35 heures, vrais et faux problèmes
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

VOICI ENCORE UN DOSSIER que nul ne veut prendre la responsabilité d'ouvrir mais qui occupe tout le monde. Puisque les 35 heures sont tenues pour un " acquis social ", même par le Président de la République ; que le gouvernement s'est interdit d'en remettre en cause le principe ; qu'officiellement les assouplissements réclamés par le patronat ont déjà été introduits dans le Code du Travail par la " loi Fillon " , il " n'y a plus rien à voir " : circulez et parlez d'autre chose !

De quoi ? Justement de ces entreprises qui les remettent en cause de force ? De ce rapport parlementaire enterré aussitôt que publié mais d'où sont extraites – aussi abondamment que clandestinement – toutes les informations et suggestions qui circulent ? De ces dossiers d'analyse dont les journaux sont pleins ? De ces consultations ministérielles où les syndicats entonnent à l'unisson la même antienne pour mieux conjurer un destin inexorable ? De ces menaces à peine voilées sur la sécurité et la tranquillité publiques si l'on touche à quoi que ce soit ? Rien n'y fait : il faut que cela sorte, comme si la société, dans son ensemble, avait besoin d'exorciser la mauvaise conscience qu'elle traîne depuis le " coup fourré " qu'a constitué le vote des " lois Aubry " .

 

Pour tenter d'y voir clair et démêler les faux problèmes des vraies questions, évoquons la problématique sous trois aspects : la création d'emplois (I) ; la productivité et la compétitivité des entreprises (II) ; les effets de la culture " RTT " (III).

 

 

 

I- DES EFFETS INCERTAINS SUR L'EMPLOI ET NEGATIFS SUR LES FINANCES PUBLIQUES

 

L'idée qu'une réduction massive de la durée du travail pouvait être créatrice d'emplois était dans l'air et avait donné lieu à toute une série d'études et de modèles sur lesquelles le gouvernement Jospin s'était fondé pour justifier économiquement la nouvelle législation. Selon les sources, le passage de 39 à 35 heures devait créer de 350 000 (pour l'OCDE) à 700 000 emplois (pour l'OFCE et la direction des études statistiques du ministère du travail), pourvu que soit satisfaite une série de conditions sur lesquelles nous reviendrons. Tous les auteurs de ces scénarios en reconnaissaient cependant la fragilité faute d'expérience, compte tenu de la complexité et de l'enchevêtrement des paramètres à prendre en compte, et en raison du poids en généralement prépondérant des effets de cycle économique sur le niveau global de l'emploi.

 

Un modèle d'équilibre macro-économique que l'expérience n'a pas confirmé...

 

Non sans raison : cinq ans plus tard, la complexité de la mesure demeure, aggravée par le manque de recul alors qu'il faut au moins dix ans pour apprécier les effets d'une politique économique d'une part, et par insuffisance des sources d'informations d'autre part (3). Néanmoins, la fourchette d'estimation des emplois dont la création ou la conservation peut être attribuée aux lois sur la réduction du temps de travail s'établit à un niveau sensiblement moindre : entre 350 000 pour la DARES et 150 000 pour REXECODE, mais sans qu'il soit possible de faire la part des effets d'aubaine. Or pendant la même période (1998/2002) l'économie française a créé environ 1,8 million d'emplois entraînant une réduction du nombre de chômeurs d'environ 1,2 million, et par conséquent une baisse du taux de chômage d'environ 3 points et demi, de 12,5 % à 9 % de la population active. Or le taux de chômage de 9 % constitue en France depuis 15 ans au moins le seuil du chômage structurel. En d'autres termes, même en tenant pour acquise la borne haute de l'estimation, la réduction du temps de travail aurait au mieux contribué à réduire le chômage d'un quart et à contribuer à la création d'emplois à concurrence de 20 % ; elle n'aurait eu d'effet que sur le chômage conjoncturel, non sur sa composante structurelle qui continue de se situer au niveau antérieur...

Toute réflexion faite, est-ce si étonnant ? L'idée directrice elle-même ne souffrait-elle pas d'un vice conceptuel en faisant du travail une variable purement mécanique, de même nature que les autres facteurs de production, matières premières ou les capitaux, continûment divisible et substituable, et par conséquent du volume de travail un " gâteau " intangible à partager entre un nombre plus ou moins grand de parties prenantes ? A l'inverse, bien évidemment, l'expérience montre quotidiennement que, sauf sur les chaînes de production industrielle ou dans les services administratifs traitant de grandes masses d'opérations, dont le poids devient minoritaire, les travailleurs ne sont pas interchangeables, qu'un emploi, notamment dans les activités de service, dans les fonctions commerciales, ou à forte dimension intellectuelle ou relationnelle, ne se découpe pas en tranches mais forme un tout plutôt cohérent. Comme les faits sont têtus, ils ont fini par prévaloir sur la théorie et les abstractions des modèles économétriques.

Du point de vue macro-économique, il ne faut néanmoins pas s'en tenir à ce seul constat pour la raison suivante : le gouvernement socialiste, en impliquant fortement le budget de l'Etat dans le financement des allègements de charges sociales corrélatifs au passage à 35 heures, justifiait sa démarche par l'hypothèse d'un " bouclage macro-économique " global à terme : plus d'emplois devaient entraîner plus de cotisations sociales et moins d'indemnisation du chômage, donc à terme un allègement de la charge des finances publiques considérées dans leur ensemble. A nouveau il n'en a rien été.

D'abord parce le conseil constitutionnel en a pour partie démoli le montage juridique en censurant le transfert de charges que le gouvernement souhaitait imposer à la Sécurité Sociale pour contribuer au financement de la réduction du temps de travail . Ensuite parce que les partenaires sociaux, eux-mêmes peu convaincus par la théorie évanescente du " bouclage macro-économique " et confrontés au difficile équilibre financier des mécanismes de prévoyance collective, n'ont pas voulu prendre le risque d'en dégrader davantage les comptes. Tous les allègements de cotisations consentis par les lois Aubry, évalués à 8 milliards d'euros en 2003, ont donc été supportés par le budget de l'État. Enfin parce que les 35 heures elles-mêmes ont rapidement dérivé et changé d'objet du fait de leur extension à la fonction publique réalisée au 1er janvier 2002, pour un coût budgétaire d'environ 2 milliards d'euros en 2003 dont l'essentiel provient des recrutements rendus nécessaires dans le secteur hospitalier.

 

...débouchant sur une aggravation durable du déficit budgétaire de l'État

 

La charge budgétaire directe des 35 heures s'élevait donc à 10 milliards d'euros en 2003 (8+2) alors que le total des dépenses de l'Etat atteignait environ 300 milliards et générait un déficit net d'environ 50 milliards. Les projections faites à la même époque par la direction du budget situaient cette charge à environ 15 milliards pour 2005. Sur cette base, l'OCDE a cherché à en déterminer l'incidence globale sur la croissance selon un raisonnement qui a été ensuite confirmé par le directeur de la Prévision devant la commission Ollier-Novelli : la réduction du temps de travail n'ayant pas eu d'effet durable sur l'emploi, et notamment pas sur le chômage structurel, toute son incidence s'est reportée sur la durée moyenne du travail dans le secteur marchand qui, en 2003, avait baissé de 4,5 % ; mais considérant que les gains de productivité en ont compensé environ la moitié (on y reviendra plus loin), la baisse du potentiel national de production, c'est à dire du PIB et par conséquent l'impact sur la croissance, qui en résulte, est de l'ordre de 2 %.

Compte tenu de la part des prélèvements obligatoires dans le produit intérieur brut, cette baisse se répartit par moitié entre moindre revenu net des ménages et minoration des recettes publiques, laquelle équivaut donc à 1 point de PIB. En y ajoutant le point de PIB que représente également la charge budgétaire directe mentionnée ci-dessus, on aboutit à un impact négatif sur les finances publiques de 2 points de PIB, équivalent à plus de la moitié des déficits publics de 2003 et aux deux tiers de celui autorisé par les critères de convergence du traité de Maastricht. Or cet impact sur la croissance et sur les finances publiques est reconductible chaque année alors que l'incidence en création d'emplois, en raison de son caractère conjoncturel, a été acquise une fois et ne se répètera plus. D'où la conclusion qu'en ont tirée les économistes de l'OCDE : le principal problème que posent les 35 heures à l'économie française concerne les finances publiques dont elles retardent et entravent le ré-équilibre en raison tant des charges directes que du manque de recettes induit par une moindre croissance de l'économie.

Le mécanisme d'allègement des cotisations sociales créé par les lois " Aubry " s'est donc avéré coûteux et peu efficace. Toujours en retenant l'hypothèse la plus favorable de 350 000 emplois créés ou maintenus, le coût budgétaire unitaire de chacun d'eux s'élève à près de 23 000 Euros par an, alors qu'un emploi-jeune ne coûte que 16 000 Euros, et un C.E.S. ou un C.E.C. de 6 à 7 000. Par contre les allègements de cotisations sociales ciblés sur les bas salaires, comme la " ristourne Juppé " instituée en 1997 dont on estime qu'elle a contribué à protéger ou créer environ 700 000 emplois, pèsent d'un coût budgétaire équivalent (également 8 milliards d'Euros) mais pour un rendement double. C'est en partie pour cette raison que la loi " Fillon " a complètement modifié le régime des allègements de cotisations sociales en les unifiant et en les concentrant sur les bas salaires . Mais en changeant la donne, elle rend désormais le suivi du coût des 35 heures plus opaque. En revanche, elle laisse entier le problème budgétaire que pose le financement public des aides à l'emploi auquel l'Etat est confronté.

 

II- PRODUCTIVITE ET COUT DU TRAVAIL, UN BILAN EN DEMI-TEINTE

 

Le " chantage " auquel se sont livrés certaines entreprises durant l'été 2004 était-il ou non justifié ? La réponse est loin d'être certaine ; à tout le moins elle n'est pas univoque mais diverse selon les entreprises et les secteurs d'activité. Le risque d'un renchérissement excessif des coûts de main d'œuvre avait évidemment été pris en compte par le gouvernement Jospin qui avait introduit dans la législation et le dispositif d'accompagnement trois séries de contreparties.

 

Des compensations efficaces et durables en matière de productivité...

 

La première contrepartie a eu un effet important et certainement durable : elle se trouve dans les aménagements de la durée du travail (le A de ARTT) introduits pour faciliter les négociations et l'acceptation du nouveau dispositif par le patronat qui les réclamait depuis longtemps. Ils sont au nombre de trois principaux :

 

- la redéfinition du temps de travail proprement dit dont sont désormais exclus en tout ou partie les périodes non productives (temps de pause, d'habillage ou de déshabillage, de repas, etc.) et qui tend donc à rendre presque intégralement productives les 35 heures,

- l'annualisation de la durée du travail, notamment pour les cadres, qui permet de forfaitiser leur activité moyennant la transformation de la réduction de la durée hebdomadaire en jours de congé, et qui s'est également traduite par la réintégration d'un certain nombre de jours de congés conventionnels accordés au fil du temps et des négociations dans les jours de RTT dont l'impact a été réduit d'autant,

- la modulation de la durée du travail autour d'une moyenne qui permet, sous certaines réserves, d'absorber les à-coups saisonniers ou de conjoncture sans recourir aux heures supplémentaires pourvu que cette durée moyenne (hebdomadaire, mensuelle, voire annuelle) soit inférieure à la durée légale.

On estime que ces aménagements, pour les entreprises qui y ont recouru dans le cadre des accords négociés, ont absorbé à peu près la moitié de l'incidence théorique du passage de 39 à 35 heures, et se sont traduits par une forte hausse de la productivité par heure travaillée. Ce que beaucoup de salariés semblent d'ailleurs avoir ressenti sous forme d'un accroissement notable de la pression subie au travail. Malgré tout le mal que leurs représentants disent des lois " Aubry ", il est peu probable que les chefs d'entreprises veuillent, en remettant en cause les accords signés ou la loi, prendre le risque de revenir en arrière sur ce point.

 

La seconde contrepartie concerne les allègements de cotisations déjà mentionnés.

Si les allègements prévus par la loi " Aubry II " sont pérennes, ceux de la loi " Aubry I " étaient temporaires et dégressifs : ils viennent à terme de sorte que les entreprises qui ont utilisé ce premier dispositif commencent à n'en plus bénéficier. C'est pourquoi certaines d'entre elles, qui avaient consenti à leurs salariés des réductions de la durée du travail supérieures à ce qu'exigeait la loi dans le cadre des négociations syndicales dont le succès conditionnait alors l'octroi des aides de l'Etat, mais qui se trouvent aujourd'hui confrontées à des difficultés économiques ou financières, sont tentées de dénoncer les accords conclus entre 1998 et 2000 pour revenir à l'application pure et simple de la loi, et de remonter ainsi la durée du travail à 35 heures . Mais ce mouvement, pour spectaculaire et médiatisé qu'il soit, restera sans doute marginal non seulement parce que les entreprises susceptibles de s'y engager sont peu nombreuses mais surtout parce que la dénonciation des accords collectifs n'est pas sans risque sérieux au plan social.

 

La troisième contrepartie provient de la modération salariale qui a elle-même revêtu deux aspects. Tout d'abord le SMIC. Celui-ci, il faut le rappeler, est horaire. Le gouvernement de l'époque n'a voulu toucher ni à sa définition ni à son montant pour éviter la hausse mécanique générale de 11,4 % qu'aurait impliqué l'engagement pris de maintenir le salaire mensuel. D'où la création d'une " garantie mensuelle de rémunération " (GMR) s'appliquant aux salariés à temps complet couverts par un accord de réduction du temps de travail, garantie variable selon la date à laquelle cet accord a été conclu. S'étant traduit par l'apparition successive de cinq SMIC de référence et de cinq niveaux de GMR selon que l'entreprise était ou non passée aux 35 heures et la date à laquelle ce passage était intervenu, ce mécanisme était devenu tellement compliqué que la loi " Fillon " y a mis un terme en réunifiant tous les SMIC de référence à échéance du 1° juillet 2005, et en les alignant, évidemment, sur le niveau le plus élevé pour faire disparaître la GMR. Au bout de sept ans, la hausse mécanique de 11,4 % aura néanmoins fini par se propager à l'ensemble du secteur marchand, renchérissant d'autant le coût des bas salaires.

En revanche, le second aspect de la modération salariale, exprimé par des engagements conventionnels négociés dans beaucoup d'entreprises, a permis de limiter la progression réelle des salaires à des niveaux souvent inférieurs à l'inflation pourtant déjà faible. C'est ce qui explique qu'à l'échelle nationale leur poids dans la valeur ajoutée s'est peu accru, passant simplement de 63,2 % à 64,2 % en cinq ans. Au demeurant, faut-il attribuer cette stabilité aux-dits engagements ou plutôt à la médiocrité de la conjoncture et à la concurrence des pays à faible coût de main d'œuvre ? Je serais enclin à penser que cette cause économique y a davantage contribué. J'en veux pour preuve le phénomène nouveau qui consiste, en se fondant à tort ou à raison sur ces motifs, à réduire le salaire horaire de référence et augmenter la durée du travail pour que le surcroît d'activité au-delà des 35 heures légales, normalement payé en heures supplémentaires ou en congés compensateurs, ne coûte globalement pas plus cher .

 

...mais inégales, au détriment des PME confrontées au problème des heures supplémentaires

 

Alors, où est le problème de compétitivité que les 35 heures sont censées poser ?

Au niveau des PME. Ce qui a été rappelé ci-dessus concerne principalement les grandes entreprises : ce sont elles qui ont majoritairement négocié des accords, qui ont pu tirer parti des aménagements de la durée du travail et qui ont accédé aux aides publiques. A la mi-2003, les deux tiers seulement des salariés du secteur marchand, soit environ 10 millions de personnes, étaient " passés aux 35 heures ", avec un clivage important selon la taille des entreprises et leur secteur d'activité : le taux de passage est d'autant plus élevé que l'entreprise est plus importante(plus de 80 % des entreprises de plus de 200 salariés), alors qu'il reste faible dans les PME ( moins de 30 % des entreprises de moins de 20 salariés) et par conséquent dans les secteurs où celles-ci sont nombreuses (commerce, services, bâtiment). Qu'est-ce à dire sinon que dans la majorité des PME la durée réelle du travail a été moins réduite que dans les grandes, cette réduction peu négociée, et les compensations peu appliquées, faute de marge de manœuvre, de divisibilité des emplois lorsqu'ils sont peu nombreux, de disponibilité pour remettre à plat l'organisation du travail, et de capacité ou de volonté de négocier : cette durée hebdomadaire est encore en moyenne de 37 heures dans les entreprises de moins de 20 salariés, alors qu'elle est proche de 35 heures dans celles de plus de 100 salariés. Conséquences : les heures au-delà de 35 hebdomadaires y sont purement et simplement payées au tarif des heures supplémentaires ; ce sont ces entreprises qui subissent le renchérissement le plus important alors qu'on sait par ailleurs qu'elles constituent (ou constituaient) le principal gisement d'emplois et de croissance potentiels ; ce sont également elles qui sont le plus intéressées à la révision de la législation sur la durée du travail, et au premier chef à la réduction du coût des heures supplémentaires.

Or pour contraindre les entreprises, en particulier celles de plus de 20 salariés, à négocier l'entrée dans le nouveau régime, la loi " Aubry II " avait accru très fortement le surcoût des heures supplémentaires : en l'absence d'accord, un repos compensateur obligatoire se substituait à la majoration de salaire antérieurement applicable d'une part aux quatre premières heures hebdomadaires au-delà de 35 et d'autre part à celles qui dépassaient le plafond annuel lui-même réduit à 130 heures . Injustement pénalisant et excessivement rigide, ce mécanisme a été en partie corrigé par la loi " Fillon " qui a supprimé l'obligation du repos compensateur pour les quatre premières heures supplémentaires hebdomadaires et porté le plafond annuel à 180 heures . Reste leur coût intrinsèque sur lequel porte aujourd'hui l'offensive de certaines organisations patronales : les bonifications salariales sont en principe de 25 % pour les 4 premières heures hebdomadaires autorisées (mais de 10 % seulement pour les entreprises de moins de 20 salariés en vertu d'une exception provisoire valable jusqu'au 31 décembre 2005 introduite par la loi " Fillon "), et de 50 % pour les suivantes. Il est clair que si l'exception précitée était pérennisée en faveur des PME, comme le demande leur Confédération générale, voire généralisée, il en résulterait une baisse du coût du travail de 1,5 % à durée égale pour les entreprises restées à 39 heures tandis que le retour à 39 heures hebdomadaires de celles qui sont passées à 35 ne renchérirait celui-ci que de 1 % : point ne serait alors nécessaire d'attenter au principe de la durée légale pour en réduire à peu de choses l'incidence, c'est à dire la " vider de son contenu " aux yeux des syndicats et des partis de gauche ; mais non sans affaiblir la portée du discours sur la possibilité que le gouvernement voudrait donner aux salariés de gagner davantage en travaillent plus. S'il est vraisemblable qu'il s'engage dans cette voie, ce sera de façon mesurée et combinée avec des réductions de cotisations sociales applicables aux seules heures supplémentaires afin d'en baisser le coût pour les entreprises tout en en faisant bénéficier les salariés .

 

 

 

III- MUTATION ECONOMIQUE OU AMORCE D'UNE FRACTURE SOCIALE ?

 

Pour notables qu'ils soient, les effets budgétaires et micro-économiques des 35 heures semblent d'importance moindre que les effets politiques et sociaux : s'il y a eu incontestablement rupture, ce n'est pas celle qui était attendue, mais plutôt la marque de la fin d'une époque et l'amorce d'une prise de conscience avant un retournement de tendance.

Le mouvement continu, quoique irrégulier, de baisse de la durée du travail depuis deux siècles est suffisamment connu pour qu'on n'insiste pas, sauf à en souligner deux caractéristiques : 1/ en général (à l'exception notable de la généralisation des congés payés et de la semaine de 40 heures en 1936 — celle-ci remise d'ailleurs en cause dès 1938 pour n'être rétablie qu'en 1946), il suivait les gains de productivité, s'adaptait aux besoins de la production dont il suivait les variations, et 2/ avait pour seul but d'accroître le temps libre des salariés. Les lois " Aubry " ont introduit une double rupture dans ce processus : d'abord en faisant précéder par la réduction du temps de travail les gains de productivité attendus, ensuite en lui fixant pour objectif un partage du travail disponible afin de résorber le chômage. Le premier pari a été partiellement gagné ; le second objectif n'a pas été atteint, il s'en faut de beaucoup, comme je l'ai dit précédemment. Mais en fait de rupture, ce n'est ni la seule, ni la plus profonde.

 

La compétitivité globale du pays a-t-elle réellement souffert des 35 heures ?

 

L'argument est souvent invoqué ; mais je le crois peu pertinent, du moins sous cet angle. Les mesures de la productivité par heure travaillée récemment publiées par l'OCDE apportent à première vue une réponse contraire : la productivité horaire a cru de 2,32 % par an entre 1996 et 2002 en France, plus vite que dans l'ensemble de l'Union Européenne (1,44 %), qu'aux Etats-Unis (2 %) et que dans les pays de l'OCDE (1,95 % en moyenne) : les mesures d'accompagnement des 35 heures sont passées par-là et font du salarié français un des plus productifs au travail. Invoquer les seules 35 heures pour justifier la délocalisation d'une activité vers l'Europe centrale, l'Afrique du Nord ou l'Asie relève donc au mieux de l'abus de langage ; ne serait-ce qu'en raison d'un écart de salaires incommensurablement supérieur au seul impact de la RTT . Les vraies raisons des délocalisations ont été examinées par ailleurs de façon approfondie et convaincante, tout en observant qu'elles n'affectent qu'à la marge les destructions d'emplois dans les pays développés puisqu'on estime leur incidence réelle à environ 5 % de celles-ci .

D'autres facteurs les contre-battent en effet : les coûts engendrés par l'éloignement, les différences de productivité, la proximité nécessaire des débouchés, la formation des travailleurs, les difficultés de gérer une main d'œuvre ayant un mode de vie et des aspirations très différents, le contexte culturel, etc. Sachant cependant que dans ces pays, non seulement la main d'œuvre est très bon marché, mais de plus en plus qualifiée, que l'informatique et les nouvelles techniques de communication permettent de travailler en temps réel à (très grande) distance, et que la répartition de la valeur ajoutée y favorise les détenteurs de capitaux plus que le facteur travail dans des proportions considérables, le danger à long terme est incontestable mais concerne tous les pays développés sans exception, la France comme les autres.

 

Le salarié français est donc un des plus productifs. Quand il travaille ! Car la durée du travail en France est effectivement la plus faible de tous les pays de l'OCDE, seule l'Allemagne étant logée à la même enseigne. Et ce, sur deux plans. D'abord celui de la durée moyenne qui, avec 1 460 heures ouvrées par personne et par an, y est inférieure de 220 heures à celle de la Grande-Bretagne, de 340 heures à celle des États-Unis et de 350 heures à celle du Japon : en d'autres termes, le Français travaille respectivement un mois et demi à deux mois de moins par an que son homologue anglais, américain ou japonais. D'où une productivité annuelle par tête faible et qui a progressé médiocrement de 1,06 % par an au cours des six dernières années, alors que la progression est partout supérieure à 1,5 %, voire à 2 % (seule l'Allemagne fait également moins bien). Ces divergences d'évolutions expliquent, d'une autre manière, l'impact des 35 heures sur le PIB que j'ai déjà mentionné. Mais elles ne suffiraient pas, à elles seules, à déclasser les entreprises françaises dans la concurrence mondiale précisément à cause de la très forte productivité individuelle de l'heure travaillée.

Le véritable handicap de la France par rapport à ses voisins et concurrents de l'OCDE provient de la conjugaison de cette première faiblesse avec une autre singularité nationale, c'est en France qu'on entre le plus tard dans la vie active, et qu'on en sort le plus tôt : les jeunes de 15 à 25 ans ne sont que 23 % à travailler contre 45 % en Allemagne, 55 % aux USA et 61 % en Grande-Bretagne, et les seniors de 55 à 64 ans 34 % contre 38 % en Allemagne, 53 % en Grande-Bretagne et 58 % aux USA .

De cette concentration de l'activité sur les âges les plus productifs, les entreprises tirent incontestablement profit : elle leur a permis de surmonter partiellement la RTT, au prix d'un stress accru et d'une tentation encore plus forte d'évincer du circuit productif les travailleurs les moins aptes à le supporter. En revanche, la collectivité en fait les frais sous forme de charges sociales destinées à compenser (mal le plus souvent, il faut le reconnaître, sauf en ce qui concerne les retraités ou pré-retraités, mais pour combien de temps ?) l'absence de revenu d'activité et à entretenir une inactivité problématique à tous égards, pas seulement sur un plan économique, mais aussi politique et moral. Bien entendu, ces charges, d'une façon ou d'une autre, se répercutent par voie de prélèvements obligatoires sur l'ensemble de l'économie dont elles entravent la productivité globale, et de façon plus précise sur les actifs au travail en enfermant les uns et les autres dans un cercle vicieux qu'il est urgent de briser. Les 35 heures n'en sont pas la cause, soit ; mais elles en ont été, avec la crise des retraites, l'un des révélateurs. C'est un mérite (indirect et inattendu mais certain) qu'il faut reconnaître à Mme Aubry de nous avoir forcé à prendre du recul sur ce point et à reconsidérer notre rapport au travail. Exercice salutaire et d'autant plus urgent que les lois dont elle a été l'auteur ont incontestablement introduit une fracture dans la société française.

 

Une France à deux vitesses

 

Le constater est presque devenu une banalité, bien que s'en défendent les promoteurs de la réforme et ses bénéficiaires ; les uns par aveuglement, les autres par crainte de l'aveu. Au demeurant, le clivage n'est pas un mais multiple.

Ce clivage sépare d'abord les salariés de tous les travailleurs indépendants, artisans, commerçants, agriculteurs, professions libérales, et des chefs d'entreprise, qui, par la force des choses, c'est-à-dire l'impuissance de la loi à régir leur temps de travail, et faute de constituer de bataillons électoraux organisés, ont regardé le train passer avec le sentiment qu'on leur reprochait implicitement leur indépendance, leur fonction, et une relation différente au travail. Ces derniers ne sont pourtant pas en nombre négligeable puisque sur une population active d'un peu plus de 26 millions de personnes, déduction faite des salariés du secteur marchand, des fonctionnaires (au sens large) et des chômeurs, ils en représentent 5 à 6 millions.

Deuxième clivage : entre les salariés du secteur marchand et les fonctionnaires. Peu ou prou, les premiers ont du consentir d'importants efforts de productivité, notamment au travers de la réorganisation des outils de production qui a accompagné la réforme. Il n'en a pas été de même au sein de la fonction publique, moins par mauvaise volonté d'ailleurs que par impossibilité immédiate.

Au départ, Mme Aubry avait clairement annoncé la couleur en récusant la perspective d'une extension des lois qui portent son nom à des activités où l'on ne pouvait introduire les contreparties prévues ; position évidemment intenable de la part d'un gouvernement socialiste dont les fonctionnaires sont très majoritairement les électeurs, et qui n'a pas résisté à la perspective de l'échéance électorale de 2002 . L'extension s'est donc faite, certes sans créations notables d'emplois et parfois dans la précipitation, mais non sans conséquence. Préoccupante en effet est l'absence de réflexion concomitante sur l'organisation des services, en particulier de ceux qui sont ouverts au public dont chacun a pu constater la moindre disponibilité, sur la gestion des procédures et plus généralement le fonctionnement de l'administration. Qu'il y ait là des gisements importants de productivité ne fait aucun doute !

 

Aujourd'hui, la prospection a certes commencé, notamment grâce au levier essentiel que fournit la généralisation des outils informatiques et d'Internet ; mais elle n'en est qu'à ses débuts, inséparable d'une réforme de l'État toujours en gestation. Comme en outre, une fois les décrets généraux publiés, le passage aux 35 heures a été géré au niveau de chaque ministère, service ou collectivité, la disparité entre administrations ne s'est pas réduite. Pour le moment, le sentiment prévaut encore d'une réduction de la disponibilité et de la qualité, au demeurant bien difficile à mesurer, et donc d'un avantage obtenu par les fonctionnaires, sous forme quasi-exclusive de congés supplémentaires, sans véritable contrepartie.

Le troisième clivage passe entre les entreprises : je ne reviens pas sur ce que j'ai dit plus haut au sujet du sort particulier des PME, sinon pour souligner ici que celles-ci cumulent désormais un nombre préoccupant de désavantages par rapport aux grandes entreprises. Elles étaient déjà défavorisées par des niveaux de salaires moyens plus faibles, des avantages sociaux moindres (mutuelles complémentaires, services des comités d'entreprises, etc....), et des conditions de travail parfois plus pénibles ; s'y ajoute à présent une durée du travail en moyenne plus longue, moins bien compensée pour le salarié et plus coûteuse pour l'entreprise. La loi a privilégié les grandes entreprises, organisées selon un modèle " taylorien " largement dépassé, alors qu'elles sont plus destructrices que créatrices d'emploi par nature ; par contre elle a négligé les PME qui sont davantage porteuses d'avenir. Il est malheureux de devoir répéter ce truisme qu'une entreprise, quelle qu'elle soit, avant de devenir grande, a commencé petitement et grandi au fur et à mesure qu'elle réussissait ! Tous les dirigeants de PME l'ont constaté : il leur est devenu encore plus difficile de recruter des collaborateurs de qualité, la législation sur les 35 heures ayant créé un effet d'éviction à leur détriment que la concurrence les empêche de compenser par les salaires.

Le quatrième clivage , au moins aussi préoccupant que les précédents, s'est introduit au sein même des entreprises entre les cadres et les autres salariés. Les dirigeants d'entreprises ont découvert une population de cadres sur laquelle ils pensaient pouvoir compter sans réserve comme auparavant et qui s'est brutalement distanciée. Le mouvement n'aurait pas dû surprendre : depuis une quinzaine d'années, les cadres avaient fait l'amère expérience des restructurations, du licenciement et du chômage, alors qu'ils se croyaient protégés par leur dévouement et une consécration de tous les instants à leur vie professionnelle au détriment de leur vie familiale et personnelle. Les lois " Aubry " les ont traités comme les autres, les soumettant à une contrainte sur leur temps de travail à laquelle ils n'étaient pas préparés.

Passé le premier instant d'étonnement et d'incompréhension, comme dans leur très grande majorité ils ne sont pas intégrés dans des équipes à horaire contraint mais qu'ils disposent d'une certaine autonomie qui s'est ici traduite par des compensations sous forme de jours de congés, et qu'en général le niveau de leur salaire leur permet d'en profiter, ils l'ont fait, et sans barguigner.

Avec les fonctionnaires, ce sont eux les grands bénéficiaires de la réduction du temps de travail : week-ends prolongés, consommation accélérée d'activités de loisir, repli croissant sur les valeurs privées enfin accessibles, etc. Surtout quand ils habitent une grande agglomération, notamment en région parisienne.

Voilà comment, en se combinant avec l'émergence de cette nouvelle catégorie sociale qu'est le " bo-bo " issue de la crise intellectuelle et morale des années soixante dont elle exprime le tropisme, la RTT est devenue un " phénomène de société ". Si " acquis social " il y a, c'est là qu'il faut le chercher plus que chez les gros bataillons d'ouvriers ou d'employés qui n'y ont pas forcément trouvé avantage en termes de disponibilité (à cause d'une réduction portant surtout sur les horaires quotidiens ou hebdomadaires et au prix d'une contrainte accrue) et de salaires (à cause de la modération salariale dont ils ont subi le poids principal).

Acquis social qui n'est pas pour autant aisé à remettre en cause : ce sont également les cadres et les fonctionnaires qui, en France, font l'opinion par les idées et les valeurs qu'ils véhiculent, au travers de la presse dont ils sont les gros consommateurs et grâce au prisme de la culture dominante qui difracte dans l'ensemble du corps social leur propre image. Sans l'avoir créée délibérément, ils aggravent une rupture majeure avec tous les " laissés-pour-compte " des 35 heures de qui provient l'essentiel de la contestation et qui peuvent être tentés, ici comme dans d'autres domaines, par une certaine forme de réaction populiste.

Attention à ce nouveau danger de fracture sociale !

 

Quelle culture de travail ?

 

En fin de compte, si le gouvernement n'avait à traiter que le strict problème des 35 heures et de son application aux PME, la solution serait assez aisée à faire accepter et à mettre en place. La loi " Fillon " ayant déjà introduit nombre d'assouplissements, il suffirait de terminer le travail en explorant les pistes déjà évoquées d'allègement des charges sociales pesant sur les heures supplémentaires et de modification de la répartition de leur coût au profit des salariés.

En revanche ce n'est pas en faisant sauter les verrous législatifs qui limitent la durée du travail et encadrent heures supplémentaires et autres modulations que l'on fera progresser la vie sociale, non plus que la richesse d'ailleurs : il n'est évidemment pas envisageable de concurrencer les pays à faible coût de main d'œuvre sur leur propre terrain en s'engageant dans un processus qui serait aussi infernal qu'inefficace. Au demeurant, si assouplissement signifie retour à une certaine forme de libéralisme, celle qui fait prévaloir le taux de rentabilité du capital sur toute autre considération humaine et sociale sous couvert de liberté et d'égalité (je pense à la " libéralisation " du travail de nuit ou de week-end, notamment pour les femmes, qui a été imposée par la commission européenne il y a quelques années), je ne suis pas sûr d'y voir un progrès, même si les salariés se trouvent contraints de l'accepter. Je persiste à penser que la loi a un rôle protecteur essentiel des plus faibles, et qu'elle doit être suffisamment uniforme pour avoir un sens. C'est pourquoi la perspective de déroger conventionnellement aux principes mêmes de la limitation légale du temps de travail qui serait cantonnée dans le statut de protection supplétive me semble extrêmement dangereuse : les " bonnes intentions " pavent trop souvent la route de l'enfer pour qu'on n'y résiste pas.

Mais l'enjeu véritable se situe désormais à un niveau plus profond. Les lois " Aubry " ont véritablement servi de révélateur à un problème beaucoup plus difficile à résoudre : celui du rapport au travail et de sa place dans notre société. Le débat sur les retraites l'avait amorcé : il s'amplifie. Est-il ou non légitime d'aspirer à toujours davantage de loisirs ; n'est-on pas plutôt en train de basculer dans une course à l'oisiveté sans l'avouer ? A contrario, le moment n'est-il pas venu de considérer le travail d'un autre œil et de le revaloriser, alors que l'informatique et les moyens modernes de communication nous offrent l'occasion de lui conférer une nouvelle dimension et que l'allongement de notre durée de vie élargit notre capacité de servir la société en général, et notre prochain en particulier ?

On aurait pu imaginer que la réduction du temps de travail donne un formidable coup de fouet aux activités associatives, caritatives, politiques, en un mot à tout ce qui est gratuit et pourtant indispensable à la vie collective : il n'en a rien été, ces activités venant au dernier rang des intentions des bénéficiaires de la RTT. Sombre constatation qui nous renvoie à notre égoïsme, lequel s'avère finalement avoir été le moteur principal d'un mouvement aux perspectives bien incertaines...

F. L.L.