Les impacts de l’immigration sur les immigrants
Article rédigé par Jacques Bichot, le 03 mars 2012 Immigration

Un livre a marqué en 2010 un tournant dans l’étude de l’immigration en France : Les yeux grands fermés, de Michèle Tribalat, aux éditions Denoël. Cette démographe a dénoncé un tabou, un « embrigadement des sciences sociales [qui] a fait le vide, au détriment d’une pensée raisonnée qui se serait attachée à penser à partir des faits et de la réalité ». Et elle a donné dans ses travaux, depuis de nombreuses années, un aperçu de ce qu’il est possible de faire quand on se libère de la pensée politiquement correcte ; son livre synthétise sa quête de la vérité. Notre ami Jacques Bichot présente et commente les travaux de Michèle Tribalat.

Dans la tradition d’Alfred Sauvy, en qui je reconnais l’un de mes maîtres, Michèle Tribalat ne reste pas prisonnière de sa discipline de base, la démographie : elle examine aussi le phénomène migratoire sous l’angle économique. Plus précisément, elle consacre une partie de son livre – environ 20 % de ses pages – à « l’impact économique de l’immigration ». J’ai repris sa formule, en la mettant au pluriel, car l’immigration a des conséquences multiples et variées. Sans refuser de poser la question coûts/avantages, sans renvoyer les mains vides ceux qui voudraient savoir in fine si l’immigration telle qu’elle s’est produite en France a été au total bénéfique ou coûteuse, je tiens à indiquer clairement qu’en livrant un chiffre unique on effectue une simplification drastique, la réduction scalaire d’une réalité vectorielle, et qu’il ne faut pas se contenter d’une information aussi pauvre, utile mais insuffisante.

Les migrations ont un impact sur quatre catégories de population :

  • Les migrants eux-mêmes, qui peuvent améliorer leur situation mais aussi payer un prix élevé, par exemple en passant par des filières d’immigration clandestine qui mettent leur vie en danger et/ou les plongent dans une sorte d’esclavage.
  • Les habitants du pays de départ, qui peuvent bénéficier d’envois de fonds, et de facilités pour migrer à leur tour, mais aussi pâtir d’un « brain drain », par exemple celui d’un personnel médical qui leur fait cruellement défaut.
  • Les autochtones du pays d’arrivée, qui peuvent avoir intérêt à ce que des personnes moins exigeantes en matière de salaires et de conditions de travail produisent des biens et services dont ils sont preneurs, mais qui peuvent aussi souffrir d’un engorgement des infrastructures et des services publics, d’une hausse de la délinquance, d’une adaptation pas toujours évidente à des modes de vie qui ne sont pas les leurs et parfois leur sont désagréables.
  • Les immigrés déjà installés, et les allochtones de seconde génération, qui peuvent se réjouir de voir croître les effectifs de leur communauté, mais aussi être contrariés dans leur processus d’intégration par l’arrivée d’immigrés récents susceptibles de nuire au processus d’intégration dans lequel ils sont engagés.

Les investigations doivent être effectuées en distinguant ces catégories de personnes « impactées » par l’immigration. Le travail présenté ci-dessous porte sur la première catégorie, les migrants eux-mêmes, pour lesquels, n’en déplaise au Docteur Pangloss, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mais il nous faut également distinguer selon l’origine et les caractéristiques professionnelles et culturelles des arrivants, et suivant les divers domaines de l’activité économique et sociale : les formes d’activité professionnelle, le recours aux services médicaux, sociaux et scolaires ou universitaires, etc.

L’exploitation des immigrants clandestins

Les filières d’immigration clandestine constituent une forme de délinquance organisée que l’on peut qualifier de mafieuse, car dans une grande proportion des cas – il est hélas impossible d’être plus précis – il s’agit de réseaux bien organisés, disposant de moyens conséquents, agissant de façon professionnelle, et n’ayant que fort peu de respect des personnes, de leur dignité et de leur vie.

Les morts de l’immigration

Le rapport sénatorial n° 300 de la Commission d’enquête sur l’immigration clandestine daté du 11 avril 2006 indiquait : « selon le chef de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titres (OCRIEST), les filières d’immigration clandestine constituent une des formes importantes de la criminalité organisée. » Différents « faits divers » montrent que ces passeurs ne se bornent pas à extorquer à leurs « clients » des sommes rondelettes et à les faire voyager dans des conditions éprouvantes et dangereuses ; il y a des morts dues à des conditions de transport désastreuses dans des containers ou autres cachettes ; il arrive en outre que lors de transports par bateaux, généralement de vieilles embarcations surchargées pour maximiser les profits, les organisateurs jettent à l’eau leurs passagers (ou certains d’entre eux) en cas de tempête, ou pour fuir plus rapidement un contrôle, comme des trafiquants de drogue le feraient de leur cargaison pour éviter d’être pris sur le fait. Les traversées en mer pour rejoindre Mayotte depuis Anjouan ou la Guadeloupe depuis la Dominique « semblent particulièrement meurtrières », selon le rapport sénatorial.  

À défaut de disposer de chiffres officiels, on ne peut que procéder à des suppositions. Hors importation de personnes destinées à l’esclavage sexuel – ce cas sera étudié plus loin – prenons une hypothèse de 30 000 entrées illégales réalisées à l’aide de filières organisées (environ 30 % des entrées illégales annuelles). Faisons aussi l’hypothèse que 1 % de ces personnes trouvent la mort au cours de cette aventure : il y aurait 300 morts par an. L’équivalent monétaire d’un accident mortel est 1,26 million d’euros en 2010 pour l’Office national interministériel de sécurité routière (ONIRS). En reprenant ce chiffre, on aboutit à 378 millions d’euros comme « prix du sang », ou plus souvent de la noyade.

L’immigration prostitutionnelle

Nous avons récemment tenté de chiffrer les dégâts occasionnés par les proxénètes très bien organisés qui réduisent quasiment en esclavage et exploitent des femmes, et quelques hommes, qu’ils font venir principalement d’Afrique et d’Europe de l’Est, en leur procurant souvent de faux papiers, pour les obliger à se prostituer dans divers pays de l’Union européenne. Sans reprendre le détail de nos recherches[1] on peut dire ceci : environ 15 000 victimes sont présentes en France à un instant donné ; le turn-over est important, car les réseaux mafieux qui organisent cette traite d’êtres humains les font passer assez fréquemment d’un pays à l’autre pour diminuer le risque d’une acculturation qui faciliterait leur émancipation. Ces personnes ne sont pas seulement dépouillées de la plus grosse partie des recettes que génère le commerce de leurs charmes ; beaucoup d’entre elles vivent un enfer, deviennent toxicomanes, et perdent définitivement tout espoir de s’en sortir. Le préjudice infligé annuellement à ces victimes de l’immigration prostitutionnelle a pour ordre de grandeur 8,5 milliards d’euros.

L’exploitation de la main d’œuvre immigrée clandestine

Cette exploitation existe dans des ateliers où ces personnes travaillent pour des salaires de misère, sans être déclarées, et sans oser porter plainte du fait de l’irrégularité de leur situation. Parfois une de ces situations fait surface, comme celle des 39 maîtres-chiens immigrés clandestins d’une entreprise sous-traitante de la SNCF (Le Figaro du 12 juillet 2009). On admirera au passage l’humour noir de cette situation où des immigrés en situation illégale sont employés pour faire régner la loi et l’ordre dans les gares en commandant de redoutables auxiliaires canins. On s’inquiétera aussi d’apprendre que la société ayant repris le contrat de surveillance des gares et ayant promis de réembaucher les dits immigrés dont le ministère, de son côté, avait promis de régulariser la situation, a certifié qu’elle allait leur faire suivre une formation : que notre sécurité soit mise entre les mains d’immigrés sans papier, passe encore s’ils sont compétents, mais s’ils ne le sont pas ?

Mettre un chiffre sur le préjudice subi par les immigrés clandestins qui se font exploiter par des employeurs peu scrupuleux est d’autant plus difficile que ces situations, par nature, sont mal répertoriées. On sait que des employé(e)s de maison sont dans ce cas, et que des diplomates étrangers de pays hors OCDE appliquent en France des façons de faire qui ont cours dans des pays où les droits de l’homme (et de la femme !) ne sont pas reconnus et protégés comme ils le sont en France. Et en certains points du territoire, notamment Mayotte, le personnel de maison non déclaré et payé très en dessous du minimum légal est majoritaire (1 200 employés de maison seulement sur environ 5 000 seraient déclarés à Mayotte, selon Africa International, 1er décembre 2007).

Certes, être mal payé à Mayotte peut être nettement plus rémunérateur que l’être « normalement » aux Comores, et cette remarque peut s’étendre à bien d’autres situations de clandestins sur le territoire français. Il n’en reste pas moins qu’au regard du droit français il existe une situation d’exploitation, même lorsqu’il ne s’agit pas d’une adolescente à peine pubère servant d’esclave domestique et sexuelle. Et il peut y avoir exploitation non seulement juridique, mais aussi réelle : percevoir un demi SMIC en France peut bien représenter le quintuple de ce qui serait obtenu dans le pays d’origine, cela n’empêche pas le travailleur immigré d’être socialement déclassé par rapport à sa position dans son pays d’origine[2] ; de plus, il va assez souvent envoyer une bonne partie de ses gains à sa famille restée au pays, se privant de tout à son profit : l’exploitation est alors le fait de ceux qui l’ont incité à partir non pas pour que son sort s’améliore, mais pour que leur niveau de vie et leur statut social à eux s’élève – au détriment du sien.

En se limitant aux cas graves, il est probable que l’on trouverait, si l’on disposait de données fiables et à peu près exhaustives, un préjudice bien supérieur aux 100 millions d’euros que nous retiendrons a minima.

Total des préjudices de type « exploitation » subis par les immigrés clandestins

Les trois points examinés ci-dessus ne sont pas exhaustifs. Ils montrent simplement que l’immigration clandestine est vécue par de nombreuses personnes comme une situation d’exploitation. Cette exploitation n’est pas tant le fait du pays d’accueil que de ceux qui les ont poussé à émigrer en leur faisant miroiter une amélioration de leur sort qui n’est pas au rendez-vous, et qui le cas échéant ont organisé ou financé cette aventure. Elle dépasse vraisemblablement 9 milliards d’euros par an

Le traitement des immigrants, légaux et illégaux

Il est patent que les pouvoirs publics français ne parviennent ni à restreindre véritablement le nombre des entrées d’immigrants, qu’ils soient légaux ou illégaux, ni à fournir à ces arrivants des conditions propices à une intégration et à une mise au travail leur permettant de gagner correctement leur vie de façon honnête. Ce bref exposé autorise seulement de donner des exemples qui n’ont rien d’exhaustif.

Les demandes d’asile

Les demandes d’asile (augmentées des demandes de statut d’apatride, qui y ajoutent moins de 1 %) sont assez fluctuantes. Entre 1993 et 2007, selon les statistiques de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) il y en a eu près de 500 000 (exactement 498 947) soit un peu plus de 33 000 par an en moyenne, mais le nombre annuel de premières demandes[3] est passé par un point bas à 17 399 en 1996 et par un maximum à 52 554 en 2003. L’année 2007 était proche du minimum, avec 23 800 premières demandes ; depuis la courbe a été fortement ascendante, 36 931 premières demandes ayant été enregistrées en 2010. On notera que ces chiffres concernent les seuls adultes : ils ne comprennent pas les « mineurs accompagnants », assez nombreux.

La France est le premier pays européen pour les demandes d’asile, et le second au monde, mais la position en tête des États-Unis, qui ont reçu 55 000 demandes en 2010, doit être relativisée : en proportion du nombre de ces habitants, ce pays reçoit à peu près trois fois moins de demandes que la France. On remarquera toutefois que selon le critère du rapport entre le nombre de demandes d’asile et la population du pays, plusieurs pays européens devancent largement la France : la Suède reçoit proportionnellement 3 à 4 fois plus de demandes ; la Belgique et la Suisse presque deux fois plus. Ceci étant, les efforts réalisés par la France pour l’accueil des demandeurs d’asile ne sont pas dans tous les domaines à la hauteur de ceux que l’on constate à l’étranger : ainsi l’OFPRA indique-t-il que, pour le nombre de langues étrangères dans lesquelles sont traduites les brochures sur les procédures d’asile la France vient en dernière position de l’Union européenne, en compagnie de la Grèce, du Portugal et de la Lituanie, avec 5 langues. L’Allemagne, en tête de ce classement, en est à 59 !

Le délai moyen de traitement des demandes dépend du nombre de celles-ci : 145 jours en 2010 contre 118 en 2009, en raison de l’affluence en 2010. Cela montre un certain manque de souplesse du ministère de l’intérieur, qui ne parait pas suffisamment à même de transférer des agents d’un service à un autre (l’OFPRA, en l’occurrence) quand les charges de travail varient. Pourtant, la mobilité est forte, les effectifs fluctuant au rythme des demandes d’asile : le service des demandes d’asile est certainement, par comparaison avec d’autres, un de ceux qui bénéficient du plus de souplesse et d’adaptabilité. Les borgnes sont roi au royaume des aveugles.

Au 31 décembre 2010 l’OFPRA avait sous sa protection 160 500 personnes. La nationalité sri-lankaise est la plus représentée, avec 21 800 personnes protégées. De nombreuses statistiques sont disponibles sur l’activité du service et la provenance de ses « clients ». En revanche, le rapport annuel de l’OFPRA est tout-à-fait introverti : il donne très peu d’indications sur le devenir des personnes venues frapper à la porte de l’OFPRA, que ce soit celles – entre 21 % et 35 % selon l’année de la première demande – dont la demande a été acceptée, ou celles qui se sont vues refuser la « protection » de l’office. Une remarque analogue pourrait être faite pour un grand nombre de services publics : l’égocentrisme est classique, souvent un service ne parle des personnes dont il traite les dossiers que dans la mesure où elles lui ont donné l’occasion d’exercer ses activités, sans se soucier de leur sort autre qu’administratif.

Il faut aller à la pêche dans les media pour obtenir des cas vécus. Soit par exemple LeTélégramme.com du 5 mai 2011 : à Rennes, 150 demandeurs d’asile occupaient un squat et en ont été expulsés. Quelques familles ont été expédiées à Saint-Brieuc, sans que grand-chose soit prévu pour les accueillir. Des manifestations de soutien ont eu lieu ; les 14 maires de l’agglomération de Saint-Brieuc, toutes tendances confondues, ont cosigné une lettre de protestation à la préfecture. Ainsi les 271 centres d’accueil des demandeurs d’asile et leurs 21 410 places[4], renforcés par 28 centres d’urgence, ne sont pas suffisants quand le nombre des demandeurs d’asile passe par une phase haute. Il faut dire que ces centres ne servent pas seulement aux demandeurs : les personnes et familles dont la demande a été acceptée y restent souvent encore des mois avant de trouver un logement.

Selon le Guide du demandeur d’asile publié par la Documentation française, lorsque l’asile a été refusé deux solutions seulement se présentent : le retour volontaire dans le pays d’origine, avec une aide au retour[5], ou un recours auprès de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile). Si la CNDA refuse à nouveau, la seule solution envisagée est le retour volontaire. Mais qu’en est-il dans les faits ? D’une part, le rejet de la demande s’accompagne d’une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui laisse un mois pour être exécutée librement : le retour volontaire ne mérite qu’à moitié son qualificatif. D’autre part, beaucoup des quelque 70 % de demandeurs auxquels un refus est opposé « disparaissent dans la nature » et deviennent des clandestins. Comme ils n’avaient déjà pas le droit de travailler en tant que demandeurs d’asile, pour subsister autrement qu’en recourant à l’assistance, à la mendicité ou à la délinquance il ne leur reste que le travail au noir. Les refus de demande d’asile, exception faite des cas (minoritaires) de retour au pays d’origine, débouchent donc largement sur une augmentation du nombre des immigrés en situation irrégulière.

Le rapport annuel 2009 de la Cour des Comptes consacre un chapitre à « la prise en compte de la demande d’asile », précisant immédiatement : « des améliorations à poursuivre ». L’OFPRA et la CNDA ont employé 655 agents et dépensé 42,7 millions en 2007. L’hébergement des demandeurs et l’allocation temporaire d’attente ont coûté 262 millions en 2008. La durée de traitement des demandes (première instruction par l’OFPRA puis recours devant la CNDA, effectué dans 90 % des cas de refus par l’OFPRA) était encore de 17 mois selon la Cour, en dépit d’une réduction des délais depuis 2003 : ce chiffre reflète davantage la réalité que les 118 jours indiqués par l’OFPRA, qui ne concernent que sa propre instruction des dossiers. Or, comme l’écrit la Cour : « une procédure trop longue a un coût social évident et encourage le dépôt de demandes ayant pour unique but de prolonger le séjour sur le territoire national : plus l’instruction est lente, et plus la reconduite à la frontière est difficile. »

On observera à la suite de la Cour combien il est irrationnel de vouloir économiser sur les frais d’instruction des dossiers par l’OFPRA et la CNDA, ce qui se traduit par des délais plus importants que nécessaire, puisque l’essentiel des dépenses tient à la prise en charge des demandeurs en attente de décision, et qu’une décision négative tardive a les plus grandes chances de se traduire pour les demandeurs déboutés par leur entrée dans la clandestinité. Plus d’un an d’attente, cela entraîne la scolarisation des enfants, un début d’acclimatation, la découverte de moyens de subsistance – et les aides au départ ne font pas le poids.

La Cour pointe en sus le recours de plus en plus fréquent, et maintenant largement majoritaire, à des avocats : la présence d’un membre du barreau a concerné environ 70 % des affaires jugées par la CNDA en 2008, contre 46 % en 2006 ! Du coup, les audiences sont plus longues et les renvois plus fréquents, ce qui tend à augmenter les délais.

La Cour des comptes fournit donc des informations précieuses dans un domaine où la discrétion était de mise. Cependant elle ne va pas jusqu’à nous indiquer le résultat des courses, c’est-à-dire le nombre ou le pourcentage des demandeurs d’asile qui, après un refus définitif, restent tout simplement en France de manière illégale. Selon la formule de Michèle Tribalat, les yeux de l’État restent « grand fermés » sur ce sujet.

La scolarisation des enfants de migrants

Un récent article de presse[6] relatait le bilan de l’année 2011 pour la Seine-Saint-Denis fait par le Préfet Christian Lambert. Ce département compte dix mille « décrocheurs scolaires », des jeunes qui sont inscrits au Lycée ou au collège mais n’en suivent guère les cours. Or on sait (cf. l’ouvrage cité de Michèle Tribalat) qu’en Ile-de-France la proportion de jeunes dont un des parents au moins est immigré est passée de 16 % en 1968 à 37 % en 2005, et qu’en Seine-Saint-Denis cette proportion atteignait 57 %. Le préfet Lambert expose ainsi la cause principale de cette désaffection vis-à-vis de l’école : « Les trafiquants utilisent souvent des mineurs comme guetteurs, payés 100 à 150 euros par jour. Ces mineurs abandonnent très souvent l’école pour sombrer dans le trafic et la délinquance. Lorsqu’un gamin touche, en un mois, deux ou trois fois ce que gagne un honnête travailleur, uniquement en surveillant les allées et venues sur un coin de trottoir, il y a peu de chances qu’il aspire à retrouver seul le chemin de l’apprentissage. » Rien d’étonnant, donc, à ce que la Chambre des métiers de ce département constate que sur les quelque 3 000 offres d’emploi, de stage ou de formation qu’elle a transmis ces derniers mois, presque la moitié n’aient pas trouvé preneur.

La situation de la Seine-Saint-Denis est certes paroxystique, mais on rencontre en maints endroits des problèmes analogues, sous une forme moins aiguë. La Cour des comptes a rendu public en novembre 2004 un rapport intitulé L’accueil des immigrants et l’intégration des populations issues de l’immigration ; elle y indique que sur 1 000 élèves de nationalité française entrés en 6e en 1989 le nombre de ceux qui ont obtenu le baccalauréat s’élève à 637, tandis qu’il est de 469 pour 1 000 entrants de nationalité étrangère. Une étude plus récente a été réalisée par l’Éducation nationale[7] sur un « panel 1995 », c’est-à-dire des enfants entrés en 6e en 1995 : on compte quelques années plus tard 64,2 % de bacheliers chez les autochtones, 66,8 % chez les immigrés originaires d’Asie du Sud-Est, mais 55 % chez ceux originaires d’Afrique noire, 50 ,8 % chez ceux originaires du Maghreb, et 32,9 % chez ceux originaires de Turquie.  

Il existe donc un vrai problème scolaire lié à l’immigration. Comme nous l’avions indiqué lors du colloque IGP de novembre 2005[8], les difficultés scolaires rencontrées par les enfants d’immigrés sont une des causes de la diminution du nombre d’élèves par classe, facteur important de renchérissement du coût de fonctionnement de l’institution scolaire. Mais ici nous nous intéressons surtout au fait que les enfants d’immigrés, dans les conditions d’accueil actuelles, liées au volume important du flux migratoire entrant, ne démarrent pas dans la vie avec un acquis scolaire égal à celui dont bénéficient leurs camarades autochtones. Sous réserve d’une modulation de ce propos pour tenir compte des fortes différences qui existent selon les pays d’origine, on peut affirmer que la France n’est pas à même de gérer ce flux dans des conditions optimales pour les enfants qui en font partie et pour ceux qui naissent des immigrés le composant.

2.3. Le travail des immigrés

Dans de précédentes études[9] nous avions déjà travaillé à partir de statistiques donnant les taux de chômage et d’emploi par nationalité, ou par nationalité d’origine (car la naturalisation ne modifie pas radicalement l’accès au travail). Mais il s’agissait de mesurer ce que la présence d’immigrés a comme conséquences, notamment pour le système de protection sociale, du fait que la contribution fournie dépend du taux d’emploi, différent selon l’origine des personnes. Il s’agira ici d’étudier ce que le fait d’être immigré a comme conséquence sur la situation de la personne concernée.

Les enquêtes Emploi 2010 ont permis à l’INSEE de fournir, pour la France métropolitaine, les taux d’emploi et de chômage suivants, avec des ventilations soit selon la nationalité, soit selon le caractère immigré ou non. La ventilation existe aussi selon le sexe, et par tranches d’âges pour les deux sexes confondus.

Taux d’emploi en 2010 selon la nationalité, le sexe et l’âge (France métropolitaine)

  Français Etrangers UE Etr. Hors UE
Femmes (15 ans et +) 47,3 % 46,7 % 30,4 %
Hommes (15 ans et +) 56,7 % 58,4 % 52,1 %
       
H et F (15 – 64 ans) 64,6 % 66,8 % 45 ,8%
       
H et F (15 – 24 ans) 30,6 % 30,9 % 19,6 %
H et F (25 – 49 ans) 83,6 % 77,5 % 53,8 %
H et F (50 –­ 64 ans) 54,3 % 56,9% 38,4%

 

Il ressort de ces données que les étrangers dont l’origine est dans l’Union européenne, âgés de 15 à 64 ans et résidant en France, très majoritairement (deux tiers) y travaillent, avec des taux d’emploi comparables à ceux des Français ; tandis que les étrangers de la même tranche d’âge et d’origine extérieure à l’Union européenne ne sont que 46 % à exercer un emploi. Les femmes hors UE ont un taux d’emploi particulièrement faible. Les hommes hors UE ont certes un taux d’emploi plus proche de celui des Français et des ressortissants de l’UE, mais il s’agit pour une part importante du fait qu’ils sont très peu nombreux au-delà de 65 ans, à la différence des Français : l’immigration est surtout le fait de personnes relativement jeunes, et au fil des ans la probabilité d’être naturalisé augmente.

Examinons maintenant la catégorie « immigrés », plus large que la précédente, bien que le droit du sol qui régit en France l’acquisition de la nationalité la restreigne par rapport aux pays où s’applique le droit du sang. L’INSEE fournit cette fois non pas les taux d’emploi, mais les taux de chômage. Les résultats sont donnés par le tableau ci-dessous.

Taux de chômage en 2010 des immigrés et non-immigrés (France métropolitaine)

  Non-immigrés Immigrés UE Immigrés hors UE
Femmes (15 ans et +) 9,0 % n. s. 21,8 %
Hommes (15 ans et +) 8,4 % n. s. 18,3 %
       
H et F (15 – 64 ans) 8,7 % 7,9 % 19,9 %
       
H et F (15 – 24 ans) 22,4 % n. s. n. s.
H et F (25 – 49 ans) 7,5 % 8,2 % 19,8 %
H et F (50 – 64 ans) 5,8 % n. s. 16,2 %

 

En dépit de l’absence de données pour certaines rubriques il apparaît clairement que, pour le taux de chômage comme pour le taux d’emploi, la situation des immigrés venus de l’Union européenne, diffère peu de celle des Français ou des non-immigrés, tandis que les personnes venues d’en dehors de l’Union européenne ont des taux de chômage qui, quelle que soit la tranche d’âge, et pour l’un et l’autre sexe, sont toujours supérieurs au double des taux analogues relatifs aux non immigrés.

La situation des immigrés au regard de l’emploi est donc peu réjouissante. Elle l’est vraisemblablement moins encore que ne l’indiquent les enquêtes emploi, car on imagine facilement que les immigrés en situation irrégulière appliquent le proverbe « pour vivre heureux, vivons cachés », et peuvent de ce fait être sous-représentés dans l’échantillon utilisé. Certes, pour beaucoup d’immigrés en situation régulière, la probabilité d’avoir un travail est plus élevée en France qu’elle ne l’est dans leur pays natal, mais leur point de comparaison, au bout de quelques années, devient la population au sein de laquelle ils vivent : à la joie d’avoir deux fois plus de chances de trouver un travail qu’au pays succède la déception d’avoir deux à trois fois plus de difficultés à en trouver un que les Français de souche.

Enfin, la situation des descendants d’immigrés venant de pays très différents de la France est elle aussi loin d’être excellente. L’INSEE chiffre à 3,1 millions le nombre de personnes de 18 à 50 ans nées en France métropolitaine et ayant au moins un parent immigré[10]. Or la situation professionnelle de ces personnes ne paraît pas être nettement meilleure que celle des immigrés, lorsque l’origine est un pays très différent de la France : c’est ce que montre la tableau suivant, extrait de France, portrait social 2010[11] .

Taux d’emploi et de chômage des Français de 16 à 65 ans selon la nationalité de leurs parents à la naissance

Parents 2 Français Au moins 1 Eur. Est Au moins 1 Maghreb 2 Eur. Est 2 Maghreb
Taux d’emploi (H) 86 % 80 % 65 % 73 % 65 %
Taux de chômage (H) 7 % 8 % 22 % 9 % 23 %
           
Taux d’emploi (F) 74 % 68 % 56 % 65 % 55 %
Taux de chômage (F) 8 % 7 % 18 % 6 % 19 %

 

On remarquera la faiblesse des différences entre les « scores » des personnes ayant eu à leur naissance deux parents  de nationalité maghrébine, et ceux qui en ont eu un seul. Une hypothèse explicative passablement déprimante demanderait à être testée, pour être le cas échéant infirmée : il se pourrait que 1/ les unions où un seul parent est de nationalité étrangère maghrébine à la naissance se produisent principalement entre  une personne française d’origine maghrébine, et une autre, immigrée ayant encore sa nationalité d’origine ; et que 2/ la naturalisation, et même l’acquisition de la nationalité par naissance sur le sol français, suivie par une instruction par l’Éducation nationale française, ne constitue pas un avantage déterminant pour ce qui est de donner statistiquement aux enfants un meilleur départ dans la vie professionnelle.

La portée d’une telle hypothèse est considérable, puisqu’elle signifierait que le processus d’intégration ne se réalise pas comme on pourrait l’espérer. Si les descendants des immigrés de certaines origines conservent les caractéristiques de leurs parents, et notamment une difficulté d’intégration au système professionnel français pour une fraction non négligeable d’entre eux ; et si cette transmission héréditaire se poursuit au-delà de la seconde génération : dans ce cas la France pourrait se trouver face à un sous-emploi structurel causé par l’inadaptation culturelle ou sociologique aux modes de travail européen d’une fraction croissante de sa population active. Le pire n’est pas certain, mais il conviendrait à tout le moins de réaliser les études requises pour en avoir le cœur net.

Conclusion

Il ressort de ce travail très – trop – succinct que venir s’installer en France n’est pas la panacée pour tous ceux qui font cette expérience. Les déboires dus à la cupidité et à la férocité de certains « passeurs » peuvent être dramatiques, que les migrants y perdent la vie ou qu’ils se trouvent réduits à un esclavage sexuel ou économique. Mais surtout, dans une certaine proportion, nullement négligeable, ceux qui tentent l’aventure ne sont pas aptes à surmonter les difficultés de l’entreprise, accrues dans un certain nombre de cas par le manque d’efficacité des services français en charge de l’immigration, et par l’insuffisante compétence de nombreux autres services, tels que l’Éducation nationale, quand il s’agit de s’occuper de personnes culturellement très différentes. Le résultat est l’absence d’intégration dans le système productif d’une proportion d’immigrés et de descendants d’immigrés d’origine non occidentale sensiblement supérieure à la proportion d’inadaptés qui existe parmi les autochtones. Comme pour l’enseignement supérieur, l’absence de sélection à l’entrée a des conséquences négatives à la fois pour ceux qui auraient mieux fait de ne pas venir, et pour ceux qui ont leur place dans le système.

 

Retrouvez tous les articles de la présidentielle sur l'immigration dans notre dossier :

 

[1] Voir  « Le coût du crime et de la délinquance (version 2012) », Études et Analyses, Institut pour la justice, 2012.

[2] Rappelons, comme le fait volontiers Bourcier de Carbon, que le niveau de vie relatif a plus d’importance que le niveau de vie absolu quand on s’intéresse à la position sociale et au contentement de la personne.

[3] L’OFPRA calcule les premières demandes, et les demandes totales ; le nombre de ces dernières est plus élevé car des personnes font une seconde demande après avoir été déboutées une première fois.

[4] Source OFFI : Office français de l’immigration et de l’intégration.

[5] Prise en charge des frais de voyage, et 2 000 € pour un adulte, 3 500 € pour un couple, 1 000 € pour chacun des deux premiers enfants et 500 € pour les enfants de rang trois et plus. De plus il peut être accordé une aide à la création d’une activité économique d’un montant maximum de 7 000 €.

[6] Le Figaro du 8 février 2012.

[7] Note d’information 10.13, septembre 2010.

[8] « L’immigration : coûts directes et indirects ; effets économiques », in J. Dupâquier et Y.-M. Laulan, Immigration / Intégration, l’Harmattan, 2006.

[9] Article cité plus haut, et « L’incidence sur les comptes sociaux", in J. Dupâquier et Y.-M. Laulan (eds), Ces migrants qui changent la face de l’Europe, l’Harmattan, 2004.

[10] Pascale Breuil-Genier et alii, « Les immigrés, les descendants d’immigrés et leurs enfants, France, portrait social, éd. 2011. Ce nombre est appelé à croître puisque 18 % des naissances ont été en 2009 et 2010 le fait de femmes nées à l’étranger, et que l’Europe hors pays de l’ex-URSS (cette fois, ce n’est pas l’Union européenne : pour de mystérieuses raisons l’INSEE varie les partitionnements des populations qu’elle évalue, ce qui complique les analyses) ne représente que 3 points de ce pourcentage.

[11] Romain Aeberhardt et alii, « Les écarts de taux d’emploi selon l’origine des parents ».