement légitime, sans passer par la médiation des institutions politiques ou des structures du marché. Pour remédier à l’impuissance du droit, la désobéissance civile propose au citoyen de se mettre « hors la loi », car elle invoque un « droit des gens » enraciné dans leur existence transcendante, et non de sujets des institutions du pouvoir. Ce droit « premier », issu de l’origine divine de l’homme et de la création, et magnifié par la rédemption chrétienne, s’exprime par l’attitude de ceux qui choisissent de dépasser leurs intérêts relatifs pour s’attacher au véritable bien commun. L’espace social ainsi créé entre eux est ce que nous nommons « société civile ». En son sein, la désobéissance civile peut s’y épanouir sous la forme d’une authentique dissidence intérieure.

 

La dissidence traduit l’irréductibilité de la société civile face au système technocratique qui dépasse en puissance ce que les plus puissants empires du passé ont pu représenter. Pour la première fois de l’histoire humaine, un système de domination renferme en lui-même le pouvoir stratégique du marché et le pouvoir politique des Etats, et prétend aujourd’hui substituer au sacré un relativisme radical, en dominant à la fois le monde matériel et immatériel, les étendues physiques et virtuelles et en imposant la marchandisation de tout. La dissidence est une manière d’excentrer le pouvoir culturel de la société civile de celui la sphère technocratique pour lui donner une nouvelle forme collective fondée sur son contraire : préférer la relation de gratuité, partout où cela est possible. Cela signifie préférer la loi de la confiance et de la responsabilité à celle du profit et du désir consumériste. La condition d’exercice de cette dissidence passe en tout premier lieu par le fait de choisir la place que l’on veut occuper, décider d’exister au cœur de la société civile plutôt qu’en tant que rouage du marché.

 

Une seconde exigence du choix de la dissidence est de rétablir la vérité qui seule peut briser les conditionnements de la dictature nihiliste. Comme les dissidents des régimes communistes en URSS et en Europe de l’Est pendant la guerre froide, il faut inlassablement défendre en l’homme la vérité contre un système artificiel qui en est la négation pure. Cette reconquête du réel par le vrai consiste à dévoiler et dénoncer la dictature relativiste et le système technico-nihiliste par lequel elle s’étend. Il s’agit d’en démonter les rouages un à un pour les exposer à la lumière de la vérité. Refuser de comprendre la nature du pouvoir technico-nihiliste condamne l’homme à en subir la loi.

 

[1] Cette distinction a été développée par le Pape Benoît XVI dans son Encyclique Caritas in veritate

[2] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir (Puebla 2002), éditions Syllepse, 2007

[3] Nicanor Perlas, Façonner la mondialisation, préface de l’édition allemande, 2000

[4] Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation (2002), Flammarion, 2003

[5] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006

[6] Hans Kelsen, La théorie pure du droit, Montchrestien, 1999

[7] François de Lacoste Lareymondie, Je refuse, éditions de l’Emmanuel, 2011

[8] Extrait des deux cahiers des charges communiqués par la Direction générale de l’Enseignement scolaire.

 

[9] « Evaluation du dispositif expérimental ABCD de l’égalité », Inspection générale de l’Education nationale, juin 2014.

[10] Vaclav Havel, La politique et la conscience, in Essais politiques, op.cit.