Libéralisme et migrations : un mariage compromis.
Article rédigé par Joël Sprung , le 08 mars 2012 Nous sommes tous enfants d’un même Père

Le texte ci-dessous n’est pas à lire comme une « culpabilisation de l’homme blanc », mais comme une méditation et un examen de conscience que nous pouvons faire à partir de l’analogie du mariage et de la vie de famille. La tentation de la puissance et de la violence qui va avec sont présentes en chacun de nous mais aussi dans nos sociétés. A quoi sert d’envisager des changements de structure ou des réformes politiques si elles ne sont pas accompagnées de libres changements dans nos comportements individuels et collectifs ?

L’Eglise nous enseigne que la mondialisation, et que l’accroissement des migrations qui est l’une de ses plus importantes conséquences est un signe des temps[1]. Cet enseignement obéit à deux constats : d’une part, le phénomène est une caractéristique de notre époque, et transforme structurellement nos sociétés. Les progrès techniques et la connaissance beaucoup plus répandue des différentes régions du monde rendent beaucoup plus aisés les déplacements de populations, intra ou internationaux. D’autre part, il est aussi le signe visible de l’aspiration humaine, consciente ou non,  à former une seule et même grande famille, et à communier dans le Christ[2] en qui tout a été créé.

Une analogie fascinante

Une seule grande famille : nous pouvons considérer l’expression chère à l’Eglise comme une simple figure de style, ou nous pouvons la prendre au mot. Nous sommes tous enfants d’un même Père, et elle s’accomplit quand dans le Christ nous nous reconnaissons ses fils. Plus encore cette fraternité, cette famille se fonde sur l’union et sur le mariage. Ainsi, la rencontre de l’étranger vécue comme une expérience d’altérité, en vue d’une communion féconde dans le Christ, peut prendre la  figure de l’union conjugale. Cette analogie audacieuse est  fascinante.

C’est pourquoi, au risque de transgresser les habituelles approches du phénomène migratoire, nous la suivrons ici, le temps de regarder sous un nouvel angle  ce signe des temps, et de discerner ce qui tend à le détourner de son caractère providentiel. En effet, pour que nous puissions le lire de manière à ce qu’il nourrisse notre espérance, nous devons regarder avec lucidité ce qui le voile, souvent même le souille et terni sa signification, comme ce peut être le cas de ces autres pierres angulaires de toutes sociétés que sont le mariage et la famille. Alors, nous pourrons saisir dans un regard de sagesse les enjeux politiques et sociaux de ce signe des temps et œuvrer pour lui rendre toute sa visibilité et toute sa beauté.

La première atteinte à la réalisation de cette famille humaine est la violence

Si la rencontre de l’étranger, figure du Christ par excellence, a quelque chose d’une rencontre amoureuse, alors les conflits armés, les ingérences gouvernementales, les dégradations de l’environnement, ou les ravages d’une économie mondiale déshumanisée, qui poussent des populations entières à fuir leur terre d’origine, peuvent s’apparenter à une forme de violence conjugale ou familiale d’une grave brutalité. Ici, le réfugié, qu’il soit politique, ou économique[3], n’est plus simplement mon autre à rencontrer, mais devient une victime profondément blessée, déracinée. L’accueillir n’en est que plus un devoir, bien évidemment. Mais il est d’abord à protéger, et son milieu d’origine avec lui. Y compris de moi-même. Car la situation devient encore plus critique, et l’enjeu de cette rencontre gravement compromis, quand je suis moi-même l’agresseur, l’époux violent ou le frère brutal. Là, que pouvons-nous dire de la relation de notre pays vis-à-vis des autres pays du monde ? Notre nation, qui a pourtant renoncé à son impérialisme et sa colonisation, est-elle pour autant devenue vierge de toute maltraitance à l’encontre de populations plus vulnérables ? Notre président de la république a récemment loué notre indépendance énergétique comme condition de notre puissance économique. Au-delà des débats techniques sur le nucléaire, que dire quand cette fameuse indépendance énergétique est un viol caractérisé des ressources, de l’environnement et des populations du Niger, l’un des pays les plus pauvres de la planète, et dont les mines d’uranium sont la manne de nos orgies énergétiques et industrielles ? Que dire lorsque nous contribuons à un système économico-financier acceptant la spéculation sur les denrées alimentaires dont sont justement privées ces populations, ou encore l’exploitation des populations ne pouvant plus se permettre aucune exigence quant à leurs droits sociaux ? Que dire quand les pays aux économies les plus en difficulté sont contraintes à privilégier un commerce à l’export aux dépends de leur économie locale, sous la pression de bailleurs de fond prétendument solidaires, au visage amoureux mais au cœur égoïste ? Que dire encore de la toute puissante volonté de banques et fonds usuriers se présentant comme investisseurs ? Les plus audacieux des survivants d’un tel système fuient alors leur milieu de vie vers un ailleurs, un espoir, non en vue d’une heureuse rencontre, mais comme des victimes blessées, tantôt fascinées par la force de leurs agresseurs, tantôt revanchardes. Et quand se joue là la rencontre de deux étrangers, en lieu et place d’un mariage attendu, alors il se vit une confrontation plus que douloureuse.

Une seconde atteinte à la réalisation de cette famille humaine est la volonté de puissance et de domination

Elle est finalement assez proche, dans sa logique, de la précédente. Fruit comme elle du libéralisme, elle se retrouve non plus dans l’exploitation mais dans la tentative de faire de l’autre un autre moi-même, de nier son identité, d’étouffer ses racines. A ce titre notre culture occidentale, si elle a pourtant ses richesses à offrir, n’a que trop tendance à vouloir exporter massivement sa culture et tous ses travers, avec un peu trop de force de conviction. L’un des exemples les plus frappants se retrouve justement – et c’en est à ce point symbolique que c’en est effrayant – dans la vision de l’homme et de la famille que nous tentons d’imposer à grand renfort de propagande, à certains pays d’Afrique. Parce que des familles trop nombreuses pour être si pauvre, parce que le sida… voici que nous voulons imposer nos mœurs, nos préservatifs, nos pilules et notre cyniquement baptisée santé reproductive, en même temps que nous imposons nos gouvernants, ou du moins ceux qui sont ouverts à notre culture. Ici le migrant c’est moi, qui vais à la rencontre d’un autre dont j’écrase l’identité en voulant l’assimiler à la mienne. Mais cette volonté de puissance et de domination, je l’exerce aussi chez moi, dans ce pays des droits de l’homme qui, dans sa politique d’immigration, ne jure que par l’assimilation. En lieu et place d’une intégration authentique respectueuse de l’identité et de la culture du migrant, l’assimilation se pose pourtant comme une négation de sa dignité, en portant d’abord atteinte à ses racines[4]. Définitivement, on ne s’assure pas une relation familiale juste et bonne quand on ne s’accepte pas mutuellement tel que l’on est. Bien sûr, il est du devoir d’une personne immigrée de respecter le pays qui l’accueille. Mais il n’est pas moins du devoir des citoyens du pays d’accueil de respecter la personne immigrée, et de la considérer avec la même dignité que n’importe lequel de leurs concitoyens.

Une troisième atteinte, grave, à la famille humaine est l’infidélité

C’est celle que nous vivons en France à l’égard des populations immigrées. Ni assimilation, ni même intégration : nous faisons semblant d’accueillir dans notre pays un nombre considérable d’étrangers, pour finalement se détourner d’eux. Les personnes, se croyant accueillies, se voient abandonnées dans une précarité extrême, discriminées toujours un peu plus, et leur intégration ne relève plus que de leurs héroïsmes particuliers. Joie de l’individualisme libéral, qui isole l’individu ! Nous disons que les personnes immigrées doivent apprendre à respecter le pays qui les accueille. Avons-nous seulement conscience qu’en demandant cela, c’est nous-mêmes, citoyens français, que nous leur demandons d’aimer et de respecter ? Et que nous le demandons sans montrer l’exemple. Beaucoup de français ont le sens de l’accueil. Un grand nombre d’entre eux consacrent du temps à des associations d’aides aux personnes d’immigrés. Des initiatives sont prises au niveau local et sont soutenus par les collectivités locales. Mais trop d’immigrée en France, en quête d’une situation professionnelle équitable, d’un logement, ne se sentent pas  bien accueillie par la France. Nulle rencontre ne peut s’opérer dos à dos. Ouvrir sa porte et tourner le dos à la personne, au contraire du respect, est la marque du mépris. Abandonner la personne à ses seuls efforts pour s’intégrer, en ne lui promettant comme horizon d’intégration que sa dilution complète dans le substrat socio-culturel français ou l’exploitation de sa valeur marchande, c’est la faire entrer dans sa vie pour lui demander de s’effacer aussitôt. C’est lui tourner le dos, et être infidèle à la promesse de la rencontre.

Enfin, il y a une dernière atteinte à la famille humaine qu’est le divorce

 Elle découle directement de la précédente, dans le mariage comme dans l’accueil de l’étranger. Le repli national ou identitaire, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, est une fermeture à l’autre et peut être jugé avec la même sévérité que le rejet de l’être aimé, ou à aimer. Devant l’afflux massif d’immigrés, dans un pays comme le nôtre,  le réflexe de certain est de dire que nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde. Cette manière très binaire d’aborder le problème, celle du tout ou rien, est d’abord très pratique pour ne pas avoir à réfléchir au fait que les biens de la terre sont destinés à tous les hommes, et à la part que je m’approprie pour moi-même. Mais la réalité c’est surtout que ce réflexe d’autoprotection, dans un pays comme le nôtre qui se décrit comme une grande puissance, est celui d’un peuple qui ne veut justement rien lâcher de sa puissance. Cette réaction transpire à grandes eaux une mentalité libérale et individualiste exacerbant encore et toujours la croissance. De cette réaction nationaliste épidermique émane un goût prononcé du pouvoir et de la domination, culturelle, économique ou politique. Elle ressort aussi d’une allergie à l’idée de renoncer un tant soit peu à soi. A l’amour légitime de sa nation se substitue le complexe de Narcisse et la fascination pour soi-même. Nous en avons parlé précédemment : nous chrétiens devons témoigner de notre marche à la suite du Christ, par notre abaissement[5]. Cela suppose justement de renoncer à cette volonté de puissance, et d’autant plus radicalement quand celle-ci motive un rejet manifeste de l’autre. Devant le devoir de respecter la dignité que je partage avec l’étranger, je dois prendre conscience que ce qui est principe non négociable pour moi, l’est aussi pour lui. Comment pourrions-nous, chrétiens, relativiser la grave atteinte à la famille que constituerait l’empêchement au regroupement familial des personnes immigrées, par exemple ? Quand nous en arrivons au point de justifier l’expulsion de personnes de notre pays ou l’empêchement du regroupement familial, au motif que notre grande puissance n’a pas à partager d’avantage, cela signifie que le virus de la croissance à tout prix, celui de l’individualisme et de l’ego démesuré, ont déjà profondément atteint l’organisme social. La thérapie n’en est alors que plus urgente et plus lourde.

Une chose ressort globalement de ce regard porté sur la famille humaine et son devenir : le libéralisme libertaire, consacrant le règne de l’individu et de ses intérêts, entrave globalement la fécondité des relations humaines, principalement quand celles-ci ont à s’enrichir d’une singulière altérité. L’individu ne trouve aucun intérêt dans l’hospitalité, dans le dialogue interculturel ou interreligieux, dans la solidarité, comme il ne devrait en trouver aucun dans l’amour. Tout cela est gratuit, désintéressé. Dans cet appel à la sobriété que nous, chrétiens indignés, relayons, il y a ce souci de l’accueil, de renoncer à la logique intéressée pour faire de la place à l’autre, pour l’accueillir vraiment les yeux dans les yeux. Il y a ce souci de favoriser cette intégration authentique dont parlait Jean-Paul II, ainsi qu’un véritable dialogue interculturel. Nul intérêt donc pour l’atome du libéralisme qu’est l’individu, mais un vrai bien à rechercher pour la famille humaine toute entière, que l’Espérance nous promet de voir un jour unie par la grâce de Dieu.

 

Joël Sprung (Pneumatis) pour la Fraternité des Chrétiens Indignés (www.chretiensindignonsnous.org)

Retrouvez tous les articles de la présidentielle sur l'immigration dans notre dossier :

[1] Message du Pape Benoit XVI pour la journée mondiale des migrants 2006.

[2] Message du Pape Benoit XVI pour la journée mondiale des migrants 2011.

[3] Benoit XVI parlait aussi de « réfugiés de l’environnement », Message pour la célébration de la journée mondiale de la paix 2010, §4

[4] Message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié 2005

[5] Cf. L’objection de croissance, nouvel horizon des chrétiens en politique