Le Monde tel qu'il a toujours été
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 14 mars 2003

Il se trouvait, dans notre beau pays de France, de bonnes gens qui y croyaient encore ! Le Monde arbitre des élégances morales, modèle de l'information objective, temple du journalisme d'investigation, parangon absolu des vertus démocratiques.

.. Patatras ! En quelques jours et en quelque 634 pages, ces certitudes rassurantes se sont écroulées les unes après les autres. On ne peut, dans un premier temps, que se réjouir de voir ce journal remis à sa place par une enquête sérieuse. On lira notamment avec intérêt les indications très précises sur l'invasion du journal par des trotskistes (qui n'ont pas pour habitude de partager le pouvoir), sur la prise de pouvoir du trio Colombani-Minc-Plenel et les méthodes qu'ils ont utilisé pour annihiler un à un tous les contre-pouvoirs internes.

Intéressants aussi les passages consacrés à Colombani : sa conception très particulière de la déontologie, sa manière de menacer patrons et hommes politiques pour en obtenir des faveurs, sa façon bien à lui, également, de présenter les comptes du journal. Tout cela est extrêmement instructif.

On se réjouira également que le sacro-saint " journalisme d'investigation " dont on nous rebat tant les oreilles et dont le Monde, entre autres, ne cesse de se glorifier, soit bellement remis à sa place : la plupart des journalistes " enquêteurs ", rappellent les auteurs, travaillent en réalité avec un fax ou un mail directement branché chez le juge ou le policier, dont ils ne font que reproduire et mettre en scène les documents qu'ils en reçoivent. Ce sont des " attachés de presse ", déclaraient Pierre Péan sur France Inter mercredi 26 février. Sévère mais juste !

Et puis, ne boudons pas notre plaisir : il y a dans le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen des scènes savoureuses. Celle, par exemple, où Colombani, le plus grand donneur de leçons de la presse française, répond au juge qui lui reproche ses séances de média-training à Michel Noir (autre professeur de vertu) : " Ce n'était pas du média-training, mais des conversations dont une partie a été filmée. "

Quelques observations, toutefois. Tout n'est pas neuf, dans ce gros pavé de pages, il s'en faut. Les fréquentations d'Edwy Plenel, par exemple. Le directeur de la rédaction du Monde, nous disent Péan et Cohen, a tissé, au fil des ans, des liens très étroits avec Bernard Deleplace, secrétaire général de la Fasp (fédération autonome des syndicats de police). Ce qui influencera considérablement le traitement de certaines affaires touchant à la police en général et au syndicalisme policier en particulier. Ainsi que la couverture de l'affaire du Rainbow Warrior. Cela est parfaitement exact. Mais est-ce une révélation ? Les lecteurs un peu avertis, ceux en tout cas qui ne voulaient pas se boucher les yeux et les oreilles, savent cela depuis longtemps. Le chapitre sur l'hostilité systématique du Monde à l'égard de la France (" Ils n'aiment pas la France... le Monde non plus d'ailleurs ") n'apporte pas non plus d'informations bouleversantes : son principal intérêt est d'être publié par des plumes de gauche, et donc, à ce titre, d'être susceptible d'avoir un certain retentissement.

Plus généralement, le livre baigne dans une espèce de nostalgie beuve-méryenne, comme si les auteurs, invoquant les mânes du fondateur du journal, cherchaient à justifier le crime de lèse-majesté qu'ils s'apprêtent à commettre. Le Monde a " accompagné leur éducation civique et politique ", écrivent-ils en préambule. On a la gorge serrée... Tous les malheurs du Monde, poursuivent-ils, datent de la prise de pouvoir du trio Colombani-Plenel-Minc. Avant c'était le bon temps... Voilà qui révèle les limites de l'entreprise de Péan et Cohen, dont les oeillères idéologiques les empêchent de voir certaines réalités. Que les dérives commerciales se soient accentuées depuis une dizaine d'années, cela est incontestable. Mais les dérives idéologiques, elles, existaient auparavant. Faut-il rappeler ici le livre (paru chez Plon) de Michel Legris, Le Monde tel qu'il est (Plon), qui, en 1976, dénonçait magistralement la manière dont le " grand quotidien du soir " manipulait l'information pour la faire entrer de force dans son carcan idéologique ? Faut-il rappeler ce honteux article d'avril 1975, décrivant " l'enthousiasme " de la population de Phnom Penh " libéré " par les Khmers rouges ? On imagine les réactions si l'on se permettait d'écrire que les Nazis, en 1940, après avoir libéré des Polonais transportés de joie, avaient libéré des Français débordants de reconnaissance, avant d'aller tenter de libérer des Russes ivres de bonheur... Pour accompagner une éducation civique et politique, il est permis de rêver mieux (1).

Qu'a répondu le Monde ? Sur le fond, pas grand-chose. Pas un argument véritable ne vient contredire les accusations des auteurs. On peut d'ailleurs s'étonner du retard avec lequel le quotidien a réagi. Comme sidéré par tant d'audace. Il y a une raison bien simple à cela : le Monde n'a pas l'habitude de répondre à des attaques. Mais le journal a tout de même réagi. À sa manière. C'est Edwy Plenel, directeur de la rédaction, qui a tiré le premier. Son article du 26 février est un petit chef d'œuvre. Un morceau d'anthologie, à faire étudier de toute urgence dans les écoles de journalisme. Il est à soi seul un résumé des procédés qu'utilise le " grand journal du soir " pour déstabiliser un adversaire : l'insinuation, l'amalgame, le discrédit jeté sur la personne à abattre pour éviter de répondre sur l'essentiel.

Dans cet article, une pépite. C'est le passage où l'auteur entend répondre aux auteurs sur leur accusation de " xénophilie ", c'est-à-dire la façon qu'à le Monde de dénigrer systématiquement la France, notamment développée dans le chapitre " Ils n'aiment pas la France... ". À vrai dire il n'y répond pas vraiment, on se doute que ce genre d'attaques laisse de glace l'ancien permanent de la ligue communiste révolutionnaire qu'il est. Mais il va l'utiliser à son profit. Ecoutons-le : " En enquêtant sur ces trois hommes (Ndlr : Colombani, Plenel, Minc), il s'agit bien de démasquer une nouvelle figure de l'anti-France dont, pour ceux qui la fantasment, l'arme secrète a toujours été la duplicité. Celle d'Alain Minc est, dans leurs préjugés, tellement évidente que les auteurs ne s'y attardent guère : symbole du capital et de la finance mondialisés, le président de la Société des lecteurs du Monde ne serait pas pour rien dans le fait que "Le Monde adopte les points de vue des élites internationales". " Que signifie cette phrase emberlificotée ?

Premier procédé : l'amalgame (" L'un des procédés favoris du Monde : jouer sur les associations d'idées déclenchées furtivement par les mots ", écrivait déjà Michel Legris il y a 27 ans). Plenel parle d'"anti-France ". L'expression, bien entendu, n'est pas employée par les auteurs. Elle n'appartient pas à leur famille intellectuelle, mais à celle de la droite nationaliste que l'on qualifie, par habitude, et notamment dans les colonnes du Monde, d'" extrême ". Il n'existe pas, aux yeux de l'auteur, d'accusation plus infamante. La manœuvre est simple : assimiler le reproche de " xénophilie " fait au Monde à un " fantasme xénophobe d'extrême droite ". Et donc, concrètement, les empêcher de parler en les discréditant définitivement, puisque cette extrême droite est raciste - comme chacun sait car chacun lit le Monde - et que " le racisme n'est pas une opinion mais un crime ". Observons que les mots " anti-France ", utilisés par Plenel le 26 février comme une expression censée résumer la pensée des auteurs, seront récupérés deux jours plus tard dans un article signé de la société des rédacteurs du Monde (solennellement intitulé " Les journalistes du Monde entendent solidairement défendre leur honneur "), mais cette fois en italique et entre guillemets. Comme si c'était une citation ! Nous sommes passés subrepticement de l'amalgame au faux pur et simple.

Deuxième procédé, qui vient en renfort du premier : l'insinuation mensongère. Pour cela l'auteur cite le nom d'Alain Minc. Pas par hasard. Ce dernier est fils d'immigré juif polonais. Voilà qui conforte la thèse ! Si l'on critique un juif, n'est-ce pas parce qu'on est antisémite, donc d'extrême droite ? D'ailleurs Minc fait partie des milieux financiers de l'élite capitaliste, rappelle Plenel, il est le " symbole du capital et de la finance mondialisés ". S'attaquer à lui, c'est peu ou prou défendre l'idée du complot juif capitaliste et cosmopolite dont l'extrême-droite-nationaliste-et-chauvine est si friande. Le procédé n'a pas été inventé par Plenel : " Les associations d'idées dépréciatives seront créées en empruntant (comble de l'art !) à la réprobation de l'antsémitisme et du nazisme que le quotidien est sûr de rencontrer dans le public ", écrit Michel Legris. Tout cela n'est pas mal trouvé, dira-t-on, mais les auteurs le disent-ils ? Non, évidemment. Dans le chapitre incriminé, le nom d'Alain Minc n'est pas cité une seule fois. D'ailleurs Edwy Plenel ne dit pas qu'ils le disent. Il dit même qu'ils ne le disent pas : " Les auteurs ne s'y attardent guère ". C'est justement ce qui lui sert d'argument : " Les auteurs ne s'y attardent guère " car pour eux sa " duplicité " est " évidente ". Autrement dit ils ne le disent pas, mais ils le pensent ! Le fait même qu'ils ne s'y attardent guère est bien la preuve qu'ils n'ont que cela en tête... L'accusation est parfaite. Impossible d'y répondre puisqu'elle ne s'en prend pas au fait mais aux pensées intimes. Relisons encore Michel Legris : " Abusant une fois de plus les sentiments ancrés dans la sensibilité de ses lecteurs (...), il [le Monde, ndlr] pose une équation qui n'est rien d'autre qu'un arbitraire amalgame, sous badigeon pseudo-culturel ".

Nous sommes ici dans un de ces procès totalitaires – euphémiquement baptisés " staliniens " pour ne pas faire de peine aux communistes – qui fonctionnent de façon manichéenne, en circuit fermé et avec le mensonge comme carburant principal. Ce n'est pas parce que tu as fait quelque chose de mal que je t'accuse d'être coupable, c'est parce que tu es coupable, ainsi que nous l'avons décidé, que tu as fait, et pensé, quelque chose de mal. Le résultat recherché est toujours le même : la mise à mort, hier physique, aujourd'hui morale, de l'adversaire. Ou plutôt de l'ennemi.

Trotskisme. Dans cet article, Plenel (ancien rédacteur en chef de Rouge, rappelons-le) se révèle non seulement un digne continuateur des traditions du Monde tel qu'il a toujours été, mais aussi un impeccable petit soldat du trotskisme. Il n'est plus à la LCR, dit-on. Peut-être, mais on se ne défait pas comme ça d'habitudes intellectuelles contractées durant de longues années de militantisme. Années au cours desquelles on apprend que la vérité, au sens classique et bourgeois du terme, n'a aucune importance. Est vrai ce qui sert les intérêts du moment. Que les intérêts changent et la vérité changera. Les intérêts du Monde, en l'occurrence, et ceux de son directeur de la rédaction, exigent que ceux qui l'attaquent soient des complices de l'ultra droite (ce qui, soit dit en passant, est plutôt drôle lorsque l'on connaît un peu Pierre Péan et Philippe Cohen). Si la réalité résiste, on la fera plier, cette fasciste !

La méthode Plenel est tellement épatante qu'elle sera abondamment reprise. Par Jean-Marie Colombani (2) lors de son " chat " avec les lecteurs du Monde le 28 février : " En 1955, déjà, un auteur d'extrême droite, Jean Madiran, accusait le "nouveau Monde" d'Hubert Beuve-Méry d'être le journal de l'anti-France " ; par Franz-Olivier Giesbert, directeur de la rédaction du Point : " Alain Minc [est portraituré] en banquier cosmopolite " ; et, last but not least, par l'inénarrable BHL, qui a sorti pour l'occasion sa plume des grands jours : " Je passe sur les douteux relents de ce procès en anti-France ", écrit gravement l'auteur de l'Idéologie française.

La lecture quotidienne du journal est la prière de l'homme moderne, disait Hegel. Il est grand temps que les croyants et la pratiquants du Monde révisent leurs croyances et changent leurs pratiques. Qu'ils fassent, eux aussi, leur aggiornamento. Après tout c'est bien leur tour !

> D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage

>

Notes

(1) Sur le Monde et ses procédés, rappelons également l'excellent Terrorisme intellectuel (Perrin), de Jean Sévillia.

(2) Son article du 7 mars, " A nos lecteurs ", n'a pas apporté grand chose de neuf. Colombani tente de noyer le poisson en assimilant la Face cachée du Monde à... L'Effroyable imposture de Thierry Meyssan (Carnot) ! En matière d'amalgame abusif, le patron du Monde a des leçons à prendre chez son lieutenant Plenel.