Par ÉRIC IBORRA,
prêtre du diocèse de Paris, enseigne à l'École cathédrale, traducteur en français de Aidan Nichols, la Pensée de Joseph Ratzinger, Ad Solem, 2008.

IL EST BIEN EVIDEMMENT PREMATURE de tracer un bilan de la venue du pape en France. Nous n'avons pas assez de recul. Car ce qu'il a dit doit d'abord être reçu, puis assimilé et ensuite mis en œuvre avant que des fruits puissent apparaître. Prenons trois exemples. Le pape s'est adressé aux évêques : comment vont-ils réagir aux points sur lesquels il a attiré leur attention ? Et s'ils réagissent, comment leur action sera-t-elle reçue par leurs diocésains ? Deuxième exemple : le pape a appelé au rejet des idoles, à la conversion, à l'acceptation de la croix ; il a rappelé la nécessité de la figure du prêtre et a invité les jeunes à ne pas craindre de s'engager dans la vie sacerdotale et consacrée. Cet appel sera-t-il entendu ? Y aura-t-il un millésime Benoît XVI 2008 comme il y avait eu un label Jean Paul II 1980 ? Troisième exemple : le pape a cru discerner une évolution dans la conscience française de la laïcité. S'agit-il juste d'un frémissement, médiatisé, ou bien d'un changement inchoatif mais profond des mentalités ?

Il est bien trop tôt pour répondre à ces questions. Mais pas trop tôt pour souligner certaines inflexions dans son discours, et donc pour esquisser un bilan théologique de cette visite. Par théologique , il faut entendre non seulement, au sens strict, ce qui concerne la religion chrétienne, mais aussi, au sens large, la vision de foi portée sur des réalités a priori profanes.
Il me semble que la question de la liberté s'est trouvée au centre des interventions du pape. De manière plus théorique à Paris, avec le discours au Collège des Bernardins, de manière plus pratique à Lourdes, avec la figure de Marie, illustration qui constituera notre conclusion.
1/Le point de départ : quærere Deum
Le point de départ du pape est anthropologique. C'est l'aspiration à l'autotranscendance inscrite au cœur de l'homme. C'est l'idée a priori que l'homme passe infiniment l'homme , pour reprendre les termes de Pascal. On retrouve la veine platonicienne et augustinienne qui caractérise la pensée du théologien Joseph Ratzinger : l'homme est fondamentalement un être tourné vers l'Absolu.
Or il se trouve que l'Absolu, de son côté, s'est opportunément fait connaître dans l'histoire. C'est l'idée de Révélation, cristallisée dans les Écritures, portée par la Tradition. Il ne s'agit plus donc de rechercher le divin comme à tâtons , selon l'expression de saint Paul devant l'Aréopage, mais de se laisser attirer par la figure qui resplendit au cœur de la révélation biblique, le Christ en son mystère pascal. Cette quête incombe à chacun, elle est universelle. Aussi, notons-le par parenthèse, elle ne doit pas être entravée par l'État, car elle répond aux aspirations de la raison. Jamais Dieu ne demande à l'homme de faire le sacrifice de sa raison ! Jamais la raison n'entre en contradiction réelle avec la foi (homélie des Invalides). Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.
Dissipons d'abord une ambiguïté : en prenant comme fil conducteur de son discours aux Bernardins l'exemple des moines cisterciens, Benoît XVI, qui est depuis toujours familier de la spiritualité bénédictine, n'entend pas réserver la recherche de Dieu à une minorité choisie. Pour saint Benoît, le moine n'est autre que la figure du chrétien conséquent, sa quête, l'exemplification de celle qui doit sourdre au cœur de chacun.
2/ Foi et culture : une matrice spirituelle
Benoît XVI montre alors que la culture n'est pas une fin en soi, qu'elle est bien plutôt un sous-produit de la quête de Dieu. Historiquement, les moines n'ont pas cherché à préserver comme telle la culture antique ni à créer une culture nouvelle. Si une culture nouvelle est pourtant née, c'est in obliquo, comme fruit d'une recherche située à un autre niveau. Parmi toutes les idoles qui peuvent nous leurrer, il y a donc aussi la culture , une culture isolée de sa source et de sa finalité. Nous y reviendrons également.
Benoît XVI part de la devise bénédictine ora et labora. D'un côté, les exigences de la prière conduisent à une investigation approfondie de ces Écritures où Dieu se donne à connaître et où il suggère les mots et les attitudes justes pour entrer en relation avec lui. De cette investigation naissent ces sciences auxiliaires de la quête spirituelle qui vont s'épanouir dans les disciplines littéraires et artistiques européennes. De l'autre côté, la prise de conscience du travail comme participation à l'œuvre d'un Dieu qui ne répugne pas à entrer en relation avec son autre qu'est la matière dans l'acte de créer, a conduit ensuite à la valorisation de l'inventivité et de l'activité, ce qui stimulera l'éclosion de ces techniques qui là encore constituent la fierté légitime de l'Occident.
Finalement, Benoît XVI aura montré que — sans l'avoir voulu in recto — la quête médiévale aura produit la culture moderne : Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l'Europe, son éthos et sa conception du monde sont impensables. Ce qui répond à la question des racines chrétiennes de l'Europe : plus que de racines, il s'agit d'une matrice. Mais il poursuit en posant ce constat qui est aussi une question redoutable :
Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc l'échec de l'humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l'Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à l'écouter, demeure aujourd'hui encore le fondement de toute culture véritable.
Car le drame de l'Occident actuel, c'est le statut de l'autre, et de l'Autre par excellence qu'est Dieu. Ce qui retentit sur la compréhension du moi, et donc sur celle de la liberté. Pour s'orienter vers la résolution du problème, il faut faire d'abord un pas en arrière et contempler l'univers dans lequel s'opère cette quête de Dieu.

 

[Fin de l'extrait. Pour lire la suite de l'article, avec l'appareil de notes, se reporter à la version papier. Nous vous remercions de votre compréhension.]