TROIS ANNEES DE BATAILLE pour obtenir la reconnaissance de l'héritage chrétien dans la définition constitutionnelle de l'identité européenne ont pour le moment échoué à vaincre son principal adversaire, le président Jacques Chirac et son obstination à nier l'évidence historique.

Étrange victoire " démocratique " du chef de l'État français quand la quasi totalité des pays européens y sont favorables.

L'explication se trouve sans doute dans la connivence idéologique des centres de décision politiques et administratifs européens, entretenue par de multiples lobbies. Derrière une revendication laïciste classique, apparaît un refus du concept même d'identité culturelle de la communauté politique. Dans le numéro de janvier de la Lettre de la Fondation pour l'innovation politique, laboratoire d'idée officiel de l'Élysée (à défaut de l'UMP), l'idée européenne selon Jacques Chirac trouve les clés de sa cohérence : la " conception essentialiste " de l'Europe doit céder le pas à la " conception existentialiste ".

 

Tabula rasa

 

La première Europe est celle qui s'enracine dans la culture, l'histoire et la géographie. Celle qu'on aura la faiblesse de trouver dans une vision partagée de l'homme et de la société, celle qui a permis la réunification plus que les convergences économiques, celle qui a vaincu l'horreur soviétique et l'abrutissement totalitaire. Mais pour les hommes de la Fondation pour l'innovation politique, cette Europe est l'Europe " étriquée ", " identitaire, de la fermeture et du repli ".

La deuxième Europe, c'est celle du projet, celle qui s'invente, ex nihilo, dans la pureté de la tabula rasa. C'est l'Europe ouverte, nous dit-on, aux pays qui s'engagent dans un même contrat pour la démocratie, fondée sur les droits de l'homme. Dans cette perspective, l'histoire, la géographie ou la culture sont des freins. Le monde nouveau est un devenir, une promesse en quelque sorte, un monde ouvert, " affranchi de la notion de frontières ".

Plus radical encore que l'opposition souverainiste/fédéraliste, apparaît désormais le clivage entre ceux qui croient à l'identité de l'Europe et ceux qui la refusent au nom d'une fraternité cosmique. François Ewald président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique précise : " [Ce clivage] oppose les tenants d'une vision identitaire, protégée et presque séparée de l'Europe aux partisans d'une Europe universaliste, ouverte, principe de paix perpétuelle. " La proximité idéologique avec un globalisme de type Onusien n'est plus à démontrer. Il s'agit de " construire un ensemble politique affranchi de toute forme d'identité raciale, ethnique, religieuse et civilisationnelle ". En d'autres termes, il faut " déconstruire " une vision de l'homme empesée dans les chaînes de la nature, de la culture et de l'histoire pour inventer l'homme laïque, libre et nouveau, l'homo europeus.

 

 

 

Et dans un même élan, la Fondation pour l'innovation politique sollicite les services du professeur Ahmet Insel de l'université de Galatasaray, pour sauver l'Europe laïque avec l'adhésion de la Turquie :

 

Les arguments de ceux qui s'opposent à l'entrée de la Turquie, s'appuient sur une conception essentialiste de l'Union européenne. [...] En excluant l'adhésion de la Turquie, l'Union européenne [...] s'enfermerait dans une conception culturaliste de la citoyenneté, contradictoire avec la conception laïque et ouverte de celle-ci.

Il y a une autre conception de l'Europe. C'est l'Europe des valeurs démocratiques, des droits de l'homme, [...] d'une Union européenne édifiée par des citoyens à partir de valeurs universelles, loin des considérations culturalistes étriquées. C'est pourquoi la question de la place de la Turquie dans l'Union est fondamentale en ce sens qu'elle va profondément marquer l'identité à venir de l'Europe (le Figaro, 14 décembre 2004).

 

 

 

L'Europe que nous voulons

 

Ainsi, la question de la référence à l'héritage chrétien et celle de l'entrée de la Turquie dans l'Union sont bien les deux facettes d'un même sujet : l'identité de l'Europe. C'est bien une question de civilisation, quand bien même toutes les garanties seraient données pour que soit respectée la liberté de conscience.

Car certes, la rédaction finale du traité constitutionnel reconnaît le statut juridique des Églises et des communautés de croyants ainsi que la nécessité d'un dialogue avec elles (article 52). De même l'article 10 de la Charte européenne des droits fondamentaux institue la liberté de pensée, de conscience et de religion, comme un droit fondamental. Sur ce point, le nouveau traité est beaucoup plus satisfaisant que les traités précédents. Cependant, le refus de définir le cadre historique, géographique et culturel de l'Europe rompt avec l'esprit et la volonté des Pères fondateurs dont Robert Schuman qui rappelait que " la démocratie sera chrétienne ou ne sera pas ". Ce qui fait dire à Jean-Louis Bourlanges (UDF, artisan de la révocation de Rocco Buttiglione, mais adversaire de l'adhésion turque) que " l'Europe de l'intermédiation universelle, celle de Jean Monnet, l'a emporté sur l'Europe de l'enracinement continental, celle de Robert Schuman ".

La démocratie a-t-elle un avenir dès lors que la communauté politique ignore et refuse tout enracinement commun, culturel, géographique ou historique ? L'heure est au choix radical, en conscience et dans la vérité : soit nous optons pour une Europe abstraite et déshumanisée, porte ouverte aux tensions et la désespérance ; soit nous choisissons de poursuivre l'œuvre de nos pères, dans une société de la personne renouvelée, capable de relations et de solidarité dans l'unité de ce que nous sommes. La référence de notre héritage chrétien n'est pas seulement une demande formelle : elle est un rappel et un engagement.

 

EL. M.