Philippe Bilger : « En guerre contre la “domestication de la parole” »
Article rédigé par Philippe Bilger, le 17 janvier 2014 Philippe Bilger : « En guerre contre la “domestication de la parole” »

Porteur d’une certaine idée du débat, l’ancien magistrat Philippe Bilger a créé en novembre sa chaîne Youtube, où il met en ligne des entretiens avec des personnalités politiques, judiciaires, médiatiques et artistiques qu’il « soumet à la question ». Premier invité : Alain Finkielkraut, auteur de l’Identité malheureuse. Au journalisme « à l’américaine », Philippe Bilger préfère une approche courtoise de l’interview. Sans fioritures, ses entretiens sont une immersion dans la complexité d’une pensée. Il poursuit son projet, plutôt décalé avec le système médiatique qu’il juge « conformiste ».

Liberté politique. — Pourquoi avez-vous créé cette chaîne Youtube ?

Pendant quarante ans, j’ai eu l’impression de ne donner que des réponses. Sur le plan judiciaire, bien sûr, mais aussi lorsque je m’exprimais en tant que citoyen. Je rêvais de m’abandonner à la volupté de l’effacement. Je voulais questionner, admirer, ou en tout cas comprendre, des personnalités avec lesquelles je ne suis pas forcément d’accord. C’est donc par curiosité, la principale des qualités aux assises, que je me suis lancé dans cette aventure. C’est un sentiment trop rare chez les journalistes.

Derrière ce désir personnel, on sent aussi la volonté de rompre avec les codes de l’espace médiatique…

Je suis un téléphage. Je regarde toutes les émissions politiques et culturelles. Pourtant, bien souvent, je n’ai pas eu les réponses que je voulais parce que les questions que j’attendais n’étaient pas posées. C’est pourquoi j’avais proposé il y a un an la création d’une émission dans laquelle je n’aurais posé qu’une seule question à mon invité. Sans succès. Je me suis finalement tourné vers le web.

« Ce qu’on prend pour du courage intellectuel est surtout le meilleur moyen de passer à côté de ce qui fâche. »

Quelle est l’originalité de votre démarche ?

Je ne prétends pas révolutionner l’univers du questionnement. J’essaie de ne jamais interrompre mes interlocuteurs, ce qui est très inhabituel dans les médias. Cette courtoisie me permet de poser des questions beaucoup plus brutales malgré le ton que j’utilise. Je peux ainsi demander à Eric Zemmour s’il est vaniteux, ou à Robert Ménard s’il est raciste. Dans le système actuel, on doit tout admirer ou tout critiquer. Or, on peut avoir de l’estime et de l’admiration pour des penseurs dont on ne partage pas les idées !

Comment choisissez-vous les personnes que vous « soumettez à la question » ?

Là encore, par curiosité, par étonnement.  Je ne me limite pas à la politique et à la Justice. Je souhaite aussi rencontrer des artistes par exemple. Je veux qu’ils puissent se livrer, faire découvrir leur parcours et leur pensée.

Vous prenez le contrepied du système médiatique actuel : vos interlocuteurs ont du temps pour s’exprimer, ils ne sont coupés ni par les jingles ni par des questions en cascades de journalistes. Le but n’est-il pas, surtout, de sortir du simplisme pour montrer la complexité d’une pensée ?

Je ne suis pas journaliste, je fais même plutôt l’inverse. Je crois beaucoup plus important les réponses que l’on me fait que les questions. Je sanctuarise l’interview. Ainsi, la pensée de la personne peut se déployer. Elle le peut d’autant plus que j’ai un dialogue profond avec elle. Ne pas interrompre ses interlocuteurs n’est pas tant un problème journalistique qu’un problème de savoir-vivre ! Il y a une perversion du journalisme, qui a toujours considéré que l’audace, la volonté de s’en prendre aux puissants était indissociable de la grossièreté. Ce qu’on prend alors pour du courage intellectuel est surtout le meilleur moyen de passer à côté de l’essentiel, et donc de ce qui fâche.

Dans ces entretiens, il y a de la liberté, de la spontanéité, et vous ne trouverez pas de pantalonnade affectueuse ! 

Dans le système médiatique, où divertissement et information se mêlent, votre modèle serait-il applicable ?

Je ne crois pas. Il y a peu d’émission où l’on a du temps. Je pense à On n’est pas couché, à Ce soir (ou jamais !) — bien qu’il y ait trop d’invités.  Cependant, les meilleurs journalistes savent régler ce problème du délai, et ne pas se mettre trop en avant dans l’interview, laissant parler leurs interlocuteurs.

Encore faut-il que ces interlocuteurs aient quelques choses d’original à dire. Un homme politique répétant des éléments de langage mérite-t-il qu’on l’écoute sans l’interrompre ?

Je déteste la liberté d’expression quand elle est seulement vantée et qu’elle est devenue une mécanique. Il n’y a pas de liberté d’expression s’il n’y a pas de liberté par rapport à soi-même.  Sinon, on tombe dans le conformisme. Je déteste l’idée d’être enfermé, même dans ma propre opinion ! Je veux dire ce que je pense, avec la subjectivité que j’ai, en ayant conscience que le « parler libre » n’est pas forcément un « parler vrai ».

« Peu de gens s’expriment dans les médias pour dire ce qu’ils pensent. »

Les grands médias n’ont il pas tendance à faire l’inverse : vanter leur « parler vrai », et abandonner le « parler libre » ?

L’épée de Damoclès de la judiciarisation des idées est suspendue au-dessus du débat médiatique et politique. C’est une menace contre la liberté d’expression. On ne se demande plus si une pensée est juste ou non, si elle est vraie ou pas, mais simplement si elle a le droit de s’exprimer. On réduit la pensée à quelque chose qui doit rassembler le plus vite possible les lieux communs pour ne pas fâcher personne. C’est la domestication de la parole. La pensée est dissimulée plutôt que révélée. Je connais peu de gens qui vont s’exprimer dans les médias pour dire ce qu’ils pensent. L’invité a comme un complexe d’infériorité à l’égard du journaliste.

Des associations relayées médiatiquement et politiquement, notamment antiracistes ou féministes, ne nuisent-elles pas aussi au débat d’idées ?

Je suis pour la liberté d’expression jusqu’à  l’infraction incontestable. Je comprends que le MRAP et la LICRA soient choqués lorsque Dieudonné parle de Patrick Cohen en regrettant la disparition des chambres à gaz. En revanche, la plupart du temps l’intervention de ces associations créent le problème qu’elles prétendent régler.

 Ne trouve-t-on pas le même phénomène chez des anticonformistes qui, pour choquer le bobo, jouent la carte de la provocation ? Les unes de Valeurs actuelles « Roms l’overdose » ou « Ces étrangers qui pillent la France », indépendamment du dossier proposé dans le magazine, peuvent être jugées intolérantes ?

Je ne déteste pas la brutalité des titres et des articles parce qu’elle me semble rattraper des années de conformisme. Je n’avais pas non plus été choqué par la une de Marianne, Le voyou de la République, à propos de Nicolas Sarkozy.

Fin 2012, Le Nouvel Observateur titrait sur les néo-fachos, dont vous faisiez partie, avant de se joindre au concert d’indignations qui a accompagné les “Manif pour tous”. Fin 2013, c’était au tour du Point de lister ses néo-cons. Malgré tout, peut-on constater une évolution positive du débat public ?

L’affaire Dieudonné me laisse penser que ça va mieux. D’une part, le judiciaire comprend mieux l’esprit de liberté. D’autre part, des gens, pas seulement à droite, s’interrogent sur la validité de l’interdiction. C’est une bonne nouvelle pour l’esprit public. On a compris que pénaliser au nom de la démocratie allait contre la démocratie. La liberté d’expression partagée par tous peut nous fédérer dans un pays qui est aujourd’hui très divisé.

 

 

Propos recueillis par Laurent Ottavi.