La Libye oui, la Syrie non !
Article rédigé par Roland Hureaux, le 06 décembre 2011

L’auteur de ces lignes, comme beaucoup, a eu honte quand le président de Syrie Bachar El Assad fut l’invité d’honneur du défilé du 14 juillet 2008, comme il l’avait été de voir Jacques Chirac, seul chef d’Etat occidental à assister aux obsèques de son père Hafez el Assad, alors qu’il n’avait pas daigné faire le déplacement pour cette grande figure de la culture française que fut le président Senghor.

Comment oublier en effet l’assassinat commandité de Damas de l’ambassadeur Delamarre le 4 septembre 1981 au Liban,  l’attentat du « Drakkar »  le 23 octobre  1983 qui coûta la vie à 58 soldats français (pour le « venger »,  Mitterrand envoya bombarder une caserne syrienne après avoir prévenu pour qu’on la vide) ou les efforts incessants de la Syrie pour éliminer l’influence française au Liban ?

Précisons aussi que  nous n’avons pas désapprouvé l’intervention française en Libye.

Mais comment ne pas voir qu’il y aurait  un danger majeur à ce  que les Français et les Anglais – qui à la différence de ce qui s’était passé en 1956, ne font rien sans l’accord et le soutien du parrain américain -, grisés par leur succès en Libye,  entreprennent une action, même « limitée », en Syrie pour faire chuter le président Assad ?  Cela pour plusieurs raisons.

Raisons de  prudence d’abord : la situation de la Syrie n’est nullement comparable à celle de la Lybie. La Libye était dans notre voisinage proche,  peu peuplée, géographiquement isolée et  à l’écart  des grandes zones de conflit. On était sûr qu’une opération limitée n’y   risquait pas  de dégénérer.  La Syrie, trois fois plus peuplée, se trouve au contraire au cœur d’une véritable poudrière : problème israélo-palestinien, problème kurde, chypriote, instabilité irakienne, divisions  libanaises, problèmes du Caucase,  menace iranienne s’y  conjuguent pour en faire la zone la plus  dangereuse de la planète.

Autre raison : le souci de la  préservation des chrétiens et des autres minorités : le régime Assad a tous les défauts imaginables (mais sans doute pas plus que le Saoudite  et bien d’autres que nous continuons à courtiser), mais  il est, en dehors d’Israël,  le plus sûr refuge des chrétiens dans cette région. Ils y constituent 10 % de la population  et y vivent d’autant plus en sécurité que le clan Assad vient d’une  autre minorité,  les Alaouites, qui  ne représente que 20 % de la population. Or nul doute que si les opposants au régime syrien, musulmans sunnites, encadrés par  des islamistes,   viennent au pouvoir, tant les chrétiens que les alaouites ont tout à craindre. L’exemple de  l’Irak et de l’Egypte sont  déjà assez tragiquement probants. En   Libye, ce problème ne se posait guère,  les minorités religieuses  en  étant  pratiquement absentes. La France qui a si peu fait  pour aider les chrétiens du Moyen-Orient, spécialement au Liban,  comme si la  laïcité signifiait la défense de toutes les minorités sauf les chrétiennes,  pourrait s’abstenir de concourir à ce qui serait pour eux comme une catastrophe.

Autre raison majeure de ne pas entrer dans ce jeu : ne serait-ce pas le comble de l’absurdité pour les pays d’Europe occidentale que  de soutenir la montée géopolitique de la Turquie, pressée d’étendre son influence au Proche-Orient ?  Qui ne voit que ce pays de 75  millions d’habitants,  en plein développement économique et démographique, faussement laïc, dirigé par des islamistes  faisant pour le moment patte de velours, aspire comme la Chine, à  prendre sa revanche sur les humiliations du passé ? Inutile de dire qu’ il n’y aurait, à l’aider,  aucune reconnaissance à attendre des Arabes  qui ont encore le souvenir cuisant de ce que fut,  jusqu’à l’équipée du colonel Lawrence, la domination turque. On peut s’étonner aussi qu’Israël  soit si pressé de voir l’armée turque sur le plateau du Golan !  

N’oublions pas enfin que la Russie manœuvre déjà pour préserver  sa base de Tartous.  On voit mal Poutine laisser sans réagir s’instaurer à Damas un régime susceptible de remettre en cause son seul point d’appui en Méditerranée.

Et les droits de l’homme, dira-t-on ? Ils sont sans doute gravement violés,  mais pas plus  que dans beaucoup de pays de la  Ligue arabe  qui condamnent aujourd’hui le régime syrien. Qui est encore dupe ? L’annonce en boucle  que des horreurs se commettent dans tel ou tel pays fait  désormais  partie, comme autrefois le pilonnage d’artillerie,  de la préparation psychologique des interventions planifiées à Washington.

A tout prendre, le vieux contentieux franco-syrien serait le  motif le moins déraisonnable d’intervenir. Il est plus sage de faire la guerre pour ses intérêts que pour de  grands idéaux  : les premiers sont limités et ne conduisent qu’à des conflits limités, les seconds sont illimités et pourraient un jour conduire à la guerre universelle. Les guerres prétendues humanitaires  sont désormais une  menace pour la paix mondiale. Elles témoignent du même dérèglement des esprits  que la ridicule participation  d’ambassadeurs à des  manifestations d’opposants.

Mais même si la prudence n’obligeait pas à laisser de côté  un contentieux vieux de trente ans, nos gouvernements ont passé  si souvent l’éponge avec la Syrie qu’on ne voit pas pourquoi ce motif serait encore invoqué. L’hostilité de la Syrie aux intérêts français s’était d’ailleurs  cantonnée au Liban dont elle n’a que récemment reconnu l’existence: rien à voir avec les dizaines d’années  d’activisme tout azimut de Kadhafi à l’encontre  les intérêts français, lesquels méritaient, eux, une punition.

Quant à la démocratie, le jour où tous les gouvernements musulmans, démocratiques ou pas,   respecteront leurs minorités, en particulier chrétienne, il sera bien temps d’en parler.

 

Photo : Manifestation de soutient à Bachar el Assad (20 juin 2011) / Wikimedia Commons / Sammy.aw / Creative Commons Attribution 3.0 Unported