Pan-Europe ne date pas d'hier. Cet ouvrage, consacré à l'unité politique de l'Europe, a été publié en 1923, réédité par les Presses universitaires de France en 1988, et à nouveau en 1996.

Pan-Europe, autrement dit L'Europe entière, saisie comme entité homogène. Son auteur, Richard N. Coudenhove-Kalergi, citoyen franco-autrichien, est le fondateur du plus ancien des mouvements militant pour l'idée européenne, l'Union paneuropéenne — 1926. Qui aime la réflexion politique et anthropologique fondée sur l'histoire longue en fera son miel. Certaines considérations datent, aucune n'est sans intérêt. La façon dont, en 1923, un homme cultivé voyait l'avenir, comparée à ce qui est advenu, offre un éclairage utile à la compréhension de notre siècle qui s'achève et, le recul aidant, ouvre des perspetives sur celui qui s'ouvre. Dans une succession de passionnants exposés géopolitiques, Coudenhove-Kalergi oppose les intérêts de " Pan-Europe " à ceux des empires américain, russe, anglais, extrême-orientaux. Nous n'en sommes plus là. Aujourd'hui, les menaces dominantes sont l'impérialisme économique et culturel américain et les mouvements migratoires extérieurs, sans pareils depuis les grandes invasions du premier millénaire. Si l'Extrême-Orient s'ébroue, l'empire russe est en sommeil convulsif, l'empire britannique n'est plus qu'un souvenir. Au-delà de ces changements, une constante : quels que soient ses rivaux ou partenaires, l'Europe a une dynamique propre à créer pour assurer son avenir — impératif vital. La leçon paneuropéenne demeure valide.

Exemple de cette pérennité des questions, cette observation que nous aurions tort de considérer comme fait acquis : " L'essentiel est de reconnaître la communauté de destin franco-allemande. Tant que la politique de l'Europe était aussi la politique du monde, ce qui séparait les deux pays l'emportait sur ce qui pouvait les rapprocher. Aujourd'hui où l'Europe joue son avenir, face aux autres continents, les intérêts français et allemands convergent chaque jour davantage. Ainsi doit naître une communauté de la raison, là même où il n'y a pas encore de place pour une solidarité de l'amour. " Leçon pour hier et pour aujourd'hui. Le couple franco-allemand reste la clé de voûte de l'ensemble européen en gestation. Cette clé n'est pas définitivement en place.

 

Une Europe d'avance

Les observations sur l'Angleterre, " hors de Pan-Europe ", sur la Russie, " plus asiatique qu'européenne ", sur l'Europe danubienne, l'Europe balkanique, offrent des éclairages sur l'avenir. Voyez : " Il est possible que la Russie s'unisse à l'Europe ; mais alors, la limite entre l'Europe et l'Asie sera l'Altaï et non l'Oural, et les confins de l'Europe atteindront la Chine, le Japon et l'Océan Pacifique. Il est aussi possible que la Russie se retourne vers l'Ouest pour former, avec les Allemands et les Slaves occidentaux, un contrepoids au bloc anglo-saxon et européen occidental. Dans ce cas l'Europe aura le Rhin et les Alpes comme frontières, comme au temps des Romains. " Qui peut jurer que ce ne sera pas, ce que le Reich préférera, demain, à une union stérile avec " l'exception française " ? Rappelez-vous l'épopée, il y a huit siècles, des chevaliers teutoniques. Le Lebensraum allemand est à l'Est. On peut le conquérir autrement qu'avec des Panzern .

Coudenhove-Kalergi a publié son livre, dix-huit ans exactement avant qu'Hitler ne lançât ses divisions blindées contre l'Union soviétique. Son Union paneuropéenne intervenait trop tôt : les peuples de l'Europe n'avaient pas épuisé les querelles qui ne se vident que par les armes. Le traité de Versailles, conçu par un vainqueur qui avait l'œil vissé sur un passé immédiat, les avait même aiguisées. Il était prématuré d'envisager entre Allemands et Français une " collaboration " sincère et équitable, à plus forte raison cet " amour ", sans lequel toute durée est exclue. Cet " amour " existe-t-il aujourd'hui ? Je n'en jurerais pas. On ne s'interroge jamais trop tôt, et les peuples ont des plis si invétérés, qu'en matière historique, il est rare qu'une réflexion approfondie et sincère soit jamais totalement dépassée. Ce qui retiendra avant tout l'attention aujourd'hui, c'est la dimension culturelle que Coudenhove-Kalergi donne à la question de l'unité européenne.

Nous sommes aux antipodes de l'Europe de Jean Monnet, de Jacques Delors et des contraintes d'Amsterdam. Il n'est pas indifférent de noter que si de Gaulle, partisan de l'Europe des patries, se méfiait de Monnet , qui, à ses yeux, voulait " écraser les nations comme les marrons dans la purée ", il appréciait Coudenhove-Kalergi, qui les respectait. Coudenhove-Kalergi ne leur conférait pas une essence divine, comme le fait Soljénitsyne : " L'existence, dès l'origine, de peuples différents fait partie du plan divin. À la différence de toutes les organisations humaines, l'ethnos, comme la famille, comme la personne, n'est pas une création humaine " ; il n'y voyait pas moins une entité sacralisée : " Chaque nation est un sanctuaire... le laboratoire de la culture ; le point de cristallisation des vertus civiques et du progrès. " Évidente parenté des points de vue. S'en prendre aux nations, revient à rendre chimériques les ensembles qu'on prétend former avec elles. On ne peut faire l'Europe en ruinant ses composants.

 

Grecque, romaine et chrétienne

L'Europe préexiste, et dès longtemps, à ceux qui ne cessent de nous rebattre les oreilles de sa " construction ". C'est une Europe, une et multiple, dans l'espace et dans le temps. Une notion, mentale et culturelle, évolutive, à laquelle Coudenhove-Kalergi donne plus de deux mille cinq cents ans. Depuis l'origine, l'Europe s'est déplacée de sud-est en nord-ouest, suivant en quelque manière la course mythique du taureau divin qui enleva Europe, princesse de Phénicie.

" L'Hellade fut la première Europe. Son opposition à la Perse créa la tension entre l'Europe et l'Asie et créa, par là même, l'idée européenne. " La guerre est mère de toute chose, disaient déjà les présocratiques : vérité vérifiée pour les nations européennes, qui se sont beaucoup battues... L'aire géographique de l'Hellade ? La Grèce européenne, mais aussi l'Ionie, les rives méridionales de la mer Noire, et quelques points d'appui italiens, gaulois et ibériques. La mention de cette Europe primaire est plus historique que de réelle importance — sauf à qui nourrit un culte intellectualiste de l'hellénisme. Il en va tout autrement de l'Europe secondaire : " Rome créa la deuxième Europe. Cette Europe comprenait les pays baignés par la Méditerranée ; le Rhin et le Danube en étaient les frontières du Nord-est ; du point de vue culturel, cette délimitation n'a pas encore disparu. " Précision qui nous intéresse au premier chef : " Le partage de l'Empire romain sépara les Balkans de l'Europe, et déplaça le centre de gravité de l'Empire vers l'Occident. L'Empire romain d'Orient devint un empire intermédiaire entre l'Europe et l'Orient, un empire eurasien. L'Europe fut catholique et romaine. "

Cette Europe eut à subir les grandes invasions, qui lui conférèrent sa composante germanique : la troisième Europe " arrive à son apogée avec Charlemagne ". Au Nord-est, la frontière de l'Europe tertiaire est sur l'Elbe, au Sud-est, sur la rive orientale de l'Adriatique, où commence l'Empire byzantin. Avars et Slaves en sont exclus. Après l'échec de la restauration carolingienne, la quatrième Europe est aux papes dont la puissance atteint son zénith, au XIIIe siècle. La Réforme met à mal l'Europe quaternaire : les guerres de Religion et la guerre de Trente ans consacrent son partage en deux — catholiques au Midi, protestants au Nord. L'apaisement des conflits de conscience donne naissance à l'Europe du despotisme éclairé. L'Europe intègre alors pour la première fois la Russie et atteint à sa plus grande étendue. " L'apogée de cette cinquième Europe est marquée par le règne de Napoléon. Il fut le dernier à avoir reconstitué l'empire européen de Jules César, de Charlemagne, d'Innocent III. S'il avait vaincu à Leipzig, les États-Unis d'Europe seraient déjà constitués. " Coudenhove-Kalergi a-t-il la nostalgie de l'Europe des Lumières ? " L'idée de la solidarité européenne, dit-il, domina la Sainte Alliance, comme elle inspira à Mazzini le rêve d'une Europe unie et républicaine. "

Successivement, Hellade, Empire romain, Empire carolingien, chrétienté, Europe des Lumières, notre Vieux Continent a obéi à une évolution qui, en tout, le concerne tout entier. Son homogénéité n'est invisible qu'aux myopes qui cultivent leur pré carré. " De la même manière que nous parlons d'une nation hindoue ou chinoise, bien que ces peuples parlent un grand nombre de langues différentes, les Chinois et les Hindous seraient, pour leur part, fondés à parler de nous comme de la nation européenne. Du point de vue culturel, l'Europe est bien plus homogène que l'Inde. Elle forme un tout grâce à la religion chrétienne, à la science européenne, à l'art et à la culture qui repose sur des bases grecques, romaines et chrétiennes. L'histoire commune de l'Europe fait que les constitutions et les lois des différents États européens sont incomparablement plus voisines les unes des autres que ne le furent jadis les cités-États grecques. "

 

Mère des nations

Parallèlement, les peuples européens n'ont cessé de se distinguer les unes des autres, de s'affirmer comme nations, jusqu'à s'affronter en des conflits devenus mortels, au XIXe et au XXe siècle. Quand il conçoit Pan-Europe, Coudenhove-Kalergi ne connaît que la Première Guerre mondiale, mais les ruines qu'elle laisse, l'autorisent à affirmer que, désormais, " la voie est ouverte à une sixième Europe ". Il la nomme (peu importe ici ) États-Unis d'Europe ou fédération paneuropéenne.

Que propose l'Union paneuropéenne, sept ans après le traité de Versailles ? 1/ " La confédération européenne avec garantie réciproque de l'égalité, de la sécurité et de la souveraineté de tout État européen. " 2/ " Une cour fédérale pour régler tous les conflits entre les États européens. " 3/ " Une alliance militaire européenne, avec une force aérienne commune pour garantir la paix et le désarmement équilatéral. " 4/ " La création progressive de l'Union douanière européenne. " 5/ " La mise en valeur en commun des colonies des États européens. " 6/ " Une monnaie européenne. " 7/ " Le respect des civilisations nationales de tous les peuples de l'Europe, fondement de la communauté de culture de l'Europe. " 8/ " La protection de toutes les minorités nationales et religieuses de l'Europe, contre la dénationalisation et l'oppression. " 9/ " La collaboration de l'Europe avec d'autres groupes d'États dans le cadre d'une Société des Nations universelles. "

Un seul point caduc, le 5/. Une large prépondérance du souci de sécurité et de la culture sur l'économie. Priment les organes d'arbitrage et la façon dont doit s'opérer l'union des nations, dans une lente évolution des esprits. Liberté est laissée à chacun de vivre comme il l'entend. À qui redoute que cette intégration lui arrache à la longue sa liberté avec son identité — il n'y a pas de souveraineté sans identité prononcée, et toute atteinte à l'identité entraîne un réflexe de revendication souveraine —, Coudenhove-Kalergi répond : " Cultivez votre identité, vous avez raison. Mais daignez regarder comme vos voisins sont vos proches parents. " Chaque nation étant " un sanctuaire ", " le combat contre le chauvinisme se compromettrait gravement en s'en prenant à l'idée nationale ". " Le chauvinisme national ne peut être combattu par un internationalisme abstrait , mais par un approfondissement et un élargissement de la culture nationale en une culture européenne et par la diffusion de l'idée que toutes les cultures nationales de l'Europe, dans leur interdépendance étroite et inextricable, ne sont que les parties constituantes d'une seule grande culture européenne. Pour parvenir à cette idée de l'unité culturelle de l'Europe, les peuples européens doivent apprendre à connaître et à apprécier les maîtres spirituels de leurs voisins. "

Cette notion de " maîtres spirituels " commande la conception que Coudenhove-Kalergi se fait de la nation qui " est du règne de l'esprit. " Les nationalistes européens, dit-il, définissent les nations comme " des communautés de race ". Aucun sens : échanges et migrations ont abâtardi toute forme de " race pure ". Communauté de langue ? " C'est un problème de dilettante que de conclure à l'existence de races germaniques, romanes ou slaves, parce qu'il existe des groupes de langues germaniques romanes et slaves. " La nation est " communauté spirituelle ". Les nations " ne remontent pas par la chair à des aïeux communs, mais spirituellement à des maîtres communs... Chaque peuple ne s'éveille à la plénitude de sa conscience que dans la personne de ses enfants géniaux ". Chacune de nos nations a son " Panthéon ", le peuple de ses " héros ", qu'elle " essaie d'imiter " — en sorte que " les nations sont des symbioses entre les grands hommes et leurs peuples qui sont en même temps leurs pères et leurs fils, leurs créateurs et leurs créatures... Un peuple se groupe d'abord autour de légendes et de poèmes communs, puis autour d'une religion commune, finalement autour d'une littérature commune ". Séduisant et vérifiable.

 

Chauvinisme laïque

Au Moyen Âge, il n'y avait qu'une Europe, l'Église. La Renaissance a fragmenté l'Europe en faisant naître les littératures nationales : " Du fait de ses littératures nationales, l'Europe s'exprime en plusieurs écoles qui ne pouvaient pas se comprendre les unes les autres. " Naît le fait national. Isolé du fait national voisin, il est aiguisé par l'enseignement, à mesure que celui-ci se répand. " L'établissement de l'enseignement obligatoire obligea chaque Européen à entrer dans l'une de ces communautés scolaires nationales. " Au grand dam de la communauté européenne originelle et de son ciment chrétien. Le chauvinisme guette, forme laïque du fanatisme. " Chaque peuple se considère comme le peuple élu. " En cause, l'ignorance. Le remède : enseigner à chacun combien les cultures européennes sont solidaires. " Dans le cœur des Européens, le Panthéon national doit être élargi aux dimensions d'un Panthéon européen. " C'est faire œuvre de culture, d'identité et de paix que de chercher à mettre en évidence aux yeux du grand nombre " l'étroite parenté qui unit tout ce qu'il y a de plus grand en Europe ". Quel est le Français cultivé qui ne se sent pas chez lui dans Shakespeare, ou dans Lope de Vega ? Chez lui, à Heidelberg, à Bruges, à Tolède, à Florence ? Multiplier dans les esprits les dénominateurs communs culturels, n'est affaire ni de droit ni de loi, mais d'affinités, qui se cultivent, ne se décrètent pas.

Certes, il est tard. Depuis la publication de ces propositions, il y a soixante-seize ans, le reflux constant de la religion commune, la déroute générale de l'enseignement concourent, ici, à la dilution des nations (avec ou sans intention de les fondre dans la masse " indifférenciée " d'une Europe matérialiste), là, au renforcement des chauvinismes. L'ignorant voit toujours midi à sa porte, il est vain d'enseigner Shakespeare ou Goethe, au natif de France qui ignore Racine, Bossuet ou Montesquieu. Mais le pire n'est pas toujours sûr, et l'œuvre à mener est de longue haleine. En tout état de cause, l'avenir d'une Europe fidèle à elle-même et acceptable par tous, passe par un prodigieux effort d'enseignement, aux antipodes de la publicité hâtive des slogans, des fascicules techniques sur la conversion de l'euro, et même des plans Eureka !

Coudenhove-Kalergi n'est pas une voix solitaire. " Plus l'Europe existera comme entité, plus la France devra se sentir France ", lisait-on dans le Bulletin du comte de Paris, en novembre 1951, quand se formait la C.E.C.A. Même antienne, dix ans plus tard, chez de Gaulle : " Je souhaite l'Europe, mais l'Europe des réalités ! Celle des nations. Chaque peuple doit rester lui-même, tel que son histoire et sa culture l'ont fait, avec ses souvenirs, ses croyances, ses légendes, sa foi, sa volonté de bâtir son avenir. Si vous voulez que les nations s'unissent, il faut respecter leur personnalité, les rapprocher, leur apprendre à vivre ensemble. " Au mois de juin 1999, à Varsovie, le souverain pontife proclame : " Si nous souhaitons une nouvelle et durable unité de l'Europe, nous devons construire sur la base des valeurs spirituelles qui l'ont fondée, prenant en considération la richesse et la diversité des cultures et des traditions de chaque nation. Ce doit être la grande communauté européenne de l'Esprit. " Il faut, en outre, que l'Europe en appelle au Christ, sa plus glorieuse valeur commune : " Vieux Continent, ouvre les portes au Christ ! " La vieille chrétienté doit pouvoir entendre un tel langage, si on veut bien avoir le courage de le lui tenir.

L'Europe envisagée par Coudenhove-Kalergi garde des partisans. Le sont en général les hommes attachés à leur culture et d'éthique plutôt aristocratique. Coudenhove-Kalergi, toutefois, ne s'adresse pas aux seuls pairs du prince de Ligne — " Français à Paris, Autrichien à Vienne, ou Russe à Saint-Pétersbourg ". Dans un élan qui ne va pas sans réclamer quelque prudence , il en appelle à tous : " Les ponts de la compréhension, de l'intérêt et de l'amitié doivent être jetés de peuple à peuple, d'industrie à industrie, de syndicat à syndicat et de littérature à littérature. Le sentiment de la communauté paneuropéenne, le patriotisme paneuropéen doit être développé comme couronnement et complément du sentiment national. " Consacrer le fait national, point capital qui valide pour longtemps sa réflexion.

Pan-Europe prendra naissance le jour où les peuples européens, dans leurs profondeurs, décideront d'y adhérer. Ne suffira pas que des parlementaires votent une ratification. Bannies les constructions technocratiques, législatives et réglementaires (internationalisme abstrait !) qui ressortissent à des plans tirés sur la comète, et sont bientôt coercitives ! Nécessaires, elles ne seront jamais suffisantes. Rien ne peut se faire sans l'assentiment des peuples, donc de l'Histoire. Parce qu'elle fait fi de l'Histoire et du respect dû aux nations, l'Europe sans âme du traité de Rome, revu à Maastricht et à Amsterdam, manque gravement d'attrait pour ceux dont elle prétend assurer avenir et bonheur. On ne construit pas l'avenir sans révérence pour le passé, moins encore dans l'indifférence . L'Europe des politiciens, des technocrates s'échafaude, celle des peuples tarde, comme si on avait oublié, ou si on refusait, de leur faire comprendre, selon la conviction partagée par un prince capétien, de Gaulle ou le pape Jean-Paul, qu'elle est, non un cartel d'assujettis, mais " avant tout une communauté de destin ".

J'aurais préféré que Coudenhove-Kalergi écrivît " destins ", au pluriel. Ce qu'il ne dit pas suffisamment, c'est que pour assumer ce destin, chaque nation doit commencer par mettre de l'ordre chez soi . Cet ordre, au sein de chacune, est affaire de tous : " La souveraineté nationale m'apparaît réelle et concrète, seulement lorsque les conditions de son exercice sont remplies, c'est-à-dire lorsque dans un pays les volontés de tous sont unies pour réaliser l'idéal moral, intellectuel et matériel que la nation s'est défini ; lorsque la justice sociale, répartissant équitablement les richesses créées, chaque famille se sait et se sent incorporée à la nation par les attaches du bien-être commun ; lorsque la justice rendue avec équité permet à tous les citoyens de se savoir en sécurité dans la Cité. Voilà les conditions de la souveraineté nationale auxquelles chaque ressortissant contribue individuellement par la part qu'il apporte et reçoit collectivement par son incorporation et celle de son labeur à l'œuvre commune menée dans l'intérêt général . " Or, depuis bientôt cinquante ans — avec une rémission pendant l'ère gaullienne —, le dogme officiel cherche à nous entonner que l'Europe réglera nos problèmes. On l'a encore entendu, durant tout l'an dernier, avant le lancement de la monnaie unique.

 

Un drame de l'esprit

" Le drame de l'Europe est un drame de l'esprit ", disait Bernanos qui, en 1947, la voyait à l'agonie. Or, la course est presque gagnée, qui doit faire oublier à l'Européen le " monde chrétien ", cher à Péguy. Pour nous, Français, " la "vieille France" respectueuse de la personne, des solidarités vraies et du travail bien fait ". Mais tout n'est pas perdu, dans la maison où le père est à son poste : nous vivons sous un pontife qui veille. J'ai cité son appel de Varsovie.

À Pâques 1999, Jean-Paul II en a lancé un autre, propre à vivifier les esprits — une Lettre aux artistes. Y domine l'idée, reprise de Dostoïevski, que la beauté sauvera le monde. Les artistes concourraient à sauver l'Europe ? Dieu, " l'Artiste divin ", explique le Pape, " transmet une étincelle de sa sagesse transcendante à l'artiste humain, l'appelant à partager sa puissance créatrice ". Le don confère une responsabilité considérable, il est mission. " À travers les œuvres qu'il réalise, l'artiste parle et communique avec les autres. " Citant le poète Norwid, son compatriote : " La beauté est pour susciter l'enthousiasme dans le travail / Le travail est pour renaître " — le Saint-Père fait le lien entre beauté et vie ; puis, se référant à Platon et à l'intraduisible kallokagathia (Karol Wojtyla est philosophe), établit le lien entre beau et bien. Nul, plus que l'artiste, n'a le devoir de faire fructifier ses talents. Y compris au plan social : " La société a besoin d'artistes, comme elle a besoin de scientifiques de techniciens, d'ouvriers. " Mais attention, nul n'est plus exposé, non plus, aux vanités : " Vaine gloire... popularité facile... calcul du profit personnel ! " Les artistes sont au pied du mur : " Il y a une éthique, et même une "spiritualité" du service artistique, qui à sa manière contribue à la vie et à la renaissance d'un peuple. "

Faut-il rappeler ce que l'art en Occident doit à l'illustration vivante de l'Écriture ? Dans le formidable foisonnement de l'art chrétien, " tout imprégné de l'Évangile ", les talents se tournent vers le Ciel et y invitent le profane à admirer le mystère divin. Mais ce n'est pas dans les seules œuvres inspirées par la religion que la beauté touche au mystère de la foi. Issue d'une étincelle divine (le véritable artiste en connaît l'origine), " toute forme authentique d'art en est, à sa manière, une approche valide ". " C'est dans cet esprit de la beauté que la constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie [...] n'a pas hésité à considérer comme un "noble ministère" le travail des artistes, quand leurs œuvres sont capables de refléter, en quelque sorte, l'infini beauté de Dieu et d'orienter l'esprit de tous, vers Lui. " L'Église a besoin de l'art et des artistes. La réciproque est-elle vraie ?

" Question provocante ", dit le Saint-Père qui répond : " L'artiste est toujours à la recherche du sens profond des choses, son ardent désir est d'exprimer le monde de l'ineffable. " Or, " n'est-ce pas dans le cadre religieux que se posent les questions personnelles les plus importantes et que se cherchent les réponses existentielles définitives ? " Plus encore, Jean-Paul II affirme : " La beauté est une invitation à savourer la vie et à rêver de l'avenir. " Idée et féconde : la beauté parle d'avenir. " Que votre art contribue à l'affermissement d'une beauté authentique qui, comme un reflet de l'Esprit de Dieu, transfigure la matière, ouvrant les esprits au sens de l'éternité. "

Il en va de l'artiste comme des Soixante-Douze, au jour de la Pentecôte. Celui qui refuserait la mission, commettrait le seul péché que saint Thomas juge irrémissible : le péché contre l'Esprit. Libre aux artistes de choisir entre le bien et le mal. S'ils veulent jouer un rôle social, ils doivent se détourner des vanités.

Le Saint-Père nous a-t-il emmenés loin de Coudenhove-Kalergi ? Coudenhove-Kalergi, trop rationaliste, surestime la " république européenne des Lettres " à l'ère des Lumières, et son jugement de ce point de vue, a pris des rides. Mais il a vu, comme tous ceux que leur âme appelle vers En-Haut, que l'avenir de l'Europe resortissait à un combat spirituel. L'artiste est à la fois conservateur et révolutionnaire, apprenant son art avant d'innover : c'est comme cela seulement qu'il crée. Sans renier notre passé — d'un passé largement commun, figé fermement pour l'éternité, nous avons à rassembler l'Europe sur le mouvant, l'incertain. " Il ne nous sied pas, en fatalistes, d'abandonner l'esprit de notre longue histoire " affirme Soljénitsyne, à ses frères russes. Le glas sonnera bientôt pour nous, Européens qui avons porté longtemps si haut la belle flamme de la chrétienté, si nous avons la folie d'y renoncer. Nous serons réduits à dire : " Nous sommes à peine vivants : entre la morne amnésie par-derrière nous, et les signes menaçants de notre disparition par-devant . " Réagissons, sachant que tant qu'il restera en l'un de nous une once de mémoire, une once d'amour pour ce passé qui nous a façonnés, leur répondra une once d'espérance. Peu importe que Coudenhove-Kalergi ne porte pas plus haut la foi et la beauté, il en appelle à la conservation d'un passé qui seul nous garantit que nous avons un avenir. L'Europe vient de loin ; si elle s'en souvient, elle ira loin, encore.

De ce qu'il l'a cru et dit, nous devons savoir gré à Richard N. Coudenhove-Kalergi.

x. w.