L’influence des investissements qataris sur la politique étrangère française
Article rédigé par Thomas Flichy de La Neuville, le 03 juin 2015 L’influence des investissements qataris sur la politique étrangère française

Les difficultés de l’Occident à neutraliser l’État islamique conduisent à poser un regard nouveau sur les relations économiques entretenues avec les puissances susceptibles de financer les mouvements islamistes. La France, qui a renforcé ses échanges économiques avec le Qatar, commerce-t-elle avec les bailleurs de fonds de ses ennemis en Afrique et au Proche-Orient ?

INDEPENDANT depuis 1971, faiblement peuplé, le Qatar souffre d’une absence de profondeur stratégique, mais il est le premier exportateur mondial de gaz liquéfié, dont il détient 15 % des réserves mondiales. La stratégie des autorités qataries consiste à donner à leur petit État une influence équivalente au poids de ses énormes ressources énergétiques.

À cet effet, le Qatar s’efforce de conjuguer la rentabilité des investissements économiques consentis avec une politique de revitalisation religieuse des populations sunnites. Les investissements effectués par ce pays sur le territoire français répondent bien à ces deux exigences. Le renforcement des relations économiques entre la France et le Qatar peut difficilement ne pas avoir d’incidence sur la politique étrangère.

Concilier la rentabilité et l’influence

Le Qatar est en quête de placements fructueux lui permettant de transformer ses richesses énergétiques en une rente financière diversifiée. Afin d’assurer sa survie et son influence, le Qatar soigne son image commerciale.

La Grande-Bretagne constitue une cible privilégiée pour ses investissements : des parts ont été acquises dans la banque Barclays, les supermarchés Sainsbury et à la bourse de Londres.

La France vient au second rang. Le Qatar a acquis par exemple des hôtels particuliers à Paris, le siège de la banque HSBC sur les Champs-Elysées, le Royal Monceau, le Centre Kleber au pied de l'Arc de triomphe et 5 % du capital de Veolia environnement. Aujourd’hui, le capital de Lagardère est possédé à hauteur de 12,83 % par le Qatar qui devient le premier actionnaire du groupe.

Il faut noter que la politique d’investissement qatarie est toujours placée au service de son influence. Ceci est parfaitement clair pour le cheikh Tamin bin Hamad Al Thani qui déclare le 23 juin 2014 : « Bien que nous comprenions la particularité du contexte économique français, nous continuons à investir (…) mais cette coopération comporte aussi une dimension culturelle ».

La chaîne qatarie Al Jazeera émet désormais en Français. Quant au club Paris-Saint-Germain, il est désormais majoritairement possédé par le Qatar.

Diplomatie culturelle : le roi Babar

En ce qui concerne la coopération culturelle, les autorités qataries isolent avec beaucoup de soin les éléments de la culture française qui peuvent participer à la promotion de l’émirat. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si la Qatar music Academy a choisi d’interpréter l’Histoire de Babar, le petit éléphant, le 27 mars 2015.

En effet, le conte de Babar illustre bien la destinée du nouvel émir : à l’image de l’éléphanteau qui quitte la jungle pour rejoindre la grande ville, Tamim Al Thani, part au Royaume-Uni pour être formé à Sandhurst. Après que la vieille dame ait pourvu à son éducation, Babar retourne parmi les éléphants. Son père meurt alors, empoisonné par un champignon vénéneux. Cet épisode correspond au moment où le père d’Al-Thani abdique en sa faveur (25 juin 2013). Après avoir libéré les siens, et déjoué les plans des intrigants, Babar peut épouser sa cousine Céleste et restaurer la paix. De ce point de vue, Doha, se présente comme la nouvelle Célesteville de l’État qatari.

Un soutien croissant aux islamistes

En cohérence avec l’article 1er de sa Constitution qui stipule : « Le Qatar est un pays arabe indépendant. L'islam est sa religion et la charia est la source principale de sa législation », le soutien à l’islamisme apparaît comme une ligne politique structurante de la politique qatarie. Profitant des révoltes arabes, ce pays apporte son soutien aux mouvements salafistes, tunisiens et égyptiens. En Tunisie, des témoignages de manifestants affirmant qu’ils ont reçu des incitations financières provenant d’associations caritatives, réputées soutenues par le Qatar, pour participer à des actions protestataires violentes ont été recueillis.

Mais c’est avec la campagne de Libye de 2011 que l’image d’apparente neutralité du Qatar s’est érodée. Le Qatar est le premier pays à reconnaître le Conseil national de transition le 28 mars 2011.  Il fournit alors à l’opposition des avions de chasse, des missiles de croisière, des conseillers militaires, des troupes au sol et une assistance technique pour le marketing du pétrole libyen. Les conseillers militaires qataris privilégient alors les groupes les plus radicaux.

Plus récemment encore, le Qatar a été accusé d’apporter un soutien financier et militaire aux islamistes radicaux qui sèment le chaos au Nord-Mali.

50 millions dans les banlieues françaises

Ce soutien aux mouvements islamistes prend également la forme d’une promotion médiatique, dans laquelle le rôle d’Al-Jazeera est central. Cette chaîne, cible aujourd’hui les pays francophones, Al-Jazeera prévoyant de créer avant la fin 2012 une chaîne d'information en français depuis Dakar. Or le contenu des programmes diffusés par cette chaîne reste très ambigu. Si Al-Jazeera programme des débats ouverts et variés, elle constitue aussi un outil de propagande du wahabbisme qatari. Dans ces conditions, la mise à disposition de 50 millions d’euros par le Qatar au profit de jeunes de banlieues en France, par l’intermédiaire de l'Association nationale des élus locaux pour la diversité (Aneld) ne pouvait qu’inquiéter.

L’objectif affiché était d’alimenter l'économie des quartiers sensibles et notamment d’aider à la création d'entreprises. Pour autant, il est difficile de croire à une action purement charitable. En réponse aux critiques françaises envers le prosélytisme qatari, le cheick Al Thani a préparé sa réponse : « De par notre histoire, notre culture et notre foi, nous affirmons que la raison est le principe fondamental qui guide notre action. Nous refusons de croire que les pensées éclairées sont le monopole d’une seule civilisation. » 

Une influence limitée par les contradictions internes

Malgré son soutien à l’islamisme lointain, la politique qatarie demeure suffisamment porteuse de contradictions pour limiter son influence. La politique étrangère qatarie est secouée par des tensions récurrentes avec l’Arabie Saoudite et Bahreïn. Il faut dire que le Qatar est fort du soutien des États-Unis dont il a accueilli une importante base militaire.

Ces facilités militaires se sont révélées un énorme atout lors de l’invasion du Koweit en 2003. Une fois la protection du pays assurée, le Qatar s’est lancé dans une politique ambitieuse visant se transformer en médiateur diplomatique.

Médiateur diplomatique

C’est ainsi que Doha a accueilli les Conseils économiques régionaux du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, auxquels participaient Israël, une réunion de l’organisation mondiale du commerce, la Conférence islamique de 2003, le deuxième sommet du groupe des 77 en 2005, et enfin la conférence des Nations-unies sur le changement climatique (2012).

Non contents d’accueillir des événements internationaux, le Qatar s’est efforcé de régler différents conflits. En 2007, les représentants du Qatar négocient un accord entre le gouvernement yéménite et l’opposition. Le Qatar se fait également l’intermédiaire des partis libanais en 2008, pour la constitution d’un gouvernement national. En 2010, il s’agit d’une intermédiation entre le gouvernement du Soudan et les rebelles du Darfour.

Toutefois, malgré ces efforts, les Qataris n’ont jamais réussi à stabiliser durablement les contentieux en cause. De fait, la politique du Qatar apparaît plus opportuniste et volatile que celle de son voisin saoudien.

L’évolution de la position française

La crise financière de 2008 a agi comme un accélérateur sur le rapprochement franco-qatari. En quelques mois, les grands trésoriers de la planète se retrouvent à court de liquidités et c'est vers le Golfe que les multinationales choisissent de se tourner pour trouver des sources de financements.

Les contrats d’envergure qu’offre le Qatar, séduisent les entreprises françaises, tels Vinci ou Bouygues, ou encore le groupe Technip. Ce dernier a d’ailleurs conduit à Ras Laffan l'un des plus grands chantiers de son histoire, employant jusqu'à 72.000 personnes sur le site. La perspective de contrats mirobolants, à l'image des neufs stades et des milliers de chambres qu'il faudra construire pour accueillir le Mondial de 2022, mobilise aussi ces entreprises.

Il faut dire que la France apparaît comme une assurance complémentaire de sécurité, à côté du contrat principal souscrit auprès des Américains, dont la fiabilité paraît douteuse tant ils sont suspectés d’être peu enclins à s’opposer aux ambitions de Riyad. La relation entre la France et le Qatar prend son envol après l’élection de Nicolas Sarkozy. L'émir du Qatar est d’ailleurs le premier chef d'État arabe reçu par M. Sarkozy après son élection en mai 2007, avant même le roi d'Arabie Saoudite, jusque-là traditionnel allié de la France dans le monde arabe.

Les signaux faibles d’un infléchissement

Ces signaux faibles peuvent être trouvés, en premier lieu dans les discours des autorités de l’État. Dans son allocution faite à l’occasion d’un dîner offert à l’émir du Qatar le 23 juin 2014, François Hollande emprunte les précautions diplomatiques d’usage : « Je souhaite que nos relations puissent se poursuivre dans la confiance, mais dans la transparence, et donc dans la franchise. Nous devons continuer d'avancer dans trois directions. La première, c'est la sécurité au Moyen-Orient. Plus que jamais, elle est nécessaire, alors que la crise syrienne n'en finit pas, hélas, de générer des victimes sans cesse plus nombreuses, et qu'elle déborde en Irak. La France sait compter sur le Qatar comme sur ses partenaires du Golfe, pour lutter contre les mouvements terroristes et trouver des solutions politiques aux problèmes de la région. » 

L’on peut noter toutefois à cette occasion que le discours habituel sur la défense de la démocratie a soudainement cédé le pas à un éloge sans concession de la monarchie : « Altesse, vous effectuez aujourd'hui votre première visite officielle en Europe, et c'est la France que vous avez choisie. Vous avez été choisi pour être l'émir de votre pays. »

Où la France ne voudrait pas aller

Les compliments et les réserves sont assortis d’une offre commerciale : « Nous devons avancer dans notre coopération de défense. Le Qatar a toujours fait les choix, pour son armée, de la technologie française. » Cela montre bien que le Qatar mène parfois la France là où elle ne voudrait pas aller. Une situation délicate pour l’actuel ambassadeur Éric Chevallier, médecin proche de Bernard Kouchner, qui devra mettre en œuvre le décret du 23 juin 2013, portant publication de l’accord relatif à des actions de coopération diplomatique entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de l’État du Qatar.

Cet accord prévoit des séminaires communs, des consultations réciproques, la mise en place d’actions de formation des diplomates qataris. Il facilite enfin les échanges de diplomates entre les deux pays. Ces mesures techniques permettront vraisemblablement de rapprocher davantage encore les politiques des deux États.  

La clé persane

Pour conclure, le rapprochement économique effectué entre la France et le Qatar à la faveur de la crise financière de 2008 n’a donc pas été sans effets diplomatiques. Le plus surprenant pourrait toutefois être à venir. Le Qatar compte en effet 10 % de ressortissants iraniens dans sa population. Partageant avec lui l’énorme poche gazière de North Dome, le Qatar a toujours ménagé son voisin.

La perspective d’un rapprochement entre les États-Unis et l’Iran, qui met en porte-à-faux la position rigide de la diplomatie française pourrait à cet égard donner une nouvelle opportunité au Qatar : celui-ci n’a-t-il pas su ménager d’aussi bonnes relations avec Israël qu’avec son voisin perse ?

 

Thomas Flichy de La Neuville est historien, membre du Centre Roland-Mousnier de l’université de Paris IV-Sorbonne. Derniers ouvrages parus (avec Olivier Hanne) : L’État islamique, anatomie du nouveau califat, Bernard Giovanangeli Editeur, 2014 ; Géoculture : Plaidoyer pour des civilisations durables, Lavauzelle, 2015.

 

 

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