La place de l’animal dans la Création : l’« antispécisme » en question
Article rédigé par Le Rouge et le Noir, le 01 janvier 2019 La place de l’animal dans la Création : l’« antispécisme » en question

La place que nous donnons aux animaux dans nos sociétés dépend directement de la vision que nous avons de nous-mêmes en tant qu’hommes, ainsi que de notre rôle dans la Création. Pour cette raison, notre réflexion se divisera en deux temps : nous aurons d’abord à cœur de réfuter l’idéologie « antispéciste » sur son propre terrain, sans référence religieuse, avant de proposer une réponse qui soit à la fois philosophique et authentiquement chrétienne.

Avant toute chose, une précision nous paraît nécessaire : personne ne nie plus que l’élevage intensif, c’est-à-dire la plupart des élevages industriels qui se sont développés depuis les Trente glorieuses, et qui concernent principalement les volailles, les porcs et les bovins, soient un désastre sur plusieurs plans. La mécanisation et l’automatisation à outrance ont détruit le lien entre animal et éleveur. Pour des raisons de rentabilité, le traitement de l’animal, ainsi que son mode d’abattage, sont souvent indignes. Sur le plan écologique, ce type d’élevage engendre des déforestations, une forte émission de gaz à effet de serre, la pollution de l’eau et des nappes phréatiques, et une consommation d’eau excessive. Cependant, l’on peut militer pour la dignité de ces animaux, défendre une vision plus respectueuse (et plus traditionnelle) de l’élevage, sans pour autant prôner l’idéologie nouvelle de « l’antispécisme », que nous allons nous attacher à réfuter. Autre précision préalable : nous distinguons clairement l’antispécisme du végétarisme ou du véganisme, qui sont des choix personnels de vie et dont les régimes alimentaires peuvent être profitables. Certains modes d’alimentation religieux, issus notamment de la discipline monastique, s’en rapprochent beaucoup, et il est demandé à tout chrétien de s’abstenir de viande au moment du Carême et autres jours de jeûne [1]. Mais défendre, comme un corollaire, l’antispécisme comme la solution unique à la maltraitance des animaux est aussi faux qu’excessif.

Les paradoxes (et les erreurs) de l’antispécisme

Qu’est-ce que le spécisme ?

Par analogie avec le racisme, le sexisme, et tous les « -ismes » discriminatoires, le spécisme (du latin species, « espèce ») est la pensée selon laquelle la vie, les intérêts ou la souffrance des animaux comptent moins que ceux des hommes simplement parce qu’ils sont d’une autre espèce. C’est une discrimination arbitraire liée, non pas à l’ethnie, la religion ou le sexe, mais à l’espèce. Le « spécisme » est une notion forgée par l’Anglais Richard Ryder en 1970, popularisée par le philosophe australien Peter Singer dans son livre La Libération animale (1975), mais qui n’a connu une large diffusion qu’à partir des années 2010. Comme l’antiracisme entend lutter contre la haine des hommes entre eux en raison de la couleur de peau ou de l’appartenance ethnique, l’antispécisme veut lutter contre la différence posée comme évidente entre les hommes et les autres animaux et, corollaire, arrêter l’exploitation de la souffrance animale au profit des hommes (pour leur consommation notamment). À une époque d’inflation des droits et de dénonciation systématique des inégalités, l’antispécisme veut porter le combat de la justice sociale jusqu’au bout de sa logique : abolition des différences de « race », de sexe, puis d’espèce. Il faudrait ainsi faire reconnaître les intérêts, besoins et aspirations de chaque espèce, et cesser de considérer les animaux comme des « êtres sensibles » relevant du régime des biens, selon ce que prévoit le Code civil.

L’homme : seul animal moral, seule espèce antispéciste

L’écosystème animal est régi par la loi du plus fort (prédateur / proie), et seuls les animaux domestiques et fermiers peuvent survivre sans défense, « protégés » qu’ils sont par l’homme qui les élève. S’ils ne sont plus élevés par les hommes, ils retournent à l’état sauvage et, rentrant à nouveau dans ce système de loi du plus fort, ils sont, pour la plupart, condamnés à une disparition rapide. Là réside tout le paradoxe antispéciste : l’homme est la seule espèce capable de fonder une morale. Les autres animaux ne pensent pas en termes de bien ou de mal, parce que l’idée même de libre-arbitre leur est étrangère [2]. La question du comportement éthique ne se pose que pour les hommes [3]. Un animal prédateur ne prend jamais en pitié la proie qu’il dévore (y compris lorsqu’il s’agit d’un homme), et ne se demande pas davantage si sa chasse est une action bonne ou mauvaise : elle relève de l’instinct le plus naturel, comme la proie fuit instinctivement devant le danger qui la guette. Il n’y a que l’homme pour raisonner et s’interroger sur le bien-fondé moral de son action. Dès lors, il faut se rendre à l’évidence : l’idée d’antispécisme est spécifiquement humaine et, en conséquence, profondément anthropo-centrée. Tous les autres animaux, sans exception, se pensent comme espèces et sont donc spécistes par nature [4]. Une espèce ne se mange pas entre elle et ne se reproduit qu’entre elle (c’est d’ailleurs le cœur de la définition d’espèce), preuve assez évidente d’une conscience universellement répandue de l’espèce, mais que les antispécistes refusent pour eux-mêmes [5].

L’antispécisme est donc en réalité le comble du spécisme. L’homme projette sur les animaux ses propres représentations, et anthropomorphise le règne animal. Les animaux ne sont, par définition, pas dans le même système de droits et de devoirs définis par les sociétés humaines pour la pérennité de leur espèce : il sera toujours interdit juridiquement pour un homme d’en tuer un autre, quand un animal aura toujours le droit d’en manger un autre. En refusant la différence de droit et de nature entre animaux et humains, l’antispécisme refuse aux animaux leur spécificité et même leur mystère. Né et répandu dans des milieux citadins, fort éloignés des campagnes et de la réalité de la nature, l’antispécisme veut imposer aux animaux une vision du monde qui ne peut pas être la leur.

Absurdités et hypocrisie

En plus de l’évidence que nous venons de rappeler, l’antispécisme comporte une quantité de vices logiques qu’il est impossible d’éluder. Le premier est celui-ci : si l’homme est un animal comme un autre, alors il participe à sa mesure à la vie animale, dans laquelle les espèces se rencontrent et se confrontent. Si chaque espèce animale doit vivre naturellement, sans intervention de l’homme, alors l’homme lui-même, animal parmi les autres, doit être libre de toute entrave. À ce titre, la domination de l’homme sur les autres animaux est naturelle, et les animaux sont naturellement dominés par les hommes. Comme un prédateur dans sa savane, il domine les autres animaux. Mais les antispécistes prétendent pourtant les sauver : cette simple prétention est contradictoire parce qu’elle affirme que les espèces sont inégales. Les antispécistes avouent que les hommes ont un pouvoir et une capacité morale supérieurs aux autres espèces puisqu’ils s’estiment capables de les sauver des hommes.

Autre absurdité logique : l’antispécisme, par définition, s’oppose à toute distinction entre les espèces. À ce titre, ils devraient traiter avec la même déférence les hommes et les moustiques, les chevaux et les poux, les chiens et les rats, les vaches et les sangsues. Or, chacun sait qu’il n’en est rien – comme chacun sait qu’un antispéciste, aussi convaincu soit-il, n’hésitera pas à dératiser sa maison ou se protéger des moustiques dans un milieu tropical. C’est aussi oublier que le moustique (qui est un animal) tue bien plus d’hommes chaque année que ne le feront jamais les hommes entre eux (plus de 2 000 000 de morts par an, par la transmission de la malaria, du paludisme, de la fièvre jaune…) – sans compter les dizaines de milliers de morts causés par le serpent, les chiens (par la rage), la mouche tsé-tsé, le scarabée, etc. L’antispécisme devrait en outre étendre son combat à l’ensemble des végétaux, qui forment également des espèces. Les antispécistes estiment que les légumes ou les arbres, par exemples, ne sont pas des êtres sensibles, donc ne sauraient bénéficier de cette même abolition des distinctions des natures. Pourtant, rien ne dit que les végétaux ne sentent pas, et s’ils semblent davantage passifs que les animaux, ils ont aussi des comportements spécifiques, des réactions propres, même des stratégies et des formes de communication. Eux aussi subissent l’agriculture intensive et des formes d’exploitation des sols particulièrement brutales de la part des hommes.

Un militantisme circonstancié et un décentrement nécessaire

L’antispécisme, comme beaucoup des nouveaux militantismes du XXIe siècle, est d’abord une idéologie citadine, occidentale, et donc très circonstanciée. Elle ne concerne, dans sa grande majorité, que des populations urbaines ayant un contact très ténu avec les animaux, sinon dans un cadre purement domestique. D’autre part, les mouvements de « libération » ou de « solidarité » animale n’existent que dans les pays occidentaux parmi les plus « développés » : on n’en trouve point dans les pays de l’Est, dans le monde arabe, africain, asiatique – bref, dans le reste du monde. Pour une raison simple : se poser la question de la libération animale ne peut concerner qu’une population déjà affranchie des soucis matériels les plus urgents, et qui a le luxe de se préoccuper du sort des autres espèces quand la sienne est confrontée quotidiennement à la misère et la violence. La plupart des associations et partis antispécistes, au premier desquels l’Animal Liberation Front, se situent dans des pays occidentaux (Europe, Amérique du Nord, Australie, et Amérique du Sud pour quelques-uns d’entre eux) [6]. Né dans un cénacle universitaire, le « Groupe d’Oxford », l’antispécisme est condamné à connaître le même destin que la théorie du genre, et toutes les autres idéologies anglo-saxonnes : rester le souci d’une bande de privilégiés occidentaux. Malheureusement, cette bande est particulièrement bruyante : l’antispécisme resterait la lubie silencieuse de quelques utopistes s’il n’avait pas convaincu certains jeunes de passer à l’action violente. Aussi a-t-on vu récemment sévir plusieurs campagnes de vandalisme dirigées contre des boucheries dans toute la France [7], inspirées de l’activisme antispéciste anglo-saxon : jets de faux sang, graffitis, caillassages, etc. La confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs (CFBCT), dénombre environ une cinquantaine d’attaques similaires en 2018 [8]. Rappelons que la boucherie est l’un des plus vieux métiers du monde et que la corporation des bouchers, au Moyen Âge, était parmi les plus puissantes et a obtenu des statuts dès le XIIIe siècle.

L’antispécisme dénonce donc ce qui a été tenu pour évident dans toutes les sociétés historiques : la hiérarchisation des êtres vivants en espèces inégales. Mais hiérarchisation ne signifie pas nécessairement exploitation. L’antispécisme conçu comme le refus de la domination anthropocentrique refuse en réalité un mode de production agricole et industrielle moderne dont la dénonciation ne nécessite pas de croire que l’homme serait l’égal du moustique. En cela, les antispécistes devraient regarder vers d’autres époques, antérieures à la révolution industrielle, et plus largement antérieures à l’époque moderne : à ces époques, l’éleveur souffrait autant que son bétail, dépendant qu’il était des saisons, du climat, des outils, de sa force, en un temps où les épidémies et les disettes étaient encore fréquentes. Il s’agissait d’une économie de la survie, et l’homme était aussi vulnérable que l’animal, et ne l’exploitait pas de manière aussi systématique qu’aujourd’hui. Ce qui a ruiné le vivant, ce n’est pas le « spécisme », c’est un régime économique capitaliste, libéral et de marché, qui a pensé le monde comme un réservoir épuisable par la technique [9], et les animaux comme des machines, une pure étendue de matière, dont on pouvait se rendre « maîtres et possesseurs » [10]. Au Moyen Âge, il n’y avait aucune ambiguïté sur la position d’infériorité de l’animal par rapport aux hommes. Mais la société médiévale étant, dans sa quasi-totalité, rurale, la place de l’animal, dans une société où les défrichements du XIe siècle ont à peine entamé les forêts d’Europe, est prépondérante. Les animaux sont partout : dans les foyers, les fermes, les forêts, les villes, les représentations artistiques. Ils ornent les chapiteaux et colonnes romans, les Livres d’Heures, et les enluminures. Ils sont des symboles à part entière, comme dans le Tétramorphe, régulièrement représenté par l’art médiéval, où l’homme, le lion, le taureau et l’aigle représentent les quatre Évangélistes. Ils ont servi d’allégories, représentant tour à tour le Bien et le Mal, les vertus et les vices dans les contes, les fabliaux, les légendes – des figures qui nous sont restées jusqu’à aujourd’hui, à travers des œuvres aussi célèbres que le Roman de Renart ou le Roman de Fauvel.

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01/01/2019 11:00