Aux miroirs de Jonas
Article rédigé par , le 28 août 2020 Aux miroirs de Jonas

Différence et répétition ou le retour du père prodigue. Ça commence comme un roman de plage : les pins de Landes écrasés de soleil, les dunes girondines, les bains de nuit...Mais, vite, le style surprend, on ne savait pas Marc Lévy lecteur de Mauriac ou Julien Gracq ; et bientôt, c'est le ton lui-même qui nous fait comprendre qu'on a entre les mains une sorte de roman théologique, plus intempestif que festif.

          Jonas a quarante-cinq ans mais en paraît dix de plus. L'été, il quitte Bordeaux, où il enseigne la philosophie, pour une palombière avec sa cabane perchée en haut d'un pin, tel un stylite sur sa colonne. Mais, plus que le monde et ses vanités, c'est son passé qu'il fuit dans la solitude. Il a quitté brutalement sa femme quinze plus tôt pour suivre Jade dans une liaison sans lendemain. Entre Metz, où vit toujours Maëlys, et sa palombière des Landes, la diagonale du vide. Accablé par la touffeur de l'été girondin, il somnole dans une torpeur immobile d'où s'échappe parfois quelques méditations qu'il griffonne sur un cahier d'écolier. Les extraits de son journal dévoilent une intériorité qui s'introspecte et se perd. Cette « âme bavarde » se mire comme deux glaces face à face dont les reflets se rapetissent à l'infini. Sa réflexion est stérile et seule la sensualité lui donne l'illusion d'échapper pour un temps à la solitude.

            L'illusion se nommera Fanny, une blonde sportive bien dans son corps et son époque. Il vit sa rencontre avec Fanny comme une Visitation qui viendrait donner sens à son attente et habiter sa solitude. Jouet de son désir, comme les deux corps que les rouleaux de l'océan portent l'un vers l'autre, il ne comprend pas que les mêmes causes produiront les mêmes effets et qu'il perdra son temps avec une fille qui n'est pas de son genre. Comme le prophète du même nom, Jonas refuse la mission qui lui est confiée, non qu'il craigne, comme le premier, de passer pour un faux prophète, mais parce qu'il n'a jamais rencontré sa femme, « jamais vraiment su plonger dans les abîmes insondables qu'habillait cette chair toute proche qu'il pensait connaître » (p. 39).

            Jonas fuit la relation et reste à la surface des êtres. Il se condamne à la répétition. L'écriture de son journal, miroir de son âme, n'est qu'une mise en abîme d'un moi sans profondeur : « on voudrait se dire pour s'accroître, on ne fait que répéter son néant » (p. 50). Mais tout commence à basculer pour lui quand, fatigué de lui-même, il reçoit la visite imprévue de son vieil ami Théophane. L'ancien condisciple n'est pas venu évoqué les lointains souvenirs de leurs études à la Sorbonne, devenu prêtre orthodoxe, c'est du Dieu-Trinité qu'il l'entretient, ou plutôt, par ses paroles, c'est la Trinité elle-même qui se manifeste à Jonas. L'extrait de son Journal restitue cette exhortation exaltée du prêtre : « Le Père est Amour qui se donne dans le Fils qui par Amour se reçoit du Père en se donnant en retour, et l'Esprit est cet Amour, cette réciprocité...Dans l'Esprit, la répétition du Même se fait autre : intensification, affermissement, jaillissement » (p. 52). Mais Jonas, la colombe en Hébreux, ne comprend pas que c'est l'Esprit seul qui peut rendre féconde la réflexion sur soi, en faire autre chose qu'un jeu de miroirs à l'infini. « ''L'Esprit Saint, c'est le retour sur soi qui engendre une différence. Tu comprend, Jonas ? L'Esprit, c'est la non répétition.'' Il me regardait bizarrement. Il insistait. Comme s'il avait fallu comprendre quelque chose derrière ces mots, quelque chose que je ne comprenais pas » (p. 53). Jonas mesure la distance qui le sépare maintenant de son vieux camarade.

            La deuxième partie du roman, en revenant à la jeunesse parisienne des deux amis, rompt le récit du drame intérieur qui se noue en Jonas. Cet intermède offre au lecteur une sorte de détente pittoresque où défilent un vieil homme qui parle à des fantômes, une plasticienne snobe exposant des serviettes hygiéniques usagées et, surtout, un ancien violoniste du Bolchoï en exil. S'en suit une petite intrigue russe dont les protagonistes Oleg, le violoniste, Valeria sa fiancée, Anatole et sa sœur Dasha donnent à l'auteur l'occasion de révéler des talents de nouvelliste, sans toutefois éviter quelques clichés sur l'âme slave. Mais on y comprend pourquoi le jeune Théophane a laissé la philosophie Deleuze pour embrasser, en même temps que la fille d'Oleg, la théologie de saint Basile.

            Dans la troisième partie du roman, le lecteur retrouve la vie présente de Jonas empêtrée dans cette histoire improbable avec Fanny. Sa conscience lui fait mesurer l'écart entre la béance de son attente intérieure et l'ardeur de leurs étreintes charnelles. La chair est triste quand le langage des corps est mensonger. « Aurait-il cru cet été, qu'elle serait encore dans sa vie deux mois après ? Vers quoi va-t-on ? Lui faire confiance. Il est content et furieux, s'agite, se retourne nerveusement dans son lit excité par ce corps qui va venir, énervé par cette vie qui s'échappe » (p. 101). L'hiver passe dans ce mélange d'exaltation et de colère. Une nuit, sentant l'impasse, son introspection accouche enfin d'une idée libératrice. Il se décide à lui écrire : « vouloir te garder ne m'aide pas à te rencontrer. (...) Alors, c'est décidé. Je renonce à vouloir te posséder. Je renonce à ton corps sublime pour trouver plus sereinement ton cœur » (p. 103).

            Ce renoncement est son premier acte libre depuis qu'il a quitté Maëlys, plus précisément, depuis l'épisode du cake à l'orange qu'elle lui avait fait pour son pot d'adieu à l'école. Devant l'offrande merveilleusement parfumée, il avait hésité un moment ; l'agréer, c'était « tout arrêter » pour demeurer avec sa femme, la refuser, une méchanceté de plus. Impuissant à trancher cette alternative, il avait gardé le cake au fond de son sac avant de le jeter lâchement dans la première poubelle croisée. L'image du gâteau à l'orange, véritable sacrement de l'amour de son épouse, au milieu des ordures le hantera comme le souvenir d'une profanation. Incapable de répondre au don de Maëlys, il mettra quinze ans à comprendre qu'il avait, ce jour là, pris congé de sa liberté. Ce renoncement à posséder Fanny, qu'il n'aime pas et qu'il ne peut pas aimer puisqu'il est mystérieusement lié à Maëlys, lui rouvre, d'abord en songe, le chemin de son intériorité, de l'hôte secret de son âme. Au milieu d'une épaisse forêt, une clairière, sous un ciel étoilé, « trois personnes dansent autour d'un brasier, parfaitement heureuses. Dans la ronde féerique, chacun n'est qu'un regard pour les autres » (p. 103).

            Mais, l'été revenu, encore sur la défensive et pris dans les filets de l'amour propre, il ne peut se résoudre à entendre l'ultime sermon du père Théophane : « reviens à la vie, retrouve les tiens ». Convoqué par la gendarmerie comme témoin d'un meurtre, il mesure pendant l'interrogatoire, au ton froid et détaché du fonctionnaire de police judiciaire, la banalité et la lâcheté d'une vie qu'il croyait supérieure et singulière. « Sonné, il se retrouve dans la rue, errant, perdu » (p. 116). Il lui faut encore recueillir en son cœur fatigué les images de sa vie passée pour se décider à partir et aller vers son fils Alexis à Paris. Dans la parabole, l'espérance d'une simple place de serviteur suffit au fils prodigue pour se décider à revenir vers son père, dans le roman de Labrousse, Jonas, père parce qu'époux, espère pouvoir renouer avec son fils avant d'oser revenir vers sa femme.

            Pierre Labrousse nous livre ici un drame d'une grande densité morale et religieuse mais en évitant les travers du roman à thèse. L'auteur n'use pas des vérités théologiques et anthropologiques pour se jouer, en surplomb, de la liberté de ses personnages. Ces vérités rayonnent des paroles de Théophane et du cœur de la silencieuse Maëlys, pour infuser l'âme, la mémoire et la réflexion de Jonas. L'auteur nous fait entrer dans les errances et les combats d'une liberté chrétienne à la dérive qui se perd et, travaillée par la grâce, se reprend. Le personnage de Jonas agace d'abord par son oisiveté narcissique mais sa vulnérabilité d'individu se redécouvrant père et époux touche bientôt le lecteur. Labrousse, après un essai philosophique remarqué[1], signe là un premier roman plein de promesses.

Michel Collin

Professeur de philosophie en khâgne à l'Institution des Chartreux (Lyon)

[1]La sagesse du désir – Essai sur le concept d'écart et la question du mal, DMM, 2015

https://www.livresenfamille.fr/romans-essais-pamphlets/19772-pierre-labrousse-aux-miroirs-de-jonas-roman.html?aff=MToy L'Harmattan 2019 157 17,00 Non 17,00 €