Pour en finir avec quelques préjugés relatifs à l’activité mentale des juges
Article rédigé par Hubert de Champris, le 22 décembre 2011

Histoire de minimiser la portée de l’arrêt Laurent X c/ Guillaume X et MP (rendu le 7 XII 2011 par la chambre criminelle de la cour de cassation) et son incidence sur l’innocence de son client, le fils de Jean-Marc Varaut réitéra sur les ondes ce lieu commun : la décision rendue ne porterait que sur la forme. Combien de fois n’a-t-on entendu cette antienne ! La cour de cassation ne s’occuperait que de la forme, non du fond, ne contrôlerait que la régularité de la procédure.

Que nenni. Toute juridiction, selon son domaine de compétence matérielle, non seulement aborde, s’intéresse à tel ou tel secteur des sciences (dites exactes ou humaines), mais pratique cette science, prend position de manière que nous dirons para-scientifique. Elle fait… de l’histoire, de la géographie, de l’anthropologie, de la morale (beaucoup), de la médecine, de la théologie etc. Tenez, de la théologie, la cour de cassation en a fait récemment pour affirmer le principe qu’à l’issue d’une autopsie judiciaire, les organes prélevés ne sont pas tenus d’être rendu aux proches, même si ceux-ci en font la demande au nom de l’intégrité du corps humain. La cour de cassation reconnaît expressément qu’elle n’a aucune compétence pour discuter et arbitrer en matière théologique. Elle laisse entendre quand même que les avis respectifs de Saint Paul, de Saint Augustin et de l’Eglise catholique peuvent la servir (incidemment l’asservir ?) puisque ces opinions peuvent servir à motiver sa décision. Le premier indique que « le corps des ressuscités possédera une condition différente du corps terrestre », le second soutient que « les chairs et les membres de ces corps [morts] seront reconstitués intégralement, non seulement avec les restes qui sont dans la terre, mais encore avec les éléments qui seront dispersés dans les replis les plus retirés d’autres organismes, et cette reconstitution se fera en un clin d’œil comme Dieu l’a promis.» Enfin, remarque-t-elle que l’Eglise catholique autorise depuis 1963 la crémation, « ce qui laisse à penser que le caractère complet du cadavre enterré n’est pas une exigence de la foi catholique ». La non-restitution des prélèvements réalisés pendant l’autopsie ne constitue donc pas une atteinte à la liberté de penser, de conscience et de religion [1].

Des juges et une cour

Cette longue parenthèse tend à illustrer qu’à force de frayer avec les sciences humaines, la cour de cassation ne se contente pas de faire du droit pur, de vérifier la régularité d’une procédure ; elle met les mains dans le cambouis, prend position sur le fond. La chose est éminemment constatée en matière historique [2]. Le fameux arrêt Touvier cassant un précédent arrêt de non-lieu rendu par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris prenait position sur la définition de la Résistance française à l’occupant allemand et ne demeurait pas neutre quant à la caractérisation des relations entretenues pendant le conflit entre l’Etat Français, la Résistance et la première puissance de l’Axe. C’est ici l’occasion de dire que les pays latins le demeurent si l’on peut dire dans leur manière de rendre leurs décisions. C’est un tribunal, une cour, une entité qui, chez eux, décide collégialement. Les pays de tradition anglo-saxonne manifestent leur individualisme jusqu'au bout. Un juge appartenant à une même cour, mais en désaccord avec ses collègues, pourra rendre un avis écrit séparé divergent (si le désaccord ne porte que sur les motifs de la sentence) ou dissident (s’il porte sur son dispositif). La tradition est bien respectée en France, même dans l’affaire Touvier. L’arrêt de non-lieu évoqué plus haut avait été rendu par une cour composée de trois magistrats et très longuement motivé. Trois …et l’on commet un impair s’est dit l’un des deux conseillers qui ne partageait pas l’avis du président et de son collègue. Etant donné la nature de l’affaire (Paul Touvier n’avait pas commis de crime contre l’Humanité), le magistrat «dissident» avait à l’époque tenu à dire qu’il n’était nullement solidaire de ses collègues. Pourtant, en droit pur, ce dernier est tout autant partie prenante à la décision que ses collègues : c’est une entité, une cour, un organe qui rend une décision, pas l’addition de trois volontés.

En l’espèce, nous avons un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles qui, en accord avec le Parquet, avait décidé qu’il n’y avait pas de «charges suffisantes» pour renvoyer l’affaire devant la cour d’assises, les agissements n’étant pas seulement insuffisamment caractérisés, mais, même, avant tout, pas avérés. Relevons l’expression ci-dessus entre guillemets. Depuis l’affaire Villemin, il existe une jurisprudence Léauté (du nom de ce professeur de droit pénal à l’Université d’Assas qui aimait faire peur aux jeunes filles prétentieuses, devenu avocat sur le tard et qui, chronomètre en mains, refit sur place l’enquête inepte effectuée dans les premiers temps par le fameux et non moins incompétent juge Lambert) qui permet à la chambre de l’instruction (anciennement chambre d’accusation, plus anciennement encore, chambre des mises en accusation) de dire que tel prévenu n’est pas renvoyé devant la cour d’assises faute de « charges » (tout court) et non faute de « charges suffisantes », expression qui paraît, en effet, attentatoire à l’honneur et à l’image puisqu’elle laisse entendre… qu’il existe des indices militant dans le sens de la réalité du crime visé… De cette absence de « charges », Christine Villemin avait été la première à bénéficier. En l’espèce, la cour de cassation estime qu’au regard de ses propres constations, la cour de Versailles ne pouvait, sans se contredire, ne pas poursuivre ses investigations et, en l’état, prononcer un non-lieu. La cour d’appel de Lyon est donc tenue de poursuivre l’instruction.

Les imaginatifs se sont les avocats

Sur quels éléments, les magistrats de la chambre criminelle de la cour de cassation se sont-ils appuyés pour se forger leur opinion ? Ils auraient pu suivre les conclusions de l’avocat général Charpenel. A vrai dire, tout était, tout est toujours possible en la matière, en la matière pénale, plus qu’en toute autre. Plus, dans un dossier, la matière humaine est prédominante, plus la liberté objective d’appréciation des magistrats est grande. Mais elle l’est dans d’autres domaines. En droit des assurances, il est arrivé aux chambres civiles de la cour de cassation de juger en équité, et non en droit, sans le dire (ce qui est le comble pour une cour de cassation !) : en l’espèce, de pauvres parents d’enfants handicapés auraient été tenus normalement de rembourser d’importantes sommes déjà encaissées. Il n’est pas contre-nature d’éprouver de la pitié envers ces parents ; il l’est de l’éprouver envers une compagnie d’assurances !

Relevons ici aussi que les magistrats, les juridictions ne créent pas la jurisprudence. Bien souvent, ils se contentent d’entériner des thèses émises dans des conclusions, des mémoires. En réalité, les grands créateurs du droit, les imaginatifs, ce sont les avocats. Ici, les mémoires, en cassation ou en défense, sont comparables à des sphères avec, à l’intérieur, des arguments en guise d’atomes (souvenez-vous des globes transparents tournoyants pendant le tirage du loto) : tout est parfaitement interchangeable, tout se vaut et s’équivaut, tout est pareillement défendable et respectable. Quand la logique est égale, le sentiment, l’impression font la différence. Et les magistrats sont des hommes comme les autres ; pire, plus encore que nous-mêmes, ils sont comparables (c’est-à-dire assimilables dans leur manière d’être, de raisonner etc.) aux autres hommes. Ce sont … comment dire… des hommes vraisemblablement très semblables, heureusement (si c’est pour le meilleur), ou malheureusement (si c’est pour le pire) trop semblables à leurs …semblables. Âmes dans un corps, ils subissent leur condition d’hommes. Ce n’est qu’en appliquant le droit naturel ou, plus exactement, en ne s’évertuant qu’à appliquer des normes du droit positif respectueuses (et non pas tueuses) de ce droit là qu’ils peuvent, toutes proportions gardées, espérer quelque peu échapper à la pesanteur maligne de la norme exempte d’état d’âme. Si bien que Varaut fils dit peut-être vrai : le livre de Laurent, Pardonne et tais-toi [3] a fait en l’espèce la différence. Il a donné une âme et un visage à un dossier qui n’est jamais seulement un dossier, sauf à s’asseoir dessus. Cela dit, détrompez-vous, la mécanique de raisonnement intérieur de quelqu’un habitué à rédiger des arrêts (de cassation ou de rejet), habitué à penser de la sorte est telle qu’il raisonne dans sa tête parallèlement (et non pas successivement) en termes psychologiques, historiques, politiques etc (en somme en termes humains) et en termes juridiques. Les faits et les moyens de fait, d’un côté, les moyens de droit, de l’autre s’agencent mutuellement, de manière synchrone (un jour, il se peut, un IRM sophistiqué permettra de la visualiser). En l’espèce, le livre rédigé par le demandeur au pourvoi a suppléé à l’absence de plaidoirie. Il a permis aux magistrats de la chambre criminelle de faire montre de psychologie et d’autorité, d’autorité et de psychologie, ces deux qualités dont apparemment n’avait pas su faire preuve au sein de sa propre famille un homme politique qui aspirait à accéder au statut d’homme d’Etat.

 

 

[1] cf. Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’Etat, Fayard.

[2] cf par exemple Bernard Lewis et la question de la réalité juridique du génocide arménien in Les Cahiers de l’Orient n° 54, 1er trimestre 2000.

[3] éd. Flammarion.