La guerre juste (III/V). Rationnels ou irrationnels, les motifs de la guerre
Article rédigé par Henri Hude, le 21 octobre 2015 La guerre juste (III/V). Rationnels ou irrationnels, les motifs de la guerre

En théorie, la guerre naît de l’affrontement de deux volontés politiques en désaccord sur des intérêts culturels, économiques ou politiques, jugés vitaux. Dans la pratique, elle éclate souvent pour d’autres raisons moins « rationnelles ».

Dans un affrontement de guerre entre deux volontés politiques, chacune décide d’employer la force armée pour contraindre l’autre. Face à un désaccord sur des intérêts jugés vitaux, la guerre survient quand les parties (ou seulement l’une d’elles) estime(nt) que le désaccord doit absolument être résolu, et ne peut l’être par la discussion et la négociation.

Parfois le désaccord vient d’une situation tragique, à laquelle on ne voit pas d’issue raisonnable, et parfois de l’injustice et mauvaise volonté des parties. Elle touche toujours une question de principe, ou d’honneur, ou d’intérêt, tenue pour si importante que « c’est non ! ». Il y a alors théoriquement trois solutions :

  1. soit la séparation, chacun de son côté (ce qui, parfois, est possible, comme dans la partition pacifique de la Tchécoslovaquie en 1993) ;
  2. soit on laisse vieillir le problème, sans solution (mais alors, en général, il empire) ;
  3. soit on estime qu’il faut le résoudre, en sortir, et puisqu’il n’y a pas de solution de raison, on va rechercher une solution de force. Il faut noter ici que le choix de la guerre est considéré comme un choix rationnel, et peut même faire l’objet d’un commun accord tacite.  

La guerre comme recours à la force armée 

Dans la guerre, l’un impose sa volonté à l’autre par l’emploi d’une force armée qui détruit des biens et tue des personnes. La guerre est donc une sanglante mise aux enchères : « Si tu ne te soumets pas, tu vas payer cher. » Et l’autre répond : « Fais ce que tu veux, tu souffriras plus que moi. » Dans ces enchères négatives, à un moment donné, il y en a un qui renonce à surenchérir, qui craque.

Si on est obstiné jusqu’à la folie, on ne craque pas avant d’être enseveli sous les ruines de sa capitale, ou, inversement, on exige de l’autre une capitulation sans condition. Mais, si on est plus raisonnable, on arrête bientôt les frais ; on négocie, chacun dans son rôle : vainqueur ou vaincu. Celui que l’épreuve de force a désigné comme le vaincu doit accepter de prendre sa perte, équitablement mesurée. Alors, la vie reprend, ordinaire. Si le vainqueur a été excessif et si le prix imposé a été démesuré, la paix ne sera qu’une courte trêve.

En théorie et en fait, la guerre comporte des buts rationnels

Les hommes se battent en effet pour des intérêts culturels, économiques ou politiques, tenus pour vitaux. On liste les intérêts culturels : ils relèvent de l’idéologie, de la religion, parfois des deux ; on énumère les intérêts économiques : matières premières, énergie, débouchés, voies de communication, etc. ; on détaille enfin les intérêts politico-stratégiques : indépendance, liberté, domination, sécurité, rang, hégémonie, etc.

Souvent les buts des guerres associent les trois types d’intérêts, mais pas toujours. La guerre des Malouines (1982), par exemple, entre l’Argentine et la Grande-Bretagne, était surtout politique. Au contraire, ce qui se passe en Irak et en Syrie, ou en Lybie, combine les trois types d’enjeux.

La guerre a aussi des buts profondément irrationnels

Si les hommes ne se battaient que pour ces trois genres de raisons, ils pourraient toujours trouver des solutions négociées, car le prix des guerres est tel que souvent ces querelles ont quelque chose d’absurde.

En 1918, 1,5 million de Lorrains et Alsaciens sont redevenus français, mais au prix d’un 1,5 million de Français tués. On pouvait évidemment trouver une formule politique plus rationnelle que la Grande Guerre. Mais le calcul rationnel n’est pas seul ici. 

L’homme se bat aussi, tout simplement, parce qu’il en a envie 

On dit que les guerres sont imposées aux peuples par des marchands de canons, des hommes d’affaires sans scrupules et des politiciens à leur solde. C’est vrai. De grands chefs politiques l’ont eux-mêmes déclaré sans ambages [1]. Mais une telle situation ne se rencontre pas toujours et partout, et peut n’être que partiellement vraie.

L’expérience montre aussi, par exemple en août 1914, des peuples entrant en guerre dans l’enthousiasme unanime. En France, la Monarchie de Juillet s’est détruite (entre 1830 et 1848) en faisant une politique de paix européenne, contre la volonté de l’aile gauche de la nation.

La triste vérité, c’est que l’homme fait souvent la guerre pour faire la guerre, comme très souvent il fait l’amour pour faire l’amour : comme si c’était une fin en soi.

Certains n’ont pas hésité, au sujet de la guerre, à parler de plaisir, de sport. Les Grecs anciens pensaient que la chasse, d’ailleurs fortement associée par leur iconographie à l’érotique homosexuelle, était une école de la guerre [2]. Ils disaient que la guerre était la forme de chasse la plus intéressante, car l’homme est le gibier le plus intelligent.

La guerre comme recherche de la dignité humaine

De manière plus profonde, on a pu noter que la guerre permet un dépassement de soi. Hegel a dit qu’elle « préserve la santé morale des peuples [3] ». Son idée semble être celle-ci : l’homme sent qu’il est fait pour plus que les intérêts empiriques. Le gain, la santé, la jouissance, la vie privée dans la société civile ne comblent pas l’âme humaine. À un certain moment, elle s’en dégoûte.

L’homme alors cherche dans la guerre le moyen de reconquérir une dignité morale perdue, et une existence publique dans l’histoire. Il se dépasse, et en risquant sa vie, qui est l’intérêt empirique premier, il redécouvre sa transcendance. Il cherche dans la guerre une grandeur perdue, un sentiment d’exaltation, une impression de purification [4]. Le motif politique ou culturel de la guerre devient un prétexte à l'aventure psychique de l'individu. 

La guerre et le désir de reconnaissance

La guerre naît aussi de la rivalité entre les hommes et de leur volonté de domination et de liberté. Il y a un désir d’être reconnu par l’autre comme égal, puis comme supérieur et dominant ; un désir de ne pas être identifié comme inégal ou dominé. Ce désir, très équivoque, est un ressort puissant, qui touche à la définition de la liberté et qui pollue la définition de la dignité. Les guerres sont d’autant plus totales que la dynamique de reconnaissance, ou le concept de liberté, sont engagés, car c’est alors « la victoire ou la mort », « la mort plutôt que le déshonneur », « la liberté ou la mort ».

Les guerres deviennent ainsi totales et destructrices en Europe, dans la période moderne, quand la subjectivité s’affirme comme liberté collective. Également, la guerre se démocratise : ce sont les levées en masse ; tout le monde est mobilisé. En même temps, l’objectivation scientifique permet un terrible perfectionnement des armes.

 

Henri Hude est philosophe, professeur aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Il a enseigné à l'Institut pontifical Jean-Paul II près l'Université du Latran. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté : nouvelle philosophie du décideur (Economica, 2011).

 

 

Articles précédents :
 Pourquoi les hommes font-ils la guerre ? (I/V)
 Le mal et l'énigme de l’homme (II/V)
 

Prochain article :
 La guerre à l’ère atomique

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[1] « Farewell Address » du Président (et général) Dwight Eisenhower, 17 janvier 1961, mettant en garde le peuple américain contre le lobby militaro-industriel : « Now this conjunction of an immense military establishment and a large arms industry is new in the American experience. The total influence – economic, political, even spiritual – is felt in every city, every Statehouse, every office of the Federal government. We recognize the imperative need for this development. Yet, we must not fail to comprehend its grave implications. […] In the councils of government, we must guard against the acquisition of unwarranted influence, whether sought or unsought, by the military-industrial complex. The potential for the disastrous rise of misplaced power exists and will persist. We must never let the weight of this combination endanger our liberties or democratic processes. We should take nothing for granted. »
[2] Xénophon, L’Art de la chasse.
[3] Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 324.
[4] Ludwig Wittgenstein, Carnets. 1914-16 : « Maintenant, la possibilité me serait donnée d’être un homme décent, car je suis face à face avec la mort » (15 septembre 1914) ; « Seule la mort donne à la vie sa signification » (9 mai 1916).