LE PROJET DE CONSTITUTION EUROPEENNE ne se résume pas à une simple opération de clarification et simplification des textes existants. Il approfondit aussi la logique supranationale des traités antérieurs, et franchit même dans ce sens des étapes essentielles.

On peut estimer en effet qu'avec des dispositions telles que la primauté absolue du droit européen sur les Constitutions nationales, même quand ce droit est décidé à la majorité, le nouveau projet dépasse définitivement la méthode communautaire d'origine pour aboutir à un système européen franchement supranational.

Dans cet article, nous examinerons d'abord rapidement les apports nouveaux du projet de Constitution européenne (I), qu'il faut bien rappeler puisque, malgré la proximité du référendum, un grand nombre de nos concitoyens n'en a pas encore clairement conscience . Nous soumettrons ensuite à la critique un certain nombre d'appréciations courantes sur ce texte (II), aboutissant à la conclusion qu'il présente un modèle de gestion à la fois inadapté aux besoins de l'Europe de demain et défavorable à la défense de nos valeurs.

 

 

 

I- LES APPORTS NOUVEAUX DU PROJET CONSTITUTIONNEL EUROPEEN

 

De manière didactique, nous distinguerons le principe de la Constitution, les institutions, les compétences, et enfin les relations établies entre l'Union et les nations. Dans chacun de ces domaines, les apports nouveaux convergent vers l'idée d'un " cadre étatique européen ".

 

Le principe : des décisions supranationales

 

Le projet de Constitution, dans son principe, renforce un système de décision supranational pour l'établissement d'une norme elle-même supérieure aux droits nationaux. Trois nouveautés y concourent :

1/ La création d'une entité centrale unique, qui résulte de la fusion des traités antérieurs (traité sur l'Union et traité sur la Communauté). Cette entité centrale est dotée de la personnalité juridique (article I-7). Elle s'incarne dans des institutions et des modes d'action unifiés. Elle dispose de vastes pouvoirs, notamment sur la scène internationale (articles III-294 et III-323). Elle exprime un ordre juridique supérieur aux nations .

2/ L'institution, au niveau de l'unité centrale, d'une procédure de décision de droit commun (dite " procédure législative ordinaire ") alignée sur la formule la plus supranationale : monopole d'initiative de la Commission (lui-même élargi en raison de la fusion des traités), majorité qualifiée au Conseil des ministres, codécision avec le Parlement européen, juridiction de la Cour de justice, introduction du critère de population pour évaluer les droits de vote de chaque État ...Les cas d'unanimité persistants deviennent des exceptions à la règle générale. Les révisions de la Constitution, notamment, restent à l'unanimité, mais il faut bien dire qu'au point où nous en serons rendus si le projet est adopté, l'unanimité jouerait plutôt le rôle d'un verrou protégeant le cadre étatique contre les remises en cause.

3/ la consécration de la primauté du droit européen, pour la première fois dans un traité. Cette primauté est absolue : elle bénéficie à toute forme de droit européen, et s'exerce sur toute forme de droit national, même postérieur, et même constitutionnel (article I-6). Il convient de s'arrêter un instant sur ce point, souvent mal compris .

 

Le principe de primauté du droit communautaire est, on le sait, une création assez ancienne de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés (dont le premier signe fut l'arrêt Costa c. Enel du 15 juillet 1964). Les promoteurs de la Constitution rappellent souvent ce fait pour essayer de banaliser la primauté ainsi décrite. Mais en réalité, sa consécration par le projet représenterait un tournant capital.

En effet il faut souligner que : 1/ cette création jurisprudentielle n'a jamais été formellement approuvée par le peuple français, puisqu'elle n'a jamais été inscrite dans le traité ; 2/ lorsqu'elle a été forgée par la Cour de justice, elle s'appliquait à une Communauté dotée de compétences techniques et limitées, qui ensuite — mais ensuite seulement — ont été étendues à des compétences de souveraineté sans que personne ne se demande jamais si le principe de primauté était toujours pertinent, au moins dans sa forme absolue ; 3/ encore une fois, avec le projet constitutionnel, ce principe fait l'objet d'une extension considérable, puisqu'en raison de la fusion des traités il ne s'appliquerait plus seulement au droit communautaire, mais à l'ensemble du droit européen ; et enfin 4/ l'extension ainsi opérée est d'autant plus lourde de conséquences que, parallèlement, la prise de décision à la majorité devient la règle générale, grâce à la " procédure législative ordinaire ".

Tout cela signifie qu'une décision européenne prise à la majorité malgré l'opposition de la France aurait une valeur supérieure à notre Constitution nationale. Autrement dit encore, de manière un peu polémique mais juridiquement exacte, une majorité de peuples voisins aurait le droit de modifier la Constitution française malgré l'opposition des Français, et même sur des points fondamentaux. On voit ici que l'appellation de " Constitution " donnée au nouveau texte européen est absolument méritée : il s'agirait bien là d'une norme suprême supérieure aux Constitutions nationales, et dont même le droit dérivé serait supérieur à ces Constitutions.

On s'étonnera donc, dans ces conditions, que certains responsables osent affirmer, avec un air empreint d'innocence et de pureté candide, que la proclamation de la primauté absolue du droit européen par l'article I-6 ne change rien à l'existant. En réalité, tout serait changé. Le Conseil constitutionnel français qui, malgré ses contorsions récentes, n'a jamais admis la primauté absolue du droit communautaire sur la Constitution française, serait bien cette fois obligé de céder, et de céder sur toute la ligne. L'article I-6 est d'une rédaction limpide. Et en plus, pour aggraver leur cas, les chefs d'État et de gouvernement l'ont accompagné d'une déclaration explicative qui renvoie à la jurisprudence de la Cour de justice, laquelle est limpide elle aussi : la primauté du droit européen décidée à la majorité serait absolue et incontestable, y compris sur la Constitution française. Voilà le cœur du projet de la Constitution européenne.

 

 

 

Les institutions : un système désormais plus " fédéral " que " communautaire "

 

Le projet constitutionnel définit des institutions plus " fédérales " (au sens de supranationales) que " communautaires ". Ce dernier adjectif désigne traditionnellement un équilibre sui generis entre des souverainetés préservées et des procédures d'incitation à la coopération . Cet équilibre-là s'efface, et les nouvelles institutions européennes court-circuitent de plus en plus les nations.

 

Le Parlement européen, désormais co-détenteur de la fonction législative, représente les " citoyens de l'Union " directement (article I-20 du projet), et non plus " les peuples " des États réunis dans la Communauté (actuel article 189 du traité instituant la Communauté) .

La Commission européenne voit sa fonction " gouvernementale " s'affirmer. Elle est proclamée " promoteur de l'intérêt général de l'Union " (article I-26). Son monopole d'initiative devient une règle générale des traités fusionnés. Son président est " élu " par le Parlement européen .

Le Conseil européen, réunion périodique des chefs d'État et de gouvernement, devient une institution comme une autre. Son président n'est plus un chef d'État ou de gouvernement. Il n'a même plus le droit de détenir un mandat national. C'est donc un deuxième super-eurocrate, à côté du président de la Commission .

Les Conseils des ministres délibèrent en principe à la majorité qualifiée. Donc, même si leurs membres sont des ministres nationaux, cette procédure de décision transforme les conseils en instances de type supranational .

La Cour de Justice de l'Union européenne devient une Cour suprême fédérale, puisqu'elle est le seul juge d'un droit européen qui est lui-même proclamé supérieur aux Constitutions nationales et aux droits nationaux dans leur ensemble .

 

 

 

Les compétences : de nouveaux transferts fondamentaux

 

Le " cadre étatique " européen, armé de la primauté de son droit, se voit " attribuer " de nouvelles compétences fondamentales, habituellement réservées aux États. Notamment :

 

- Tous les droits fondamentaux des citoyens (pour ce qui concerne le droit de l'Union et son application, c'est-à-dire presque tout) sont intégrés dans la deuxième partie du projet de Constitution européenne. La compétence de leur définition est donc élevée au niveau européen (à l'unanimité), mais ils seront ensuite interprétés souverainement par la Cour de Justice, échappant ainsi aux démocraties nationales .

- Les questions de circulation des personnes, d'asile, d'immigration, de coopération policière et judiciaire (ce qui est appelé " l'espace de liberté, de sécurité et de justice ") deviennent toutes, sauf exceptions, soumises à la procédure supranationale de droit commun. Les parlements nationaux, par exemple, n'auront plus de pouvoirs de décision sur les questions d'immigration . Ils ne pourront que donner des avis aux institutions européennes .

- La politique étrangère et de sécurité commune (" PESC ") serait conduite par un " ministre des Affaires étrangères de l'Union européenne ", disposant d'un service diplomatique européen. Ses propositions de décision, sur demande du Conseil européen, seront adoptées par le Conseil à la majorité qualifiée. Ainsi les diplomaties nationales seront-elles progressivement marginalisées .

- La politique en matière de commerce international devient entièrement une compétence exclusive de l'Union, décidée à la majorité qualifiée. Même pour les accords internationaux concernant les services culturels ou les services sociaux, qui bénéficiaient auparavant d'une "exception ", l'Union européenne acquiert un pouvoir supérieur : si ces accords présentent un danger grave pour la diversité culturelle ou l'organisation nationale, ils sont traités à l'unanimité, mais c'est le Conseil qui décide si ce danger existe... à la majorité !

- La " gouvernance économique et sociale " est renforcée, avec la mise en place d'une organisation économique de la zone euro plus structurée (" l'Eurogroupe "), des attributions de compétences européennes nouvelles (santé publique, espace, énergie, protection civile, tourisme, et même... sport) et surtout la définition au niveau européen, à la majorité qualifiée, des principes et conditions de fonctionnement de tous les services publics nationaux " d'intérêt économique général " (" SIEG ") .

 

On rappellera que de nombreux abandons de souveraineté nationale résultent également de la simple transformation de décisions à l'unanimité en décisions à la majorité, pour des compétences déjà traitées au niveau européen, ou d'extension de la codécision ou du monopole d'initiative de la Commission, ou encore d'extensions de la juridiction de la Cour de Justice (comme pour les droits fondamentaux), qui amputent aussi gravement les souverainetés.

 

 

 

Les relations Union/États : prééminence de Bruxelles, subordination des États

 

La subordination des États résulte évidemment de la primauté absolue d'un droit européen décidé à la majorité. En conséquence logique, le projet ne reconnaît nulle part explicitement le principe de souveraineté nationale. La Constitution nationale de chaque pays devient une sorte de règlement intérieur concernant des questions secondaires.

Cette subordination des États s'inscrit dans un cadre fortement unitaire : traités, institutions et procédures sont unifiés. Les " coopérations renforcées " qui peuvent réunir certains États pour des buts particuliers restent fermement incluses dans le cadre institutionnel unique, et doivent contribuer à " renforcer le processus d'intégration " (article I-44).

La relation inégalitaire Union/États se reflète dans tous les domaines, et par exemple :

 

Les litiges sur les délimitations de compétences entre l'Union et les États sont toujours jugés souverainement par la Cour de justice de l'Union, qui a pour mission de défendre l'objectif d'intégration. Les parlements nationaux ne peuvent que donner des " avis motivés " .

Des " clauses-passerelles " sont instituées, qui permettent à l'Union de transformer des procédures d'unanimité en simple majorité qualifiée (article IV-444), ou d'étendre ses propres " pouvoirs d'action " (clause dite de " flexibilité " de l'article I-18) sans avoir besoin de passer par la procédure de révision ordinaire du traité, laquelle aurait dû respecter les formes constitutionnelles de chaque État membre .

Les " compétences exclusives " de l'Union sont élargies. De plus, la très vaste catégorie dite des " compétences partagées ", qui recouvre la plus grande partie des autres compétences, reçoit une définition extensive : l'Union peut y intervenir comme elle le souhaite, les États n'ayant le droit d'y prendre des décisions nationales que si, et dans la mesure où, l'Union n'est pas intervenue .

Finalement, le droit de sécession est le droit le plus clair que les États puissent exercer à titre individuel, mais il est nié par la pratique de l'Union, qui tend quotidiennement à supprimer toute capacité d'autonomie nationale .

 

 

 

II- DISCUSSION DE QUELQUES AFFIRMATIONS COURANTES

 

Beaucoup de commentateurs, et même de responsables politiques de premier plan, manifestent quotidiennement une méconnaissance abyssale du projet constitutionnel européen. Il convient donc de redresser quelques affirmations courantes. Nous irons ici des appréciations les plus techniques aux plus politiques.

 

 

 

Le projet de Constitution européenne efface-t-il les défauts du traité de Nice ?

 

Dès le lendemain du Conseil de Nice (décembre 2000), il était couramment affirmé que le traité obtenu était un " mauvais traité ". De divers côtés, trois défauts lui étaient imputés : l'affaiblissement de la démocratie, la rupture de la parité entre la France et l'Allemagne, l'absence de grande avancée fédéraliste sans laquelle il serait difficile, disait-on, de gérer l'Europe élargie. Les " souverainistes " l'accusaient notamment de construire, dans la lignée de Maastricht et d'Amsterdam, une Europe coupée des peuples. Comme on le verra plus loin, le projet de Constitution européenne, qui poursuit la même trajectoire, n'efface pas ce défaut et l'aggrave au contraire.

D'autres critiques, que partageaient à la fois les souverainistes et certains partisans de Maastricht et d'Amsterdam, accusaient le traité de Nice de rompre la parité entre la France et l'Allemagne, socle de la Communauté d'origine. Au lendemain de la réunification allemande, la France avait certes accepté l'inégalité des représentations au Parlement européen, l'Allemagne passant à 99 députés et les autres grands pays restant à 87. Mais cette opération avait été déclarée, de part et d'autre, " pour solde de tout compte ". C'est pourquoi, tout au long de la négociation de Nice, la France s'était accrochée à la parité résiduelle du nombre des voix au Conseil. Elle enregistra un échec cuisant.

En effet, le traité de Nice : 1/ creusait encore l'inégalité de représentation au Parlement européen, le nombre de députés français étant programmé pour tomber à 72, alors que l'Allemagne restait à 99 ; 2/ augmentait les pouvoirs du Parlement européen par rapport au Conseil, ce qui aggravait l'impact de l'inégalité des représentations ; 3/ et au surplus transportait aussi la rupture de parité au sein du Conseil, de manière peu visible mais bien réelle, par l'introduction du système dit du " filet démographique " qui permettait indirectement au pays le plus peuplé de peser davantage dans le processus de décision .

L'actuel projet de Constitution européenne corrige-t-il ce défaut ? Absolument pas, il l'amplifie au contraire, puisqu'il indexe, franchement cette fois, le poids au Conseil de chaque pays sur le chiffre de sa population, ce qui profiterait le plus à l'Allemagne dans un premier temps, et ensuite à la Turquie si elle devenait membre.

Pourtant, il est remarquable qu'une bonne partie de ceux qui critiquaient à l'époque la " rupture de parité de Nice " observent aujourd'hui un silence prudent devant la Constitution européenne. C'est qu'à leurs yeux la rupture de parité, même amplifiée, n'est dans ce texte qu'un aspect négatif d'un passage au fédéralisme qui, lui, serait globalement positif.

 

Une troisième catégorie de critiques de Nice se plaçait en effet du point de vue fédéraliste, selon lequel ce traité maintenait trop l'Union européenne dans un système interétatique, ou dominé par les États, dont la répartition pondérée des voix au Conseil était un symbole. La Constitution européenne au contraire oserait accomplir le pas décisif en posant la règle générale de la prise de décision supranationale, avec non seulement la règle de la majorité au Conseil comme au Parlement, mais aussi le calcul de celle-ci à l'aide du critère de population, et l'affirmation parallèle du principe de primauté absolue des décisions ainsi obtenues. Dans l'esprit de ces critiques, le projet constitutionnel corrigerait le défaut de la rupture de parité entre les grands États par le moyen le plus radical qui soit : l'effacement de l'idée même d'une Communauté fondée sur des États souverains.

Mais ce raisonnement ne fait que repousser le problème. Qu'on appelle ce système comme on voudra, il reste que, dans le projet constitutionnel, la population la plus nombreuse voit sa prédominance légitimée. De plus, comme on le verra plus loin, le " bond fédéraliste " opéré par le projet n'offre pas une solution adéquate pour la gestion de l'Europe élargie, et il creuse le déficit démocratique. On perd ici sur tous les tableaux.

 

Le projet de Constitution européenne assure-t-il que l'Union reste " maîtrisée par les États " ?

 

C'est une vieille idée, venant tout droit de l'Europe communautaire des origines, que l'Union, avant ou après la Constitution, n'est après tout qu'une marionnette manipulée par les États, derrière laquelle ils aiment se cacher lorsqu'ils veulent faire des mauvais coups. Cette idée a été juste un jour, lorsque les États réunis au Conseil décidaient seuls, à l'unanimité, des questions principales. Elle n'est pas encore tout à fait fausse aujourd'hui (voir ce qui se passe sur les OGM). Mais elle est de plus en plus dépassée, surtout avec le projet constitutionnel.

En effet, l'implication dans le processus de décision des États réunis au Conseil ne doit pas faire illusion : comme le Conseil décide à la majorité sur la base de propositions qu'il ne prépare pas lui-même, le résultat obtenu peut différer complètement de la volonté sincère d'un État particulier. De plus, le Conseil lui-même est enserré dans un réseau de procédures contraignantes où pèsent d'un poids déterminant des institutions qu'il ne contrôle pas, Commission, Parlement européen ou Cour de justice. Dans ces conditions, la décision finale s'avère en général toujours plus supranationale que ne l'auraient souhaité les États.

Certains répondront peut-être que les États se satisfont secrètement de cette situation, puisque c'est bien eux qui, en préparant les traités successifs dans les conférences intergouvernementales, ont organisé sciemment leur propre dépossession, au profit d'intérêts qu'ils connaissent très bien, et qui ne sont pas ceux de leurs peuples. Nous avons nous-même vécu des situations illustrant ce cas de figure, par exemple lorsque les États ont accepté, dans le dos de leurs peuples respectifs, d'inclure dans la directive sur la dissémination des OGM une disposition qui remettait finalement la décision d'autorisation à la seule Commission lorsque le Conseil ne parvenait pas à un accord. Or tout le monde savait alors que ce scénario était fort probable, et tout le monde savait aussi à l'avance dans quel sens trancherait la Commission.

Toutefois, dans l'ensemble, la situation que nous avons rencontrée le plus souvent, lors des abandons successifs de souveraineté au fil des traités européens, ce n'est pas l'affirmation du machiavélisme des États, mais plutôt celle de l'ignorance, de l'incompétence devant des procédures complexes, voire de la priorité donnée, par des représentants mal contrôlés, à des intérêts individuels de carrière sur la préservation de la liberté de choix de chaque peuple. Face à ces défauts qui affectent la défense des États, les institutions européennes pèsent toujours plus lourd, et défendent toujours mieux leurs intérêts corporatistes.

Le résultat final, c'est qu'il est difficile de continuer à soutenir, surtout avec le projet constitutionnel, que " l'Union reste maîtrisée par les États ". La coopération des institutions au niveau de Bruxelles fait émerger progressivement un acteur collectif de plus en plus indépendant des États. Ce qui pose, comme on va le voir plus loin, le problème majeur de l'Union européenne : celui de la démocratie. Car dans la pratique, et malgré tous les transferts juridiques de compétences, la démocratie vécue par les citoyens, et celle qu'ils considèrent comme la plus légitime, reste au niveau des États-nations.

 

Le projet de Constitution européenne grave-t-il dans le marbre un système dual, communautaire d'un côté, intergouvernemental de l'autre ?

 

Le système européen repose actuellement sur deux gestions bien distinctes, officialisées depuis Maastricht par la coexistence de deux traités différents : le Traité sur l'Union fondé sur la souveraineté des États et la méthode intergouvernementale, le Traité instituant la Communauté européenne fondé sur la méthode communautaire, elle-même progressivement dégradée en quasi-méthode fédérale, puisqu'elle respecte de moins en moins la souveraineté des États.

L'idée que le projet constitutionnel européen respecterait le système dual, évoquée de temps à autre, vient peut-être de Valéry Giscard d'Estaing qui, au début de la Convention, a semblé quelquefois considérer que la Constitution européenne pouvait aussi servir de rempart pour protéger les compétences des États, et limiter l'Union dans des secteurs précisément définis. Malheureusement, quand on lit le texte définitif, on voit bien que cette thèse n'a plus guère de fondement.

Dans ce projet, le système dual n'existe plus : il n'y a plus deux méthodes différentes légitimées par deux traités ; il n'y a qu'un système unitaire résultant de la fusion des traités, et utilisant des procédures de droit commun alignées sur les méthodes les plus supranationales. Il subsiste certes des cas d'unanimité ou de procédures intergouvernementales, mais ils apparaissent comme des exceptions à la logique générale, et seront pour cette raison soumis à une pression constante, tendant à les faire disparaître un jour ou l'autre.

On aurait pu imaginer cependant que, même à l'intérieur du système unitaire, la Constitution européenne protège mieux les compétences des États. Il n'en est rien. À nouveau, des compétences nationales très nombreuses, et fondamentales, sont transférées à l'Union , qui désormais a le droit d'intervenir quasiment partout. Le contrôle du respect futur des limites de ces compétences, et donc leur définition, sont renvoyés à la Cour de justice, qui en sera l'arbitre ultime malgré tous les " avis motivés " que pourront donner les parlements nationaux. La Cour, armée de la primauté du droit européen sur les Constitutions nationales (c'est-à-dire par conséquent de la primauté de ses propres décisions) sera une véritable cour suprême fédérale, au sommet de l'ordre juridique européen. Là également, il n'y a plus de système dual.

 

Le projet de Constitution européenne améliore-t-il la position des parlements nationaux ?

 

À l'occasion du débat sur la révision de la Constitution française, plusieurs intervenants se sont félicités de voir les parlements nationaux enfin traités avec égards par la Constitution européenne. Cette idée, à vrai dire, était accréditée par certaines disposition de la révision française, taillées sur mesure pour donner l'impression de gains de pouvoirs substantiels. Malheureusement, c'est un effet d'optique. En réalité, les parlements nationaux sont plus diminués que jamais.

Dans le projet de Constitution européenne, à la différence des traités précédents, il est question à diverses reprises des parlements nationaux pour leur donner des droits. Mais cela ne va pas bien loin. Faisons les comptes. On relève : le droit à l'information sur l'usage de la clause de flexibilité (article I-18) ou sur les projets d'actes législatifs européens (article 4 du protocole sur la subsidiarité) ; le droit d'émettre des " avis motivés " sur le respect de la subsidiarité (article 6 du même protocole) et de demander au gouvernement national de présenter un recours en Cour de justice sur les mêmes questions ; le droit d'opposition aux révisions de la Constitution selon la procédure simplifiée (article IV-444) ; le droit d'être informés de l'évaluation de la mise en œuvre par les États membres des politiques de " l'Espace de liberté, de sécurité et de justice " (article III-260) ; le droit d'être informés des travaux du comité permanent du Conseil sur la coopération opérationnelle pour la sécurité intérieure (article III-261) ; le droit d'être associés à l'évaluation des activités d'Eurojust (article III-273) et au contrôle d'Europol (article III-276) .

Cette liste à peu près exhaustive montre bien que ces " droits " nouveaux sont d'assez faible portée. Il s'agit pour l'essentiel de droits à l'information, ou de droits de donner des avis, qui à vrai dire sont plutôt humiliants, s'agissant d'assemblées en théorie souveraines. Le droit pour chaque parlement national de déposer un recours en Cour de justice via son gouvernement correspond plutôt à un abaissement de ces parlements qui, sur ces questions, devraient détenir purement et simplement un droit de veto souverain. Enfin le droit d'opposition dans le cadre des révisions simplifiées, s'apparente plutôt, lui aussi, à un recul, puisqu'il ne faut pas oublier que cette nouvelle procédure remplace, dans certains cas, la procédure de révision ordinaire dans laquelle le Parlement national détient tous les droits : en fait, ici, le Parlement national ne gagne rien, il perd au contraire le droit de ratification formelle .

Mais surtout, il ne faut pas perdre de vue qu'en échange de ces droits tronqués, les parlements nationaux subissent une immense amputation : ils perdent le droit de décision sur toutes les compétences transférées, qui sont déjà immenses, qui sont encore augmentées par le projet de Constitution, et dont la portée est amplifiée par la proclamation parallèle de la primauté absolue d'un droit européen décidé à la majorité.

Tout cela n'est pas accidentel. Le projet de Constitution européenne, comme les traités précédents, est animé négativement par la méfiance envers les nations, supposées nécessairement génératrices de divisions et de guerres, et positivement par le souci de bâtir un ordre supranational délié d'elles. Concrètement, dans cette logique, les parlements nationaux se sont trouvés jusqu'ici implacablement marginalisés par l'évolution de la construction européenne. Plusieurs mécanismes ont joué.

Tout d'abord, avec l'extension des compétences communautaires, le forum principal de la discussion législative s'est déplacé vers Bruxelles. En même temps, la multiplication des décisions prises à la majorité qualifiée au Conseil a fait perdre aux assemblées nationales une grande partie de leurs pouvoirs de pression sur leurs gouvernements respectifs, lorsque ceux-ci agissent au niveau européen. De ce fait, le schéma institutionnel initial — Parlement européen contrôlant la Commission, parlements nationaux contrôlant le Conseil, ce dernier détenteur du pouvoir de décision principal — s'est trouvé complètement déséquilibré : les parlements nationaux se sont trouvés largement coupés du processus de prise de décision, tandis que l'espace laissé libre était occupé par la Commission (favorisée par la majorité qualifiée au Conseil) et par le Parlement européen (favorisé par la codécision).

Cette marginalisation est pour beaucoup dans le déficit démocratique des institutions européennes et la désaffection des peuples à leur égard. Or la Constitution européenne ne corrige rien. Elle ne fait qu'amplifier le problème.

Les solutions pour l'avenir passent par une nécessaire révolution intellectuelle : la reconnaissance de la légitimité première des parlements nationaux et de leur rôle incontournable de cadre principal de la démocratie. Nous avons fait de nombreuses propositions en ce sens, notamment dans le rapport pour l'intergroupe SOS-Démocratie du Parlement européen, Les parlements nationaux, piliers de la démocratie en Europe .

 

Le projet de Constitution européenne renforce-t-il la démocratie en Europe ?

 

Les partisans de la Constitution européenne assurent qu'avec ce nouveau texte, le déficit démocratique va se réduire grâce à l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen (la codécision devenant notamment partie intégrante de la " procédure législative ordinaire ").

Cette affirmation manifeste une incompréhension complète des mécanismes à l'œuvre en Europe. Ceux qui la soutiennent devraient pourtant être inquiétés par l'évolution des années récentes, qui est exactement contraire à leurs prévisions : plus les institutions centrales se renforcent, plus la désaffection des citoyens semble s'accroître, comme si le recul des nations en tant qu'acteurs visibles de la scène communautaire s'accompagnait d'un recul parallèle de l'engagement des peuples.

Pour expliquer ce phénomène, il faut remettre en question la croyance selon laquelle la " démocratie européenne " pourrait prendre sans difficulté le relais des démocraties nationales. C'est une idée illusoire, non seulement parce que l'absence d'un peuple européen unique engendre d'insurmontables problèmes d'organisation pour une démocratie européenne qui se voudrait intégrée, mais aussi parce que, plus profondément, les peuples existants accordent au cadre de décision européen une légitimité bien inférieure à celle qu'ils accordent au cadre national. Le résultat concret aujourd'hui, c'est une " démocratie européenne " où les peuples ne s'investissent guère, une démocratie de procédures plus que de substance, qu'il n'est pas exagéré de qualifier de démocratie artificielle.

Ainsi, la disproportion entre l'étendue des pouvoirs concédés au niveau européen et la faiblesse de la vie démocratique à ce niveau place continuellement les institutions centrales en porte-à-faux. Soutenues par les classes politiques, mais désertées par les peuples, elles sont toujours à la merci d'un accident de parcours.

La Constitution européenne qui nous est présentée ne ferait qu'aggraver ce phénomène, car elle amplifie toutes les causes qui l'ont produit. Pour sortir de cette impasse, il faut arrêter de considérer que la somme des pouvoirs du Parlement européen constitue l'étalon principal de la démocratie en Europe. Si l'on veut renouer le lien avec les peuples, l'étalon principal doit être les pouvoirs effectifs détenus par les assemblées dans lesquelles les peuples se reconnaissent le mieux, les parlements nationaux.

Ce changement de référence suppose une modification profonde des conceptions européennes dominantes : l'intérêt général européen ne se détermine pas d'en haut, sauf à se couper des peuples comme aujourd'hui. L'intérêt général européen émerge de la confrontation pacifique entre des démocraties nationales souveraines.

 

Le projet de Constitution européenne produirait-il une Europe-puissance, ou au moins permettrait-il de mieux gérer une Europe de 25 membres et plus ?

 

Pour la Commission comme pour de nombreux fédéralistes, l'Union élargie serait guettée par un risque de dispersion, qui conduirait inéluctablement à son affaiblissement. Pour le combattre et préserver les chances de " l'Europe-puissance ", il faudrait en compensation renforcer le cadre institutionnel unitaire dans tous ses aspects, notamment par la mise en place de mécanismes de décision majoritaire, donc contraignants pour les minoritaires. Cette contrainte exercée sur les minoritaires serait la clé de décisions unitaires garantissant une Europe forte.

C'est un raisonnement superficiel. Il suppose en effet qu'il soit possible de contraindre à la majorité des pays qui refusent des décisions pour des raisons fondamentales selon eux, ou que de tels systèmes de contrainte puissent produire sur le terrain des actions très efficaces. Autrement dit encore, il suppose que l'on peut compenser la faiblesse des valeurs communes par des procédures unitaires de type étatique, alors même que ces dernières supposeraient précisément, pour bien fonctionner, qu'il existe déjà un fort soubassement de valeurs communes. C'est vraiment très difficile à imaginer (on en verra plus loin un exemple concret avec la Turquie).

Deuxième obstacle : le système supranational ainsi mis en place serait mal contrôlé, en raison de l'absence d'une démocratie de même niveau. Il divergerait donc des objectifs des peuples, et produirait, non pas de la puissance, mais de la faiblesse. C'est une grande loi qui se vérifie déjà, mais que beaucoup font semblant d'ignorer : un système mal contrôlé démocratiquement ne peut pas produire de la puissance au profit des peuples qui le composent. La vraie Europe forte, c'est l'Europe contrôlée par ses nations, respectant la souveraineté de leurs démocraties nationales, et travaillant toujours en harmonie avec elles par des formules de coopérations différenciées.

Pour toutes ces raisons, les mécanismes de contrainte majoritaire, donc unitaires et supranationaux, tels que prévus par le projet de Constitution européenne, ne permettraient pas de mieux gérer une Europe élargie. Il faut au contraire des formules souples de coopérations en géométries variables, reposant sur le libre choix des nations. Ces coopérations peuvent paraître moins " puissantes " en termes de gigantisme, mais elles sont mieux irriguées par les peuples, plus motivées et finalement porteuses de résultats plus efficaces.

Les " coopérations renforcées " du projet de Constitution sont-elles un premier pas en ce sens ? Elles montrent au moins que le défi de la flexibilité est perçu, même dans les milieux fédéralistes, mais elles y apportent une mauvaise réponse.

En effet, comme il est exposé plus longuement dans L'Europe sans les peuples , les coopérations renforcées du projet constitutionnel ne sont pas possibles partout (les compétences dites " exclusives " ne peuvent pas y donner lieu), et elles restent incluses dans le champ des objectifs communs, comme soumises aux institutions et procédures de l'Union. Pourquoi faut-il nécessairement une autorisation préalable et discrétionnaire de la Commission pour créer une coopération renforcée ? Pourquoi faut-il qu'une telle coopération réunisse au moins un tiers des États membres ? Pourquoi tous les membres du Conseil peuvent-ils participer aux délibérations de la coopération renforcée, même s'ils ne sont pas membres de celle-ci ? Pourquoi les membres d'une coopération renforcée doivent-ils accueillir tous les candidats qui se présentent, dès lors que la Commission les soutient ? Pourquoi... On pourrait multiplier les questions de ce genre, qui montrent bien que les coopérations renforcées du projet constitutionnel sont beaucoup trop rigides pour être utiles.

Ce projet a été inventé par des gens qui, devant les problèmes nouveaux de l'Europe élargie, ne font que transposer en plus grand les principes unitaires et supranationaux qui ont toujours sous-tendu jusqu'ici l'objectif de super-État. Mais c'est une erreur. Ces principes étaient déjà inadéquats dans une Europe à quelques membres, et ils le seront encore plus dans l'Europe élargie qui nous attend.

 

Le projet de Constitution européenne est-il compatible avec l'adhésion de la Turquie ?

 

Pour les chefs d'État et de gouvernement réunis au Conseil européen, il n'y aurait aucune incompatibilité entre l'adoption du projet de Constitution et l'adhésion de la Turquie, puisque, le 17 décembre dernier, ils ont ouvert les négociations avec ce pays en déclarant que " l'objectif est l'adhésion " (paragraphe 23 des conclusions du Conseil).

 

Il existe pourtant de nombreuses incompatibilités. La première porte sur les principes mêmes. Si l'on veut prendre des décisions fondamentales à la majorité, on se place implicitement dans l'hypothèse d'un peuple unique, ou du moins d'un peuple soudé par de très fortes valeurs communes. Or il ne s'agit pas du tout de cela dans les relations avec la Turquie. Même, on a l'impression que, dans l'esprit de certains partisans du " double oui " (à la Constitution et à la Turquie), la décision à la majorité consacrée par le projet de Constitution servirait moins à exprimer des valeurs communes qu'à suppléer à leur absence en imposant une discipline venue d'en haut. Mais c'est une pirouette intellectuelle. Qui ne voit qu'il est impossible de prendre des décisions fondamentales en commun si les valeurs communes et l'affectio societatis ne sont pas là ?

Le projet de Constitution européenne pose aussi quelques problèmes plus techniques, mais tout aussi redoutables. Par exemple, il introduit désormais le critère du chiffre de population pour évaluer le poids d'un État dans le processus de décision au Conseil, comme au Parlement européen. Ce critère va donc accorder à la Turquie, à brève échéance, le poids le plus lourd de tous les membres. Cette évidence a été chiffrée récemment (hélas, après la signature de la Constitution européenne) dans une étude publiée par la revue Économie et Prévision. On y découvre par exemple que " au total, dans la situation tendancielle, le système de vote de la Constitution est caractérisé par un équilibre politique au Conseil dominé de façon marqué par la Turquie, qui est alors en mesure de bloquer 75,6 % des décisions, pour seulement 55,7 % pour la France ". Un peu plus loin, le même article conclut : " En conséquence, il y a un arbitrage entre l'adoption de la règle de vote de la Constitution et la perspective d'une adhésion de la Turquie, les deux étant a priori peu conciliables en pratique . "

Autre exemple : pour défendre les fonds structurels, fortement attaqués en raison de leur inefficacité et du clientélisme qu'ils génèrent, la Convention a jugé utile de leur accorder une consécration dans le texte de la Constitution, en fixant à l'article I-3 un nouvel objectif de l'Union européenne : la " cohésion territoriale ". Le malheur, c'est que si l'on introduit la Turquie dans un tel système, on le fait exploser financièrement. C'est pourquoi sans doute la Commission a refusé, dans son avis du 6 octobre 2004 préconisant l'ouverture des négociations, d'afficher la moindre perspective financière. Mais on ne résoudra pas le problème en l'occultant. Il est d'ailleurs d'autant plus aigu que parallèlement les gouvernements des " pays contributeurs " refusent obstinément (et avec raison) d'augmenter le budget européen au-dessus de 1 % des PIB des États membres. Or toutes ces contradictions sont verrouillées par la Constitution européenne, avec son affichage à contretemps de l'objectif de " cohésion territoriale ".

Récapitulons : si elle adhérait comme prévu, la Turquie serait le pays pesant le plus lourd dans le processus de décision européen, tel qu'il est défini par le projet de Constitution, en même temps qu'elle serait le premier bénéficiaire des subventions de l'Union. En outre, les décisions ainsi prises s'imposeraient inéluctablement à tous, en application du principe de primauté absolue du droit européen, tel que proclamé par cette même Constitution.

Ne devrait-on pas revoir toutes ces règles ? Dans un entretien récent donné au Figaro, José Manuel Barroso, président de la Commission, ne l'exclut pas (ce qui a de quoi surprendre de sa part), mais il demande néanmoins d'approuver la Constitution telle quelle : " S'il y a besoin plus tard de changer les règles (NDLR : pour accueillir Ankara) nous le ferons, mais aujourd'hui ce n'est pas le sujet . " On reste perplexe. Faudrait-il alors changer les règles juste avant l'entrée de la Turquie ? Mais rien ne garantit que les États membres réuniraient alors l'unanimité nécessaire, d'autant que le candidat en question crierait à la discrimination. Non, il est clair que si nous ne voulons pas être engagés dans un engrenage infernal, c'est maintenant qu'il faut refuser les règles de la Constitution européenne.

 

Le projet de Constitution européenne permettrait-il de mieux défendre nos valeurs ?

 

Le texte de la Constitution européenne place pour la première fois la notion de " valeurs " au cœur du projet européen. L'Union est " fondée " sur des " valeurs " (article I-2), elle se donne pour objectif de les " promouvoir " (article I-3) et la politique étrangère commune a pour but, notamment, de " sauvegarder ses valeurs " (article III-292) . Tout cela est excellent. Il convient cependant de regarder aussi comment ces objectifs se précisent, et se réalisent.

Du côté des précisions, nous restons plutôt sur notre faim. La mention des racines chrétiennes ou l'invocatio dei ayant été refusées dans le préambule, il n'y reste plus qu'une allusion aux " valeurs universelles " (deuxième ligne de ce préambule), ce qui est convenable assurément, mais trop vague pour fournir une base solide à une construction institutionnelle aussi dense que celle prévue par le projet constitutionnel . De plus, ces valeurs que l'Union veut défendre sont jugées, par les chefs d'État et de gouvernement, compatibles avec l'adhésion de la Turquie, ce qui ne peut que laisser l'observateur perplexe. Sans faire de procès d'intention, on peut tout de même noter, au minimum, que les valeurs citées ne sont pas vraiment spécifiques à l'Europe.

Du côté des mécanismes de réalisation, nos inquiétudes sont encore plus grandes. En effet, la meilleure garantie du respect des valeurs de chaque peuple, c'est un bon fonctionnement de la démocratie. Or la grande caractéristique du système mis en place par les traités antérieurs, et approfondi par le projet de Constitution européenne, c'est de bâtir une " Europe sans les peuples " : les démocraties nationales, proches des peuples, sont subordonnées, marginalisées, parfois bafouées, tandis que le pouvoir est remis à une " démocratie européenne " artificielle où prospèrent dans l'opacité les groupes de pression les plus étrangers aux valeurs et aux intérêts que le citoyen de base voudrait voir respecter.

Par exemple, le projet constitutionnel inscrit les droits fondamentaux des citoyens dans une " charte " qui évoluera sans doute très peu du fait des États, et sera surtout animée par la jurisprudence de la Cour de justice, c'est-à-dire aujourd'hui de 25 juges sur lesquels chaque démocratie nationale n'a aucune prise. Quelle sera demain leur position sur la bioéthique ou sur la laïcité ? Nul ne le sait précisément. Il est donc clair que, dans ce domaine connexe aux valeurs les plus fondamentales, le projet est en train de remettre un pouvoir quasi-absolu à quelques individus, n'obéissant qu'à eux-mêmes ou influencés par on ne sait qui.

Autre exemple : l'article III-122 du projet confie à la " loi européenne " (prise à la majorité) le soin de définir les principes et conditions de fonctionnement des " services d'intérêt économique général ", autrement dit des services publics non strictement administratifs. Certains partisans de la Constitution s'en réjouissent, au motif que la préoccupation du service public serait ainsi introduite dans le traité. Quelle erreur ! Car les institutions européennes auront désormais tous les moyens pour faire adopter des règles nouvelles qui, inspirées à la même source que la Directive Bolkestein, feront prévaloir des objectifs différents de ceux qu'aurait retenus le peuple français.

 

Tirons-en la leçon générale. Tout le système européen joue dans le même sens : sous prétexte d'unification, il éloigne le pouvoir des citoyens, il le soumet à une " démocratie européenne " évanescente, il le rend moins contrôlable, il multiplie les filtres entre la volonté de chaque peuple et les décisions des institutions centrales. Cet éloignement favorise naturellement l'interférence de toutes sortes de considérations étrangères à la volonté des peuples, y compris le jeu des groupes de pression les plus habiles à la manipulation occulte. Il débouche presque fatalement sur la divergence entre les attentes des peuples et les décisions finalement prises.

C'est pourquoi, dans la défense de leurs valeurs comme pour d'autres domaines de la politique européenne, les citoyens n'enregistreront que des déceptions aussi longtemps qu'ils croiront, et qu'on leur fera croire, qu'ils seront mieux défendus s'ils renoncent à exercer eux-mêmes leurs pouvoirs, et s'ils les remettent à d'autres. Plus l'Europe sera éloignée de ses peuples, plus elle trahira facilement leurs valeurs. Il faut militer pour une Europe proche des peuples, si nous voulons sauver nos valeurs. Et l'Europe la plus proche, c'est celle fondée sur les démocraties nationales .

La Constitution européenne n'est pas l'instrument de l'avenir, car elle est inspirée de conceptions trop unitaires et supranationales. Conçue à la Convention sous l'emprise des institutions européennes, elle reproduit et amplifie les modèles dominants, sans voir qu'ils conduisent à une Europe peu démocratique et trop rigide, inapte à la gestion d'un ensemble de plus de 25 membres.

Ce texte résulte donc d'une fausse manœuvre, qui devient évidente si l'on essaie de voir ce qu'il donnerait dans le cas d'une adhésion de la Turquie.

Nous avons besoin d'un tout autre projet : celui d'une Europe démocratique et flexible. Cette démocratie ne sera pas obtenue si l'on ne reconnaît pas d'abord le rôle premier des démocraties nationales. Et la flexibilité ne sera jamais atteinte si l'on n'admet pas la liberté des coopérations, seule garante de l'efficacité. L'une et l'autre condition nous donnent le portrait-robot d'une Europe des nations .

C'est cette Europe qu'il faudra promouvoir, en repartant sur de bonnes bases au lendemain d'un " non " à la Constitution européenne.

 

G. B.