Le nouvel art sacré : une nouvelle théologie de l'art ?
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

UN " NOUVEL ART SACRE " aux formes et aux contenus en rupture avec deux mille ans d'art religieux est installé aujourd'hui dans nos sanctuaires . Il s'y est introduit grâce à la commande publique, dés le début des années quatre-vingts.

Ce mouvement prend une ampleur massive à partir de la construction de la cathédrale d'Évry en 1987 . Dès lors, les chantiers se multiplient. Les artistes choisis par le ministère de la Culture sont presque exclusivement des " conceptuels " dont la plupart sont issus dans un premier temps de Support/Surface , un groupuscule né dans le sillage de mai 68.

Vers la fin des années quatre-vingt-dix, les lieux sacrés prestigieux accueillent aussi, mais cette fois-ci dans un souci d'animation culturelle, des " installations " éphémères, dans l'esprit des ready made. Ces manifestations sont assurées par des financements impliquant des municipalités, des régions et le ministère. Le public auquel elles sont destinées est composé de touristes et de visiteurs autant que de chrétiens pratiquants car ce phénomène concerne surtout les sites admirables à intérêt patrimonial.

Ce " nouvel art sacré " se proclame en rupture avec les formes traditionnelles et engendre de nouveaux contenus. Cette " nouvelle théologie de l'art " n'est pas simple à analyser car elle n'est pas une pensée cohérente procédant d'un foyer intellectuel et spirituel chrétien ayant un rayonnement susceptible d'ouvrir de nouvelles perspectives, fécondant des générations d'artistes et d'architectes comme cela s'est produit à d'autres périodes de l'histoire... Elle est plutôt l'expression disparate et foisonnante des débats intellectuels d'un milieu restreint et sans unité, fait d'artistes officiels, de fonctionnaires et de quelques ecclésiastiques. Le ciment qui les réunit est le ministère de la Culture dans son rôle de commanditaire d'œuvres d'art sacré, d'animateur du patrimoine religieux et d'organisateur d'expositions thématiques.

L'émergence de ce nouvel " art sacré " a pu se faire grâce à la conjonction de deux démarches très différentes :

1/ Celle d'une partie de la hiérarchie ecclésiastique qui donne une légitimité à ce qui est fait dans le domaine de l'art sacré mais qui ne cherche pas à avoir une pensée sur l'art, car elle ne se juge pas habilitée. Elle entend dans ce domaine appliquer le principe de subsidiarité en déléguant. En revanche, elle poursuit à travers son action " culturelle " des finalités pastorales. Il n'y a pas de position claire sur cette question de l'art, les sensibilités sont diverses et chaque évêque est maître chez lui, même s'il fait partie d'un conseil épiscopal [" conférence épiscopale " ou " même s'il doit compter avec son conseil épiscopal "].

2/ Un pôle formé par des fonctionnaires, des critiques, des artistes, des membres du clergé et des Comités d'art sacré réunis au hasard des projets de la commande publique. Ce sont eux que nous évoquerons dans la suite de notre article sous le nom, impropre, de " nouveaux théologiens " parce qu'ils élaborent les théories et les discours justifiant les œuvres. L'analyse qui va suivre ne donne que les linéaments du discours dominant dans ces cercles. Elle se fonde sur l'analyse de textes parus depuis une quinzaine d'années (lettres, articles, préfaces, livres dossiers de presse, textes de présentation) et de notes prises à la suite de conversations, interviews, conférences, cours et colloques.

 

I- LA POLITIQUE CULTURELLE DE L'ÉGLISE DE FRANCE

 

L'intérêt actuel de la hiérarchie de l'Église pour l'art découle d'une prise de conscience de l'importance éminente de la culture dans la société post-moderne. Jusqu'à la chute du mur de Berlin, " christianiser l'économie et les institutions politiques " apparaissait comme une urgence. À partir des années quatre-vingt-dix, l'ordre des priorités change, il faut désormais " christianiser la culture ". Les profondes intuitions du pape Jean Paul II (à la suite de Paul VI) seraient-elles assimilées ? Oui, mais l'art est vu comme un appendice de ce concept flou de culture. N'oublions pas qu'aujourd'hui tout est culturel : la culture des patates, le régime alimentaire des nourrissons, les tags, la pratique en amateur de la photographie, les randonnées pédestres sur le chemin de Compostelle, etc. Lors d'un entretien accordé au journal La Croix du 5 mars 2001, le cardinal Jean-Marie Lustiger a exprimé le regret de " ne pas avoir investi davantage la culture ces vingt dernières années ".

 

Évangéliser la culture

 

Un document épiscopal voit " les situations culturelles d'aujourd'hui comme des nouveaux champs d'évangélisation ". Il ne s'agit donc pas tant d'évangéliser les personnes mais les " situations " qui prennent parfois l'allure de concepts un peu abstraits : l'art, la culture, l'économie, les institutions, la société... Et, la charité l'exige, ce sont les situations et les milieux les plus éloignés de l'Église qu'il faut privilégier.

Ainsi l'art est vu comme une de ces " situations " qu'il faut prendre comme elle est. L'art n'est que le reflet de l'époque, son expression, rien de plus. On adopte en cela la définition officielle de l'art. L'artiste n'est qu'un témoin de son temps entièrement soumis aux déterminismes de son époque, à " l'englobant " pour citer un concept clef de ce discours. C'est donc tout particulièrement l'art officiel, porteur des valeurs du pouvoir, qu'il faut investir, parce qu'il apparaît comme le seul vraiment signifiant.

Le but n'est plus de favoriser un art reflet d'une théologie, présent dans une liturgie ; ce n'est pas non plus de faire travailler des artistes ayant la foi et désirant accomplir des œuvres pour l'Église ; ni de promouvoir une pensée sur l'art admettant l'existence d'une dimension transcendante.

 

Ce qui compte ce n'est pas l'art mais les " enjeux " de l'art...

 

L'enjeu c'est l'évangélisation de la modernité. L'art n'a pas d'importance, ce n'est qu'un moyen d'atteindre l'homme d'aujourd'hui dans ses " pratiques ", ses goûts, sa vision du monde. Aux objections que l'on peut opposer sur le contenu d'un concept aussi flou que celui de " modernité " et ses éventuelles contradictions avec le message évangélique, deux arguments sont toujours opposés :

1/ L'œuvre d'art n'a pas beaucoup d'importance, parce qu'elle est aujourd'hui indéchiffrable par les non-initiés, elle ne concerne qu'un milieu très restreint, elle n'a pas d'efficacité, elle ne gêne personne car personne ne la voit (par exemple, les vitraux de J.-P. Raynaud à l'Abbaye de Noirlac : le minimalisme mis en œuvre est effroyablement sec mais ne dénature pas trop les lieux !). En revanche, elle permet à l'Église de communier à cette modernité officielle, d'être présente au cœur des milieux intellectuels et artistiques proches du pouvoir et de dialoguer avec eux... Les avantages pour l'évangélisation sont considérés plus importants que les inconvénients.

À la question : Pourquoi ce choix exclusif des artistes officiels ? hors l'avantage du financement public, la réponse est invariable : S'ils sont choisis par le ministère, c'est qu'ils sont les meilleurs et... parce qu'il n'y a rien d'autre ! Or la hiérarchie ecclésiastique ne prétend pas connaître le monde de l'art et n'apporte guère de preuve à ce constat péremptoire. Quand au jugement sur l'innocuité de l'art dit contemporain, il repose sur la confusion faite entre " art abstrait " et " art conceptuel " et l'ignorance du schisme intervenu dans l'art à partir des années soixante .

2/ L'autre enjeu de l'art est de porter le message de l'Église à toute la société et non à une chrétienté de " ghetto ". La priorité : aller vers les situations humaines, sociales et culturelles les plus éloignées du message évangélique. Pour cela il faut se dépouiller de formes jugées trop identitaires, véhiculées par l'art chrétien traditionnel. L'art dit " contemporain " offre cette garantie de diffusion globale. Il est si minimaliste et conceptuel qu'il est au-delà des cultures. La " modernité " semble un melting pot formidable pour une humanité ayant perdu ses particularismes. Il y aurait là une convergence avec la vocation universelle de l'Église.

 

Le grand fourre-tout spirituel

Les arguments spirituels ne manquent pas pour donner une force à cette " politique d'évangélisation ". Plusieurs formules choc reviennent constamment : " Tout humanisme est chrétien ", " Tout art est appel au mystère ", " Toute interrogation sur l'art est attente de rédemption ", " Tout art authentique fait appel à une expérience religieuse, c'est un appel en creux à une rédemption ". Ces formules ont pour vertu de rendre " chrétien " tout art, quel qu'il soit, puisqu'il est " humain ". Après tout, Dieu coïncide avec tout ! C'est la mystique totalitaire du Nouvel Age : tout est récupérable et équivalent à condition d'être sincère et animé de bons sentiments et de ne pas aller à l'encontre de certains tabous.

Ces formules magnifiques ont un effet fascinant. Leur sublimité, leur ouverture d'esprit, leur générosité sèment la confusion et la mauvaise conscience ! Mais, subrepticement, elles mettent en doute la liberté essentielle de l'artiste. Si tout est dans tout et réciproquement, la pensée est-elle encore possible ? Peut-il y avoir un art ? Ce qui s'impose à l'artiste non conceptuel, dès qu'il prend son pinceau, son ciseau, son burin, c'est la nécessité de choisir, il doit trancher ! C'est le risque du métier... Et même le conceptuel le plus " pur ", le plus désincarné, retranché derrière la polysémie de son discours, ne peut pas tout dire...

Ce relativisme caché est une aliénation subtile car il fait exploser la pensée. On peut parler d'un relativisme totalitaire. Si l'on croit que Dieu a créé l'homme à son image, libre et créateur, peut-on refuser à l'artiste la liberté de donner le sens et le contenu qu'il veut à son œuvre ? Quelle est sa liberté, s'il n'a pas celle de refuser la transcendance et de la proclamer dans ses œuvres ?

Ces principes s'arrogent le pouvoir de tout récupérer et s'imposent aux " stratèges " de la pastorale qui se comparent aux premiers chrétiens. Comme eux, ils veulent évangéliser le monde païen, en s'y mêlant. Comme eux, ils transformeront les institutions de l'intérieur, en adoptant certaines de leurs formes, tout en leur donnant un nouveau sens. Il s'agit de " passer aux barbares ", prendre le monde d'aujourd'hui comme il est, ne pas le combattre mais l'habiter, évitant ainsi le prosélytisme qui a mauvaise presse. On cite volontiers Paul VI : " Évangéliser pour l'Église c'est porter la bonne nouvelle dans tous les milieux de l'humanité et par son impact les transformer du dedans . " En espérant opérer un détournement de l'art contemporain au profit de l'Église, on subvertira ce qu'ils croient être un nouveau paganisme mais qui est un fait nouveau dans l'Histoire : une apostasie générale. Une vision rationnelle et non providentielle de l'histoire de la première évangélisation semble servir de modèle à la politique culturelle de l'Église en France : en matière d'art l'Église sera solidaire de toutes les formes de modernité labellisées, garanties et financées par les pouvoirs publics...

L'État, voyant qu'aucune limite ne lui est opposée, utilise désormais le patrimoine religieux comme champ d'animation culturelle et s'en sert habilement comme relais des musées et centres d'art contemporains, peu fréquentés, jouissant ainsi d'un public captif. Le clergé confronté désormais au double usage du patrimoine religieux, pense que le parasitage de l'un par l'autre est sans importance, que le message de l'Église vaincra tout : le verbe est plus fort que l'image. L'idée d'une communication symbolique des contenus de la foi par la liturgie et l'art paraît accessoire aujourd'hui. On considère ce langage comme relatif aux cultures, à l'époque. Toutes ces agitations " artistiques " ne sont que formes sans importance, elles sont éphémères. Le rôle du clergé passe moins par la transmission de tout ce qui se voit et se touche : rites, sacrements et sacramentels, que par le verbe et la prédication.

Cette croyance, répandue aujourd'hui, en une dichotomie ou du moins une non-concordance entre l'esprit et la forme est très répandue. La réduction du christianisme à un simple message suppose le dualisme, l'horreur de la chair, de la nature, de la forme si caractéristique de l'hérésie marcioniste. C'est le désir d'un message universel exprimé avec un minimum de formes, toujours considérées comme dangereuses car porteuses d'identité et de tradition. C'est l'aspiration à l'éradication de la culture acquise, à la suppression de toute paternité, fantasme si caractéristique de l'art dit " contemporain " qui ne reconnaît aucune création sans rupture et rejoint ainsi le rêve de biens des clercs : l'effacement de tous les signes formels au profit de l'Évangile seul. Ils deviennent ainsi les garants d'un mondialisme qu'ils confondent avec l'universalité de l'Église.

Alain Besançon dans Les Trois Tentations dans l'Église montre avec beaucoup de subtilité les enchaînements qui se font naturellement, par connexion, entre marcionisme, gnose et idéologie . C'est une pente naturelle de l'esprit. Il suffit de perdre de vue la réalité de la transcendance ou de ne pas en avoir fait l'expérience intime. La fascination d'une partie du clergé pour l'art contemporain est due à une conjonction troublante entre certains discours de l'art contemporain et des hérésies récurrentes du christianisme.

La fascination est réciproque car dans un mouvement inverse, les milieux officiels de l'art vont, des années quatre-vingts à nos jours, tenter de donner un peu de vie à un art conceptuel ascétique en l'inscrivant dans le patrimoine religieux, pour s'assurer un public qu'ils n'ont pas réussi à conquérir depuis quarante ans.

 

II- LE CONTEXTE DE LA " NOUVELLE THEOLOGIE " : LA DERNIERE MODERNITE DU SIECLE

 

La " modernité ", idéologie dominante des années soixante/quatre-vingts, croyait à la Révolution politique ou sexuelle et au progrès sans fin. Au début des années quatre-vingts, une lassitude s'empare des artistes dits " d'avant garde ", ils pressentent la fin des utopies dont ils sont le fer de lance. Il se produit dans les esprits une angoisse, un affolement dû à l'effondrement de ce qui légitime l'art de rupture qu'ils pratiquent. Les artistes se justifiaient par leur contribution à la Révolution, soudain leur œuvre perd son sens et sa raison d'être. Les utopies sont partout en faillite, on ne peut plus ignorer les charniers, la famine, l'effondrement des systèmes mis en place. Désormais l'art fondé sur la rupture ne servira plus la Révolution, il n'aura plus d'autre but que la rupture elle-même. Cette position, en perdant sa finalité politique, prend une dimension métaphysique et ontologique. C'est un choc profond qui va provoquer une évolution dans les idées et les pratiques artistiques. La prise de conscience de ce changement va vite porter un nom : la post-modernité.

 

Les années quatre-vingt : l'art post-moderne ou la rupture comme absolu

 

Les artistes qui s'étaient asservis au discours et au contrôle politiques vont vouloir se débarrasser de ce carcan et s'intéresser à un peu tout... On observe chez certains un retour à la peinture. Ils s'emploient notamment à revisiter les œuvres et les idées du passé, les utilisant comme matière première pour créer du nouveau par le truchement de la citation, du collage et du détournement. Le sacré intéresse tout particulièrement. Il a l'avantage d'être encore chargé d'une puissance, d'une énergie, d'une chaleur. Tout un courant ira puiser là une énergie liée à la magie, au numineux, à l'irrationnel ou à la commotion provoquée par le blasphème. Quoiqu'il en soit, si bien souvent ces œuvres ressemblent beaucoup à ce qui s'est fait avant, le discours philosophique de cette décennie change. On ne parle plus de marxisme, de lutte des classes ou de psychanalyse, le discours est métaphysique, le thème dominant est la " mort de Dieu ", " la fin de l'Histoire ", " la fin de l'Art ". L'homme est confronté à l'absurde et au néant. Les thèmes chrétiens encore très chargés de sens et d'émotion sont revisités et réinterprétés.

Pendant ces dix années les milieux artistiques ont senti les grands bouleversements à venir, ils ont prévu l'effondrement du système communiste qui garantissait les utopies radieuses et légitimait l'art révolutionnaire. Lorsque s'écroule le mur de Berlin en 1989, le monde s'est trouvé autre à la minute même, la forme a disparu en dernier, elle était déjà vide.

 

Les années quatre-vingt-dix ou l'art du squat

 

Le climat des années quatre-vingt-dix témoigne du vide et du désarroi qui suit ces événements. Il est marqué par une retombée de l'effervescence créative de la décennie précédente, l'art conceptuel règne désormais à nouveau sans partage et le sujet récurrent des œuvres est l'expression du vide, de l'absurde et du dérisoire. Curieusement il se crée au même moment un discours justificatif de l'art officiel qui est presque celui du service public...C'est un dernier avatar du discours de justification politique : l'artiste est utile à la société qui le subventionne, il fait un " art citoyen ", il remplit une " fonction critique ". En déstabilisant le public, en créant le doute, il protège l'individu face au pouvoir. Comme dans les systèmes communistes l'autocritique se fait au sein même des institutions. C'est un faux-semblant, une récupération par le pouvoir. Sous forme d'une vertueuse libération, on assiste en fait à une subtile manipulation du " for intérieur ". N'aliène-t-on pas un être en détruisant systématiquement ses repères, son identité, sa foi pour lui proposer le vertige du néant ? Ce n'est plus une aliénation économique mais l'aliénation de l'âme elle-même.

Un fait va dominer la fin du millénaire : la mise en réseau à l'échelle mondiale, par les institutions, d'un art officiel en phase avec quelques idées universellement partagées, la valeur absolue de la rupture, le relativisme universel, le rejet de toute esthétique, de toute valeur positive, ou dimension transcendante. C'est le nouveau contenu du mot " modernité ".

Cependant l'art de la rupture est un art difficile, quand il se prolonge sur une si longue durée — presque un demi-siècle ! Car il tourne en boucle rapidement. Le souci des artistes devient alors de trouver désespérément de nouvelles sources d'énergie. Il leur faut être visibles, capter l'attention, avoir la sensation d'exister. Aussi, après les temps héroïques de la Révolution, ils exploitent le sacré et la puissance du blasphème, puis tout ce qui est encore en vie comme des organismes saprophytes. Désormais, créer c'est squatter... On se glisse dans les corps encore vivants, on se nourrit des dernières énergies disponibles. La grande nouveauté de l'art au tournant du millénaire, c'est le squat, désormais subventionné et juridiquement protégé. C'est sous cet angle qu'il faut voir la pénétration systématique de l'art conceptuel dans les églises. C'est une réaction désespérée de survie.

 

Le baptême de l'art officiel par les " nouveaux théologiens "

 

Dans ce climat, l'Église à partir de la fin des années quatre-vingts tente un dialogue en direction des milieux artistiques officiels. Un échange régulier s'est instauré avec le ministère de la Culture dans le cadre de l'organisation de nombreux colloques, d'expositions importantes sur le thème de l'Art sacré, de la rédaction de catalogues et enfin de l'ouverture de chaque grand chantier d'art sacré. Pour favoriser ce dialogue, il a fallu franchir la distance idéologique entre ces deux mondes, et relever plusieurs défis dont celui de baptiser Duchamp n'a pas été le moindre !

Confier les vitraux de la cathédrale de Nevers et de tant d'autres lieux prestigieux, organiser des expositions : L'Art sacré au XXe siècle à Boulogne ou encore Les Formes de l'Invisible au couvent des Cordeliers à Paris, en présentant presque exclusivement des artistes attachés au credo duchampien, accueillir la Machine à baptiser à Saint-Sulpice de Paris, etc. rend obligatoire le rapprochement des deux discours, le conceptuel et le sacré. Il faut fournir explications et commentaires acceptables à des publics différents qui n'ont rien en commun. C'est un défi intellectuel !

Pour les disciples de Duchamp, l'art est ce que l'artiste décide être de l'art, par la vertu du verbe. L'art est essentiellement détournement. Il subvertit les signes et le langage et en même temps, il ne faut pas voir dans l'objet d'art autre chose que la chose elle-même.

Face à cela, la théologie séculaire approfondit la relation entre l'art et le mystère chrétien : l'art sacré a une fonction liturgique, il est signe de l'Invisible, préfiguration des fins dernières, tentative de restauration de la ressemblance perdue, c'est un " sacramentel ". En Occident, dés les premiers siècles, un équilibre est trouvé : l'œuvre d'art n'est pas confondue avec un sacrement, elle n'est pas hors de la sphère humaine, elle n'est pas immuable dans ses formes et ses thèmes comme en Orient. Une place est laissée à l'artiste, à la part d'expression individuelle, à l'évolution, au changement... Ainsi cette attitude vis-à-vis de l'art a donné naissance, à chaque époque et en chaque lieu, à des formes et des expressions très diverses, qui n'ont jamais cessé d'évoluer.

Rien ne semble plus antinomique que l'art conceptuel et l'art chrétien. C'est pourquoi une pensée ou une théologie cohérente n'a pu naître de ce choc frontal. En revanche, les artistes, fonctionnaires, critiques et ecclésiastiques qui ont voulu relever ce défi ont fait preuve d'une " créativité théorique " époustouflante, nourrissant le débat par mille idées et jeux conceptuels, animant vingt ans de discussions, inspirant de brillantes préfaces, livres d'art et articles expliquant le nouvel art sacré à un public médusé.

Évoquons ici quelques thèmes.

 

Du Logos à la logocratie

 

Dans un cours donné à l'École cathédrale sur " l'initiation à l'art contemporain ", l'art est défini comme " rupture ", selon la doxa de l'art dit contemporain. Avec conviction, le conférencier, le Père B., explique que Duchamp n'est pas contraire aux Écritures car Dieu le Père lui-même, dans la Genèse, crée par rupture : Il sépare la nuit et le jour, la femme de l'homme, les cieux et la terre, etc. L'idée est séduisante, elle permet de récupérer le maître des ready made, mais les mots ont glissé, on a donné au mot " séparation " le sens de " rupture ". Peut-on dire qu'il y a rupture entre l'homme et la femme, la nuit et le jour ? La relatio oppositorum n'est pas de l'ordre de la rupture... De plus l'acte créateur de Dieu n'est pas un acte de " rupture " mais une création ex nihilo et les actes de séparation qui suivent sont en réalité une mise en ordre du chaos originel, premier état de la Création.

Ce premier exemple donne la clef du procédé : c'est un usage fantasque des mots, une créativité débridée du discours qui fait de l'interprète une sorte d'artiste. La chose est très fréquente, la séparation n'est plus très nette entre l'artiste proprement dit et le fonctionnaire, le commissaire d'une exposition et le critique d'art. Tous aspirent à la création, tous se veulent démiurges !

 

Sur l'absence de Dieu comme signe du sacré

 

L'art dit contemporain a comme autre thème essentiel, la constatation terrifiante de la mort de Dieu. Tout homme fait l'expérience du sacré le jour ou il constate que l'univers est absurde et vide et qu'il est condamné au néant. Cette conscience fait de lui un dieu éphémère qui peut au moins exprimer par l'art sa révolte devant ce destin cruel. " L'absence réelle " est le thème invisible et sous-entendu de l'art minimaliste et conceptuel.

Cette réalité impalpable et désespérée est retournée par les nouveaux théologiens et présentée comme une " rigueur ", un " ascétisme ", une " pureté ".

Ainsi ces exégètes de l'art officiel expliquent qu'il s'agit de l'expression " en creux " du divin. Ils présentent l'apologie du rien comme un nouvel apophatisme. Pour eux, Dieu n'est exprimable que par la démarche négative, on ne peut dire de Lui que ce qu'il n'est pas. Tout art qui aurait le désir de dessiner les contours du divin est une illusion, pour ne pas dire une idolâtrie. L'art contemporain est donc plus proche de la vérité chrétienne que l'art traditionnel car Dieu y est exprimé, comme il se doit, par le déni.

L'art vraiment chrétien leur semble par essence minimaliste et ce minimum est déjà trop, s'il ne pouvait être que conceptuel, on approcherait encore davantage de la Vérité. Cette démarche permet de récupérer la grande majorité des œuvres proposées par les institutions évoquant, le vide, l'absence... Le discours qui accompagne nécessairement cet art explique au chrétien de base, qui vit intimement ces mystères à la messe et dans la liturgique, que ce néant représente la mort de Dieu en Jésus-Christ, sa Passion, son ensevelissement.

Quand Claude Viallat décore les vitraux du cœur de la cathédrale de Nevers avec ses " haricots ", il déclare sans ambiguïté que c'est pour lui la forme emblématique du néant, auquel il croit. Pour l'expliquer au pauvre paroissien désemparé, il suffira que le commentateur remplace le mot " néant " par " kénose " pour que tout rentre dans le nouvel ordre.

 

L'artiste victime sacrificielle à l'image du Christ

 

Puisque l'art est rupture, l'artiste est un transgresseur persécuté par la société . Ce n'est pas la médiocrité de son talent qui est la cause de son rejet, mais le conformisme social qui ne reconnaît pas son génie forcément hors de sa portée.

Le conceptualisme fait de l'artiste un personnage divin, comme Dieu, il crée grâce au verbe. Il n'a pas besoin du travail de ses mains, l'œuvre matérielle n'a pas d'importance, elle est éphémère. L'œuvre d'art, c'est d'abord lui. Il est entouré d'une aura sacrée. Sa conscience aiguë du néant, sa souffrance morale, le placent au dessus du commun des mortels. Cette conception n'est pas nouvelle, elle s'est développée tout au long de deux siècles et revêt aujourd'hui ses ultimes conséquences. Elle procède de l'idéologie du génie exprimée par Kant, de la prétention à la pureté de Schopenhauer, de l'idée de surhomme de Nietzsche, du pouvoir d'incarner l'Histoire de Hegel. L'artiste réunit en lui tous ces pouvoirs et ces fonctions. Il est une figure christique, une victime sacrificielle, il assume dans sa conscience et son art le malheur universel : la mort irrémédiable.

Les " nouveaux théologiens " n'auront aucun mal à relier ce discours au mystère chrétien du Corps mystique. Les chrétiens se savent reliés au Christ comme des membres à un corps, ils vivent de sa vie, ils participent à sa Passion. Ainsi les œuvres ayant une dimension sacrificielle trouvent un écho profond dans la sensibilité chrétienne. Dieu a créé l'homme à sa ressemblance, c'est le fondement de la théologie chrétienne. Mais dans l'art contemporain, on récupère la ressemblance et on évacue Dieu. Il est symptomatique d'observer, dans le discours des " exégètes " que la passion et la mort du Christ sont évoquées mais la résurrection et la parousie sont passées sous silence. On ne retient que les points communs entre ceux qui croient et ne croient pas. Tout ce qui dépasse, c'est-à-dire le surnaturel, est éludé. L'ouverture et le dialogue l'exigent ! Ainsi l'homme souffrant devient l'unique thème. Il n'y a pas de thèmes positifs.

Dans les images traditionnelles, lorsqu'on représente un mystère joyeux comme la Vierge à l'enfant, il y a toujours un détail qui évoque la Passion (une grappe de raisin, un chardonneret, etc.). De même, lorsqu'on évoque un mystère douloureux, un détail indique qu'il ne faut pas s'arrêter à la douleur (par exemple, Stabat mater, Marie est debout). Le fidèle est confronté à un mystère qui implique une dimension surnaturelle.

Le thème de la Rédemption par l'art, paradoxalement cher aux nihilistes et aux révolutionnaires du XXe siècle, sert de toile de fond. " Tout est possible " : l'homme est créateur et démiurge, il a le pouvoir de faire " autrement ", l'art est puissance révolutionnaire, il exprime un sacré qui n'a pas d'autre référent que l'homme.

 

Renversement et inversion

 

Il est un autre thème central de " l'art dit contemporain " : l'inversion et la transgression comme principe de la Création. Les nouveaux théologiens n'ont aucun mal à trouver des thèmes justificateurs dans les Écritures. Le Christ est un messie transgresseur, déroutant, qui a du mal à se faire comprendre par ses propres disciples. Dieu lui-même renverse l'ordre des choses et s'abaisse : Il va mettre en bas ce qui est en haut, Il va devenir homme, naître dans une crèche et mourir supplicié. Ces thèmes fascinent et légitiment ceux dont la vie et l'art se fondent sur la transgression. À l'image du Christ ils sont des provocateurs, des souffrants, des suppliciés, ils sont les victimes innocentes du conformisme social. Prêtres d'un nouveau sacré, ils célèbrent le malheur du monde.

L'hérésie des carpocratiens n'est jamais tout à fait absente de certains cercles de l'art contemporain qui s'intéressent de près au nouvel art sacré, elle transparaît en filigrane dans certaines œuvres hermétiques montrées dans des sanctuaires.

 

Corps social, corps mystique

 

Le langage mystique, souvent gommé par l'Église, trouve un réemploi très prisé dans les spéculations de " l'art dit contemporain ". Le thème du " corps absent " est un thème qui va de pair avec celui de la " mort de Dieu ".

Dans le sillage des artistes de Support/Surface, il existe une obsession de la pureté, du refus du sensible, de l'émotion, du " pathos " pour employer une expression qui leur est chère. Il en résulte que toute incarnation est évacuée, le corps humain est rejeté au profit d'un concept pur. Beaucoup d'œuvres ont été faites dans cet esprit, qu'on trouve par exemple dans la chapelle Saint-Symphorien de Saint-Germain-des-Prés ou l'oratoire de l'hôpital Brétonneau de Pierre Buraglio...

Les conceptuels ont l'ambition de faire du vide le corps mystique, de montrer le " corps absent ". Toute représentation, toute peinture est dès lors interdite et tous les moyens seront bons pour signaler le vide, corps invisible et anonyme, l'image du corps social, corps d'essence mystique auquel tout un chacun communie, une fois perdue toute individualité et identité. Le thème de la communion s'y rattache étroitement. L'artiste est un médiateur, il joue le rôle sacerdotal dans le nouveau sacré que distille " l'art dit contemporain " pour survivre. Il convoque le public à chaque " manifestation ", il " présente " un ready made aux fidèles. Dans l'art conceptuel on ne " représente " pas, comme faisaient jadis les peintres, on " présente ". Comme le prêtre présente le corps du Christ. Ce qui est présenté est invisible pour les yeux... Pour l'un, c'est le corps du Christ, pour l'autre, c'est le sens immatériel et subversif de son installation, c'est le concept. Un invisible se substitue à un autre.

Sur ce thème essentiel, il faut citer à nouveau l'exposition Les Formes de l'invisible, organisée par la Mairie de Paris avec le concours des services culturels de l'archevêché de Paris, au couvent des Cordeliers en 1997. Il y avait là rassemblées des œuvres déclinant tous les pièges et jeux conceptuels imaginables sur le " corps absent ". Ce fut un festival de chausses-trappes théologiques !

Les " nouveaux théologiens " vont adopter avec enthousiasme cet art pur, minimal et fondé sur le verbe afin de rejoindre l'universel, la communion la plus large. Ils feront passer ce contenu dans les notions d'Église, de corps mystique, d'œcuménisme et de catholicité qui résonnent fortement dans le cœur des chrétiens. Il n'est pas toujours facile de détecter dans leurs discours récupérateurs, cachée derrière le concept de corps mystique, l'idée totalitaire du " grand corps social ", chère aux utopies ou celle d'un " grand corps cosmique ", propre au New Age. C'est une néo-mystique qui essaye de récupérer la légitimité et l'énergie d'une autre mystique millénaire. C'est tout l'art du squat.

 

La polysémie des choses visuelles

L'art fin de siècle s'est beaucoup employé à revisiter et à détourner les thèmes traditionnels de la peinture et tout particulièrement des peintures à sujet religieux. C'est une des voies ouvertes par Marcel Duchamp : tout, même les idées et les choses les plus immatérielles sont susceptibles de détournement... L'usage du collage, de la citation, le réemploi de matériaux formels et symboliques, le détournement des lieux sacrés à d'autres fins, a véritablement fait exploser la symbolique chrétienne, lui donnant des significations empruntées à d'autres codes : psychanalytiques, politiques, sémantiques, etc. La nécessaire " polysémie de l'art " justifie tous les rapprochements, tous les jeux sémantiques, inversions et translations.

Les chrétiens ne peuvent qu'être impressionnés et séduits par le foisonnement du sens. En effet ils ont l'expérience de la profondeur des symboles. Mais si pour eux les symboles ont plusieurs sens possibles, c'est parce qu'ils signifient l'être à des niveaux différents. L'homme qui regarde peut percevoir un sens immédiat et matériel, un sens humain et psychologique, un sens spirituel, un sens mystique, un sens transcendant, cela dépend de lui. La dimension transcendante présente dans le symbole hiérarchise le réel. Tout au contraire, la " polysémie " dans la conception de l'art dit " contemporain ", met toutes les interprétations au même niveau et interdit le sens. Là encore les " exégètes " font croire, par un glissement du sens, que le symbole se lit de façon horizontale et que tous les sens sont possibles. Ainsi toute efficacité de la liturgie et de l'art sacré est détruite.

 

Le travail aliénant et le concept libérateur

 

Un aspect fondamental de cet art contemporain est le refus du travail de la main, et le mépris du métier. Duchamp a servi d'alibi à cette étrange idée de l'art qui se passe non seulement du beau travail mais du travail tout court. En fait il cache une conception marxiste où le travail est une aliénation et n'a pas de connotation positive. De même l'art n'est qu'un objet de domination sociale et d'oppression.

La pensée chrétienne sur l'art lie le travail de la matière et sa transformation à la ressemblance essentielle de l'homme avec Dieu, à sa nécessaire participation à la Création, et cela malgré le péché originel. L'artiste a le pouvoir et la liberté, par son travail, de transformer la matière dans le sens d'une transfiguration, il peut anticiper le corps glorieux. Il est libre de choisir cette voie dans la création ou de la refuser. La valeur positive du travail, la quête de la beauté contribuent à vaincre le mal. Il n'est pas écrasé par la fatalité.

Pour l'art dit " contemporain ", le mot " travail " rappelle le régime de Vichy, celui de " beauté ", l'esthétisme d'Hitler, et les peintres, sculpteurs, graveurs attachés au beau travail deviennent de ce fait des incarnations du mal et de dangereux extrémistes... En revanche, le " mal " est le fait essentiel et incontournable qu'il faut exprimer et dénoncer. Le seul sujet de l'art. Adorno, référence majeure des milieux officiels, écrivait que " l'art n'est plus possible après Auschwitz ".

De " nouveaux théologiens " entérinent cet interdit. La " modernité " l'exige ! Ils donnent par contre une dimension chrétienne à cet art conceptuel pauvre, critique, et fondé essentiellement sur le verbe. Quand un Pierre Buraglio parle de " tordre le cou au pathos, à la sentimentalité, aux fioritures, à l'inutile " et conçoit entièrement le décor liturgique de plusieurs chapelles avec une indigence ostentatoire, ils voient dans son œuvre un sommet de l'art chrétien, une noblesse cistercienne ! Confondre le conceptualisme exsangue de Buraglio avec l'art de Cîteaux, est un tour de passe-passe qui ne résiste pas au moindre regard. Si l'art chrétien a toujours oscillé entre les pôles de l'exubérance flamboyante et du dépouillement, la " pureté " conceptuelle de Buraglio s'apparente plus à un meurtre symbolique, à une affirmation du néant qu'à un retour à l'essentiel.

Cet art sans les mains, est un art anonyme, désincarné, universel donc " œcuménique ", " catholique ", diraient certains ! Ces idées circulaient beaucoup au moment de la construction de la cathédrale d'Évry et ont donné lieu à quelques mémorables écrits théoriques.

Cette idéologie de l'aliénation par le travail de la main et de la libération par le concept, cache un totalitarisme subtil et absolu. La trace laissée par la main est l'irréductible marque d'une personne humaine considérée comme un être unique. Vouloir l'effacer c'est nier que la personne a plus de valeur que toutes les entités collectives et abstraites. Lorsqu'on cherche à authentifier une œuvre, l'expert se prononce sur ce fait inimitable qu'est la trace de la " main ", la " patte ", la " touche " de l'artiste.

Ceux qui cherchent à évangéliser la " culture ", les " institutions ", la " société ", qui font la " pastorale des artistes ", n'ont pas vu que cet effacement de la personne voulue par le conceptualisme cache une pensée totalitaire. Ces pasteurs semblent devenus eux mêmes des artistes conceptuels, ils confondent convertir et subvertir, ils s'épuisent à christianiser les concepts d'art et de modernité et oublient la modeste constitution des êtres : un corps, cinq sens, des mains, un cœur, des émotions, une intelligence et une soif de vérité et d 'amour.

 

L'Église au secours de la dernière idéologie totalitaire du XXe siècle ?

 

La " nouvelle théologie de l'art " n'est pas une pensée, c'est selon les cas : une bonne intention d'ouverture et de dialogue, une " créativité " spirituelle, un penchant hérétique, une subtile manipulation. Tous les cas de figure existent !

La collection des textes est une curiosité. On y trouve des raisonnements d'une grande cohérence logique mais où la confusion réside dans les mots à double sens et le fait que la dimension positive du mystère chrétien est éludée au profit d'une vision exclusivement en creux. Mais il y a aussi beaucoup de textes où l'on saute, d'une ligne à l'autre, de l'orthodoxie parfaite à la plus pure fantaisie et où l'on se trouve confronté à une sorte de pensée concassée et en miettes. Il en résulte une confusion telle qu'il est devenu impossible de penser la situation de l'art sacré aujourd'hui. Le sujet est de plus entouré de tabous car la moindre critique pourrait vous faire passer pour un esprit extrémiste, opposé à la modernité. Ni les artistes, ni le clergé, ni tous ceux qui tournent autour de cette question ne comprennent ce qui se passe et ne souhaitent comprendre.

Le pape, en créant il y a vingt ans le conseil pontifical pour la Culture avait recommandé " un dialogue ouvert avec toutes les personnes de bonne volonté, diverses par leur appartenance et leurs traditions, marquées par leur religion ou leur incroyance, mais toutes unies par la même humanité et appelées à partager la vie du Christ, le Rédempteur de l'homme ". Le problème rencontré dans le dialogue avec l'art dit " contemporain " c'est que l'Église ne s'est pas trouvée confrontée à la culture mais à une contre-culture .

C'est pour cette raison que le processus d'inculturation, que l'Église a toujours défendu depuis saint Paul, ne fonctionne pas dans ce cas particulier. " Être juif parmi les juifs, romain parmi les romains ", suppose qu'il y ait un héritage, une culture et non un système fondé sur la rupture permanente et l'interdit des valeurs positives comme l'harmonie, la beauté et la recherche de la vérité. Jean Paul II soulignait avec raison, que " c'était à partir du moment où la philosophie était passée au Christ que l'Évangile avait pu véritablement se répandre dans toutes les nations ".

L'Église d'aujourd'hui croit dialoguer avec une philosophie moderne de l'art, et se trouve en réalité confrontée à une mystique du néant et du doute : un relativisme absolu. Cette néo-mystique exige avant tout un acte de foi et non un questionnement philosophique. Cela est corroboré par le fait que la pratique de cet art officiel est emprunte de tabous et d'interdits, comme la recherche du beau et de l'harmonie par exemple. Paradoxalement ce relativisme est entouré d'une aura sacrée qui provoque l'effroi et interdit plus qu'il ne permet, parce qu'il prohibe les démarches positives.

" Saint opportunisme " ou confusion ? Ce clergé n'est-il pas en train de prêter main forte, sur le tard, au dernier avatar de l'idéologie totalitaire du XXe siècle ? Totalitarisme caché à ses yeux sous les apparences du Bien... Il est certes difficile d'imaginer que l'art officiel d'une démocratie puisse être d'essence totalitaire ! Mais n'est-ce pas l'illusion d'optique qui fait les " collabos " ? Les utopies politiques et économiques ont sombré dans un cataclysme de massacres et de famines, mais l'essence révolutionnaire du bolchevisme a survécu sous le masque de Marcel Duchamp. Celui-ci n'y est pour rien, il serait effaré de voir ses jeux fascinants et subtils, ses logiques fatales servir de machine de guerre à une pensée totalitaire. Marcel Duchamp a été détourné ! Il y a des clercs pour lui emboîter le pas.

L'utopie bolchevique, blessée à mort, survit dans les institutions culturelles, envahit les sanctuaires, devient objet de culte et de foi, règne enfin sur les âmes à leur insu ! Ainsi poursuivant ses métamorphoses, le totalitarisme a rejoint l'invisible, l'espace abandonné par Dieu. Le vide sidéral. Son invisibilité lui permettra d'éliminer l'adversaire grâce à la puissance du concept sans souci de ce qui est réel.

Ainsi celui qui ne partage pas cette nouvelle théologie est exclu de l'Histoire. L'artiste non-conceptuel devient " a-contemporain ", fantomatique, " hors-l'Histoire ", comme on était jadis hors la loi, ennemi de classe, hérétique... Mais maintenant, nul besoin ici d'allumer des bûchers ou de construire des camps. C'est plus absolu, c'est indétectable. Tôt ou tard l'histoire de la marginalisation en Occident des philosophes, historiens, artistes, écrivains pour insoumission à la mystique totalitaire, se fera comme elle se fait déjà pour ceux qui l'ont vécue tragiquement au-delà du rideau de fer. Œuvres et témoignages sont une réalité. Les faits résistent !

Hanna Arendt qui s'est efforcée toute sa vie de comprendre l'essence du totalitarisme a rencontré beaucoup d'hostilité de la part du milieu intellectuel dominant, peut-être en raison des ferments totalitaires de leur propre idéologie. Elle pensait que le terreau du totalitarisme était la pensée nihiliste, le refus des racines et traditions, l'isolement des êtres et " la logique, le raisonnement pur sans égard pour les faits ". Hanna Arendt est morte en 1980. Mais sa volonté de comprendre le totalitarisme en allant au-delà des explications historiques, sociologiques et économiques, seules autorisées, nous est bien utile aujourd'hui pour reconnaître, au sein même de nos sociétés libérales, un totalitarisme caché sous les apparences du relativisme et de la permissivité. Le relativisme absolu prend la suite du nihilisme et de l'idéologie de la révolution permanente, il est un totalitarisme caché qui fait exploser la pensée, interdit le sens et rend l'art impossible.

 

A. DE K.

 

 

 

AVERTISSEMENT : Alors que nous mettons sous presse, vient de paraître un ouvrage qui fera référence, exposé du fonds idéologique décrit dans cet article : Gilbert Brownstone, Mgr Albert Rouet, L'Église et l'Art d'avant-garde (Albin Michel). Nous analyserons en détail cet essai dans le prochain numéro de Liberté politique. On y découvre un point de vue radical du nouveau totalitarisme esthético-théologique qui prétend faire autorité dans nos sanctuaires. Promu par l'association Arts-Cultures-Foi, le livre présente des artistes en " dialogue ", comme Gilbert-et-George : " L'art en général dit le bien, le bon, le moralement correct. Nous, nous croyons à l'ensemble du cycle : la fleur et la merde. Car tout cela change sans arrêt, la morale d'aujourd'hui n'est pas celle de demain, la sexualité, les attitudes religieuses sont en révolution permanente. " Pour les lecteurs pressés et au cœur bien accroché, un avant-goût du dialogue recommandé se trouve sur le site de l'association http://arts-cultures.cef.fr.

 

Groupe d'artistes français entre 1970 et 1972, date de la scission : André-Pierre Arnel, Vincent Bioulés, Pierre Buraglio, Louis Cane, Marc Devad, Daniel Dezeuze, Noël Dolla, Christian Jaccard, Jean-Michel Meurice, Bernard Pages, Jean Michel Pincemin, François Rouan, Patrick Saytour, André Valensi, Claude Viallat.

 

Le manifeste de Support/Surface : " L'objet de la peinture, c'est la peinture elle-même et les tableaux exposés ne se rapportent qu'à eux-mêmes. Ils ne font pas appel à un ailleurs. Ils n'offrent point d'échappatoire, car la surface, par la rupture de formes et de couleurs qui y sont opérées, interdit les projections mentales ou les divagations oniriques du spectateur. La peinture est un fait en soi et c'est sur son terrain que l'ont doit poser les problèmes. Il ne s'agit ni d'un retour aux sources, ni de la recherche d'une pureté originelle, mais de la simple mise à nu des éléments picturaux qui constituent le fait pictural. D'où la neutralité des œuvres présentées, leur absence de lyrisme et de profondeur expressive. "

 

C'est dans ce vivier d'artistes que la commande publique va puiser pour longtemps ses œuvres d'art sacré.

 

 

Comprenne qui pourra

Claude Viallat (Support/Surface, cathédrale de Nevers), par un admirateur

 

Persistance vive, résistance obsessionnelle du " même " manipulant son énigme dans le déploiement généreux de la jouvence des différences, l'" éternel retour " est ici délivrance des fécondités inédites des sources ; la source se donne " répliques " vivantes, elle forge et accomplit, au fil de ses bondissements, les figures de son identité, et " l'acte est vierge, même répété " (R. Char). Ainsi va le parcours artistique de Claude Viallat tressant, depuis plus de trente ans, le même et l'autre, transcendant les antithèses naïves du " créer " et du " répéter ", au bénéfice du devenir " spiralé " de son œuvre. Cette spirale concerne, certes, la production picturale, ses étagements d'écarts et de réitérations, mais aussi cette fidélité de l'artiste à rejouer la scène d'une double production, celle des peintures, des toiles, et celle, la ponctuant, des " objets ", ainsi nommés afin de les distinguer de ce qu'est la peinture et de ce que seraient des sculptures.

Les toiles et objets de Claude Viallat emportent le spectateur actif dans une expérience complexe qui les révèle désenclavés d'un statut de formalisme décoratif, d'artifice d'un art vide d'enjeux, et, dans le même temps, qui les reconnaît hors-jeu de quelque art " littéraire " de l'image symbolique et des variétés plus ou moins romantiques d'un pathos du sujet. La répétition de la forme neutre et née du hasard (fût-ce à partir du dessin initial d'une palette), oblongue, ovoïde, un peu rectangulaire et inclinée, annule évidemment bien vite toute pertinence et fécondité d'un recyclage de cette marque en image qui fructifierait depuis ses ultimes connotations (haricot, fève, éponge, palette, osselet, dos nu de femme) ; en outre, ni géométrique ni organique, la forme est immunisée contre les tentations et potentialités de symbolisme, de mystique ou de surréalisme fréquemment impliquées par ces caractères de la " pureté " géométrique et de l'organicité du " vivant ". L'objet... équivaut à ce qu'il est matériellement, la toile... est littéralement une surface peinte ; ils ne sont que " l'image d'un travail ", et la couleur relève " d'un fonctionnement absolument asymbolique ". Ils demeurent indépendants de toute figure, et radicalement n'illustrent ni ne signifient rien. Leurs titres les rapportent à leurs constituants plastiques et modalités de fabrication. Dans les titres des objets, note l'artiste, " je lime tout ce qui ramène des possibilités de sens "... Pour autant ces mêmes œuvres ne cessent de nous tenir en éveil, de nous faire flirter périlleusement avec d'incertains éclats d'une poétique, de nous titiller avec des pompons, décalés, du " comme ", de nous donner à penser en tout cas en nous donnant à voir, mais elles le font en nous requérant en rupture des régimes de l'image, des facilités de la figure et des intempérances du symbolisme. Elles nous donnent à penser selon de multiples lignes de questions, nous l'avons vu, relatives à l'origine, au primitif, à l'archaïque, à la définition même de l'art et de ses opérations, etc. Les signifiants plastiques, si privilégiés et qui nous valent une si intense expérience des actes de l'art, de la matérialité, de la sensualité et de l'austérité de la couleur, ne sont pas veufs de signifiés, mais ils nous exigent, à partir des propositions qu'ils comportent et nous adressent, interrogateurs et constructeurs de leurs enjeux renouvelés. Ruses, déplacements, discrétion, corrida et jeux sérieux du sens, où sont maintenues agissantes les puissances de l'énigme, aux antipodes tant des fonctions " messagères " lourdes vite asservissantes de l'art, que de l'insignifiance et de la vacuité d'un ornementalisme formel inhabité qui ne nous " regarderait " plus...

BRUNO DUBORGEL, pour la Galerie Confluences, IUFM de Lyon