LIBERTE POLITIQUE — " Justice et politique ", c'est le thème du Festival proposé par le Théâtre du Nord-Ouest du 11 janvier au 10 juin. Un thème intemporel, ou une question d'actualité ?

 

JEAN-LUC JEENER — Ce thème vient d'une de mes pièces, Oubangui-Chari, dont j'ai commencé l'écriture il y a trois ans.

C'est de la politique-fiction mais qui s'inspire de faits réels : l'armée française intervient en Oubangui-Chari, il y a beaucoup de morts. On pense aujourd'hui aux événements de Côte d'Ivoire ou à ce qui s'est passé au Rwanda. Quinze ans après, le ministre de la Défense en charge de l'opération militaire est mis en examen. Et la pièce commence. Ce procès mis en scène est une manière de réfléchir à l'événement, d'avancer des arguments pour ou contre. Et je suis stupéfait de m'apercevoir que ce qui me paraissait complètement fou quand j'ai commencé à écrire le texte, devient maintenant réalité.

La réalité, c'est que nous vivons sous la dictature des prétoires. Tous les problèmes de société doivent être réglés sous le prisme du procès. Et le chrétien que je suis s'interroge : à partir du moment où la justice des hommes est divinisée, tout peut l'être. Or notre Père est le seul Dieu que je reconnaisse, non la justice terrestre.

 

Cela ne va pas de soi, à une époque où le pouvoir judiciaire paraît sans limites.

 

Voyez la loi Gayssot qui donne à la justice les clés de l'histoire, et notamment de l'histoire contemporaine. Sans entrer dans le fond de la question, il faut simplement souligner le danger d'une justice qui décide de l'existence ou non des camps de concentration. Si on ne peut plus commenter ce qui s'est passé dans les camps, cela veut dire qu'ils n'ont pas existé. J'estime que c'est justement un devoir d'en parler, afin que cela ne recommence jamais. Ne laissons pas cette réalité historique sous une chape de plomb, interrogeons-nous plutôt sur les massacres abominables de la Seconde Guerre mondiale pour instruire les jeunes générations.

 

Vous soulevez un paradoxe : toute vérité officielle et intangible serait donc inexprimable. La nouvelle citoyenneté, c'est la délation ?

 

Il y a bien une vérité officielle et nous nous retrouvons exactement en situation de pays totalitaire : cela se retrouve dans la pratique de la dénonciation. Que se soit celle du juif pendant l'Occupation ou celle du pédophile aujourd'hui, que la dénonciation s'accomplisse par intérêt ou par civisme, elle devient extrêmement dangereuse. Il est évident qu'il faut dénoncer le pédophile, ce n'est pas la question, mais il faut bien en mesurer les risques : la dénonciation sans discernement entraîne la banalisation. Est-ce ce que nous voulons ? Le risque est de renouveler les horreurs totalitaires par extension de la censure et du tabou idéologique. Sur l'homosexualité, par exemple, la critique est désormais hors-la-loi : on ne peut plus dire que l'homosexualité est une pulsion de mort, alors que c'est ce que tout le monde pense !

Vous comprenez alors que cette divinisation de la justice est pour moi, homme de théâtre, une source d'interrogation. Bien entendu, ce que je vous dis là appartient à mes propres convictions, d'autres n'auront pas les mêmes. Mais il est important de s'interroger.

 

S'interroger, c'est le message du théâtre ?

 

Oui, cette sacralisation du judiciaire m'a inspiré le choix d'œuvres, pièces ou lectures, qui ouvrent le débat. Certaines portent un symbole politique comme la Reine de Césarée, une pièce de Brasillach. J'ai aussi monté la pièce de De Gaulle, une Mauvaise Rencontre, écrite lorsqu'il avait quinze ans, et un texte pro-palestinien de Genet avec Sabra et Chatila. Voilà une série d'œuvres qui vont permettre de vrais dialogues, sans compter les lectures de Brecht ou de Tocqueville...

 

Le choix des œuvres sélectionnées étonne tout de même par sa diversité. Qu'on trouve Antigone ne surprend pas. Le Mahomet de Voltaire est moins connu. On trouve du Zola... Mais comment Racine avec Les Plaideurs a-t-il sa place dans un débat finalement très moderne ?

 

Les Plaideurs est une pièce sur la justice : la corruption est vieille comme le monde ! Mais la caricature, parce qu'elle dit des choses graves en s'amusant et en donnant à la détente toute sa place, permet de franchir une ligne et d'ouvrir une réflexion qui n'entraîne pas le rejet. D'une façon générale d'ailleurs, l'ensemble de l'œuvre de Racine, comme celle de Corneille, repose sur cette idée de la transgression, et donc sur la recherche d'une justice dans son articulation du moral et du politique. Il faut aussi citer ce Mahomet que Voltaire a voulu écrire pour attaquer indirectement le christianisme, en faisant s'abattre sa foudre sur le Prophète. Vous avez constaté qu'aujourd'hui, on ne peut plus dire un mot sur l'islam sans être soupçonné d'être anti-musulman. Voltaire y parle de l'islam et de Mahomet sans tiédeur, c'est le moins qu'on puisse dire ; ici et dans un contexte nouveau, sa pièce rend un tout autre son qu'au XVIIIe siècle. L'expérience est intéressante. C'est le rôle d'un théâtre comme le mien de proposer de telles œuvres qui appartiennent à l'Histoire et de les relier aux temps actuels.

 

Mais l'Histoire n'est pas toujours gratifiante ! Comment faites-vous le lien entre Les Morts sans sépultures de Sartre, Mère Courage de Brecht et Les Justes de Camus ?

 

Le lien entre les pièces se fait tout naturellement, par l'intermédiaire des spectateurs : devant eux, elles se mettent en dialogue.

Les spectateurs répondent à des motivations diverses.

Beaucoup viennent voir une pièce par fantaisie ; trop souvent, ils ne s'intéressent qu'à celles qu'ils connaissent déjà. Ce public qui n'aime pas sortir des sentiers battus a les faveurs d'une politique théâtrale qui repose sur le vedettariat, et sur le comique facile, le boulevard. Une telle politique tue le théâtre parce qu'elle l'épuise, et contribue en fait à vider les salles.

Avec le cycle " Feydeau " qui a occupé notre saison 2004, le succès était au rendez-vous et mes comédiens refusaient d'arrêter : nous avions tellement de dettes... Je suis resté ferme et nous avons enchaîné sur la suite du programme, c'est-à-dire sur le cycle " Justice et politique ". Je savais que les recettes allaient chuter, et elles ont chuté. Mais c'est notre travail de créateurs de faire de tels choix. À la limite, peu importe que les spectateurs soient cent ou dix, même si je veux faire passer les dix à cent : au départ, il suffit d'un seul juste pour sauver Sodome ! Un théâtre comme le mien peut mourir. Mais c'est le cas de tous les théâtres qui vivent : ils meurent, comme les gens meurent. À force d'avoir peur, à force de se réfugier dans la facilité commerciale, à force de ne plus prendre de risques, on se confine dans une espèce de " bourgeoisisme " qui conduit à l'endormissement ; et après l'endormissement, à la mort. Non merci ! Je préfère un théâtre qui prend le risque de la vie en jouant des œuvres dignes et belles, qu'un théâtre mort de sa complaisance.

Cela dit, beaucoup de spectateurs du Théâtre du Nord-Ouest sont fidèles. Nous leur proposons d'ailleurs, pour les y aider, une formule forfaitaire (" Passeport ") qui permet d'assister à tous les spectacles de la saison tout en les laissant choisir.

 

Comment arrêtez-vous le thème de vos saisons et le choix des pièces du programme ?

 

Nos saisons comptent six mois, et nos choix s'orientent toujours autour de la même chose : l'incarnation. Je ne monte et je n'interroge que des thèmes et des auteurs qui permettent l'incarnation des personnages. Je ne vais pas, par exemple, programmer Ionesco ou Beckett, bien que leur théâtre soit un théâtre de la déstructuration. Toute la différence entre Camus ou Sartre d'une part, et Ionesco ou Beckett d'autre part, c'est que les premiers vont aussi parler de la déstructuration, de l'absence de Dieu, mais ils le font dans une forme qui paradoxalement permet de lui donner chair.

" Donner chair ", c'est mettre en scène des personnages qui existent, qui ont une réalité. Qu'ils croient ou non en Dieu, même si la foi crée évidemment des perspectives différentes, ils sont semblables à nous. Camus et Sartre prennent cela en compte quand ils écrivent : leurs personnages existent. Alors que Beckett et Ionesco ont franchi le pas de la déstructuration en se l'appliquant à eux-mêmes et à leur personnages : ceux qu'ils mettent en scène n'ont pas d'existence. Ce ne sont que les supports d'un discours abstrait. La Cantatrice chauve de Ionesco ne met pas en scène des gens que l'on peut croiser dans la rue : elle n'est qu'un jeu sur le langage. À l'inverse, dans une œuvre comme Huis clos, il y a une psychologie, l'être est là ! C'est cela qui m'intéresse.

 

Dans votre Phèdre, on découvre une vie bouleversante de vérité. Vous dirigez vous-même les acteurs, comment obtenez-vous cette force incarnée de vos comédiens ?

 

La direction d'acteurs, c'est le plus important. Regardez par exemple la pièce de De Gaulle. Sa lecture dure seize minutes. J'ai dit aux acteurs que le spectacle durerait cinquante minutes, ils ne me croyaient pas. Nous avons répété tous les jours pendant plus de deux mois pour réussir cette incarnation. Le rôle du metteur en scène est de donner chair, de permettre que ce verbe-là soit l'instrument d'existence de ces personnages. Comme dans la Création divine, c'est le verbe qui se fait chair ! Le verbe théâtral, ce n'est pas seulement un texte, ce sont aussi des silences, des regards, des attitudes ; c'est la construction d'un individu. Le metteur en scène est là pour recréer cet individu de chair à partir du texte ; il est en un sens comme un démiurge. Il travaille sur une matière qu'il faut façonner, développer, rendre cohérente.

La plupart du temps, on emploie les comédiens pour leurs savoirs ou leurs techniques. Dans le théâtre classique, cela peut donner des résultats épouvantables : des comédiens qui récitent des vers de façon mécanique sans entrer dans la chair dont ils émanent et sans savoir pourquoi ils les disent. Le rôle du metteur en scène, c'est de révéler l'homme à travers son texte, en faisant de l'alexandrin, si c'en est un, un mouvement naturel qui parle comme les gens parlent, qui vit comment les gens vivent, aiment, ou sont jaloux.

 

Le théâtre de l'incarnation est aussi une communion. Le public joue-t-il un rôle dans votre théâtre ?

 

Le théâtre, ce n'est pas le cinéma. Au théâtre, le public est créateur. Toute la magie du théâtre, c'est une confrontation du vivant. Chaque représentation est unique, par la grâce du spectateur. Certaines représentations sont exceptionnelles : par son attitude de don et d'écoute, le spectateur permet le mystère, l'hypostase du comédien, sa transformation.

Dans mon livre Pour un théâtre chrétien (Téqui, 1997), je mets en parallèle l'incarnation du Christ et l'incarnation du comédien. Il ne s'agit pas de dire que c'est la même chose, mais le mystère du comédien est bien réel ! L'acteur qui a ses problèmes personnels doit se confronter à un personnage qui a les siens. Il faut alors que ces deux-là se mêlent et qu'ils ne fassent plus qu'un. Sur un plateau de théâtre, le comédien qui est en bisbille avec le fisc ou qui a du mal à boucler ses fins de mois, devient Créon et le devient réellement, complètement, sans pour autant cesser d'être ce qu'il était une heure avant et qu'il redeviendra après ! C'est cette articulation-là qui est passionnante, et il est évident que le public apporte quelque chose d'essentiel pour que ce miracle de l'hypostase puisse se réaliser, la délivrance intérieure du comédien qui s'abandonne dans son personnage.

 

Devenir Créon, est-ce édifiant " pour un théâtre chrétien " ?

 

Le rôle du théâtre chrétien, c'est de montrer l'homme. Et l'homme n'est pas toujours au niveau de sainte Thérèse ! Je suis stupéfait par la polémique qu'a provoquée le film sur la fin d'Hitler, la Chute, sorti récemment. Mais il est essentiel de montrer qu'Hitler était aussi un homme comme les autres, dans la vie quotidienne, à côté de son œuvre monstrueuse. Parce que le jour où il y aura un autre Hitler, si non ne sait pas cela, on ne le reconnaîtra pas. Oui, nous avons tous en nous des dimensions de violence, d'horreur, des égoïsmes forcenés, des aveuglements, parce que le péché originel est vraiment ancré profondément en nous. Mon travail, c'est de dévoiler l'homme dans sa globalité, à travers des auteurs qui montrent aussi bien Néron que Jeanne d'Arc, et de faire le même travail quand je montre l'un ou l'autre.

Seulement, ma responsabilité d'homme de théâtre est aussi de montrer que dans toute réalité, il reste toujours une ouverture à l'espérance : c'est là que se joue la perspective chrétienne. Le pire des hommes reste un fils de Dieu. En cela je m'oppose à un certain art contemporain extrêmement réducteur, qui se complet dans la crudité, pour ne pas dire la cruauté, et qui fait le lit du désespoir.

 

Vous avez conçu une salle de théâtre bien à vous. Les gradins sont dans la scène, comédiens et spectateurs peuvent se toucher. Le public répond-il toujours à vos attentes ?

 

L'architecture du théâtre est voulue pour contribuer à cette disponibilité du public. Les deux salles sont différentes, elles ne permettent donc pas le même type de spectacle. Avec quinze comédiens, on peut monter Hamlet ou Lorenzaccio dans la petite salle de cinquante places, et présenter des monologues dans la grande salle, par exemple Sabra et Chatila, où le théâtre " de distance " est plus facile.

Le public est un ensemble. Selon les cas, le " un " se transforme. Quand la majorité des spectateurs est dans le don d'écoute, les représentations sont formidables ! C'est toute la différence entre le théâtre grec et le théâtre classique : avec Aristote et la " catharsis ", on purgeait les émotions de la cité et du groupe ; dans le théâtre classique et moderne, la catharsis passe par les individus, mais par les individus ensemble qui font le public. Même si parfois certains " se refusent ", aussi bien dans le public s'il ne s'ouvre pas à ce qu'on lui offre, que parmi les comédiens lorsqu'ils ne s'abandonnent pas tout entier à leur rôle.

 

Justice et politique, c'est aussi " politique et théâtre " : l'État a-t-il également son rôle à jouer ?

 

L'actualité théâtrale nous a offert récemment une série de spectacles scandaleux, à la mise en scène aberrante. Ce ne sont pas les créateurs qui sont en cause, c'est l'État qui subventionne à des hauteurs astronomiques des chercheurs qui seraient à leur place sur des scènes plus modestes. Le plus ennuyeux, c'est que l'État subventionne ou ne subventionne pas dans une profonde indifférence. Le critère, ce n'est pas l'art, mais la bureaucratie, la procédure, la pression et l'impression du plus grand nombre. Or le problème, c'est d'ouvrir le public. C'est vraiment grave. J'ai d'ailleurs écrit une pièce qui raconte, mot à mot, un rendez-vous que j'ai eu à la Mairie de Paris (Subvention). Je vous assure, c'était glacial.

 

Propos recueillis par François de Lacoste Lareymondie et Philippe de Saint-Germain.

 

 

 

THEATRE DU NORD-OUEST, 13 Faubourg Montmartre, Paris IXe, www.theatre-nordouest.com

Renseignements et réservation : 01 47 70 32 75 ou Fnac, www.theatreonline.com