QUOIQUE LA CHOSE SOIT CONNUE, on ne s'habitue pas à voir le contenu de l'enseignement de l'histoire toujours aussi imprégné d'idéologie. Et les inévitables raccourcis que supposent un niveau de primaire ou de secondaire ne suffisent pas à l'excuser, tant ils sont normalisés : les générations d'élèves qui auront bu au tonneau de l'histoire conforme posséderont une singulière vision de leur passé, vision à partir de laquelle elles réfléchiront sur leur présent et agiront dans l'avenir.

En cela qu'il structure une mémoire collective et détermine l'évolution d'une culture, l'enseignement de l'histoire relève de l'ordre politique.

Cette dimension politique semble toutefois être aujourd'hui appréciée à géométrie variable. On a pu s'en apercevoir ces derniers mois, à l'occasion du débat enfiévré sur la loi du 23 février 2005 ayant trait à la colonisation. Rappelons quelques faits.

 

Déclassement, reclassement

 

L'article 4 alinéa 2 de ce texte, disposant que " les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer... ", suscita les plus vives réactions : en mars et en décembre 2005, deux pétitions signées par des chercheurs et enseignants dénoncèrent une atteinte " à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité ", et l'institution d'un " mensonge officiel ", rappelant l'incompétence du Parlement pour se prononcer sur l'histoire. " L'histoire n'est pas une morale... l'histoire n'est pas la mémoire... l'histoire n'est pas un objet juridique ". Les signataires réclamèrent donc l'abrogation de la loi afin que soit sauvegardée la liberté de la recherche et de l'enseignement.

 

Cette opposition contraignit le président de la République à une mise au point, convergente avec celle de son Premier ministre, le 9 décembre : " Dans la République, il n'y a pas d'Histoire officielle. Ce n'est pas à la loi d'écrire l'Histoire. L'écriture de l'Histoire, c'est l'affaire des historiens. " Le 25 janvier, le Président annonça qu'une procédure de déclassement en décret de l'article 4 al. 2 de la loi serait introduite devant le Conseil constitutionnel, permettant au gouvernement d'abroger le texte. Il suivait en cela le souhait de la mission dirigée par Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, lequel s'est expliqué dans le journal Le Monde (27 janvier 2006) : " Ce n'est pas au législateur de fixer le contenu des programmes scolaires [...]. Mon souhait est qu'il n'y ait ni humiliation [du Parlement], ni renoncement, ni reniement, ni repentance. Chacun a sa vérité. "

 

Exit, donc, la demande du législateur d'une reconnaissance du rôle positif de la colonisation dans les programmes d'histoire...

 

Or moins d'une semaine plus tard, le 30 janvier, le président de la République s'adressait devant le Comité pour la mémoire de l'esclavage et – cela n'est pas fortuit – devant des élèves de lycées. Évoquant le drame humain de l'esclavage, " tache indélébile " dans l'histoire de l'humanité, il invitait l'Éducation nationale à lui réserver une place dans les programmes d'histoire :

 

Dans la République, nous pouvons tout nous dire sur notre histoire. [...] C'est aujourd'hui l'ensemble de la mémoire de l'esclavage, longtemps refoulée, qui doit entrer dans notre histoire : une mémoire qui doit être véritablement partagée. [...] La grandeur d'un pays, c'est d'assumer toute son histoire. [...] C'est ainsi qu'un peuple se rassemble, qu'il devient plus uni, plus fort. C'est ce qui est en jeu à travers les questions de la mémoire : l'unité et la cohésion nationale, l'amour de son pays et la confiance dans ce que l'on est.

 

Jugé intolérable le 25 janvier, mais solennellement pratiqué le 30, le principe d'une intervention du politique dans les programmes éducatifs n'en ressort pas éclairci.

 

Une mémoire officielle incontrôlée

 

On a pu admirer dans ce feuilleton aux tournures épiques les trésors de profession de foi historienne, d'ingéniosité juridique et de rhétorique politicienne qui ont été déployés : tout le monde s'est surpassé en belles déclarations destinées à nous rappeler combien notre époque chérit par-dessus tout la vérité et la justice... Comme s'il fallait d'urgence nous convaincre de l'impeccable pureté des grands principes, et camoufler dans quelle atmosphère irréelle se meut notre République. Car, c'est bien entendu, les historiens sont consacrés à la science tels des ascètes délivrés de toutes tentations partisanes, l'audace d'écrire une Histoire officielle n'a jamais traversé l'esprit d'aucun parlementaire, le président de l'Assemblée veillera envers et contre tout – promis, juré – à ce que " chacun ait sa vérité " ; quant au président de la République il rappellera autant que nécessaire que " la grandeur d'un pays, c'est d'assumer toute son histoire ".

 

Pendant ce temps, les élèves du primaire et du secondaire subiront sans changement l'injection en continu d'une " histoire correcte " élaborée dans les officines de l'Éducation nationale. À la rigueur peut-on s'attendre à un mieux quant au traitement de l'esclavage, mais il y a fort à parier que nous resterons assez loin du lyrisme présidentiel. Voilà en effet ce qui arrive lorsque le monde politique renonce à s'occuper de la transmission d'une mémoire vraie.

S'il y a une leçon à tirer de cet épisode, c'est bien le constat qu'il y a encore et plus que jamais une mémoire officielle de la République mais qu'elle échappe aux représentants officiels du pays.

 

L'histoire symbolique dans l'ordre politique

 

Il y a une mémoire officielle de la République en ce que certaines réalités historiques accèdent à une reconnaissance politique et pas d'autres. Faut-il s'en plaindre ? En réalité, il n'y a là rien que de très naturel : comme l'a rappelé le président de la République, un pays ne peut s'unir que derrière une mémoire commune, c'est-à-dire derrière une sélection de moments historiques à haute portée symbolique, capables de fixer les grands traits d'une identité nationale. La mythologie, au sens non dépréciatif d'histoire symbolique, est une réalité constitutive de tout lien social : l'histoire que l'on enseigne façonne notre mémoire.

C'est ce qu'ont oublié les historiens de la seconde pétition, celle de décembre 2005, lorsqu'ils ont dénoncé dans la loi sur la colonisation une tentative parlementaire d'écrire l'histoire. En réalité, affirmer l'existence d'un " rôle positif " de la colonisation n'a rien d'une prise de position historique, mais est un jugement moral assez banal s'agissant d'une entreprise humaine qui, parce qu'elle est humaine, ne peut avoir été un tissu d'ombre sans aucune lumière. Demander que l'on enseigne le " rôle positif " d'une telle entreprise ne visait par conséquent qu'à rétablir un certain équilibre, une certaine équité, un certain sens de la nuance dans les programmes scolaires. Or cela fait aussi partie de l'éducation que d'apprendre à un élève à affiner son jugement moral, à sortir d'un manichéisme enfantin pour accéder à la réalité toujours moralement ambivalente des histoires humaines. Transmettre une mémoire manichéenne est le plus sûr moyen de maintenir la conscience des futurs citoyens à un niveau pré-moral, où le monde se départage entre gentils et méchants (et où, bien entendu, j'appartiens au premier camp). Cela aurait été le cas si le Parlement avait demandé que l'on n'enseignât " que le rôle positif " ou " que le rôle négatif ", ce qu'il n'a pas fait.

 

Mais la pétition des historiens n'était pas seulement déplacée, elle était aussi irresponsable en ce qu'elle mettait au même plan la loi sur la colonisation et la loi Gayssot – laquelle, soit dit en passant, aussi excessive et mal rédigée est-elle, n'en demeure pas moins bien utile dans son principe face à certains discours incitant à la haine et à l'intolérance. S'il est en effet évident que l'État n'a pas à empêcher la liberté de la recherche scientifique mais au contraire à la promouvoir, relève aussi de sa mission de veiller à l'impartialité de l'enseignement de l'histoire, c'est-à-dire à la qualité de la transmission de la mémoire.

 

Prétendue neutralité

 

Car il y a une différence entre la recherche et la recherche publiée, et il y en a une autre entre la recherche publiée et la recherche enseignée. La première n'a pour seul critère d'évaluation que la vérité, vérité vers laquelle la confrontation entre spécialistes permet en général de tendre. Mais dès lors qu'un chercheur livre au grand public le résultat de ses recherches, dès lors qu'il fait entrer son travail dans l'espace public, la société lui est redevable d'un meilleur accès à la vérité tandis que, lui, devient responsable des atteintes que son travail pourrait causer aux personnes privées comme à l'ordre public. Et, de même, lorsqu'il enseigne le résultat de ses recherches, l'historien est encore responsable devant les élèves auxquels il transmet ses connaissances comme devant leurs parents et devant l'État – qui est le plus souvent son employeur.

 

Il est par suite indispensable que ces derniers veillent à ce que le contenu de l'enseignement soit conforme aux exigences d'une éducation humaine équilibrée, respectueuse des personnes et du bien commun. Que des historiens s'élèvent contre une loi qui, répétons-le, ne dicte en rien l'histoire mais demande seulement que, dans l'enseignement de l'histoire, soit pris en compte le rôle positif de la colonisation est révélateur de l'oubli de la dimension politique de l'enseignement et de la tentation d'abandonner totalement la responsabilité de cet enseignement à une profession dépourvue de mandat politique. Outre que l'on s'aperçoit aujourd'hui à quel point l'Éducation nationale est devenue irréformable puisqu'elle n'accepte de contrôle qu'interne, on doit s'inquiéter des menaces que cette situation fait peser sur l'avenir de la société elle-même : notre mémoire, c'est-à-dire la transmission de ce qui est partie intégrante de notre identité, n'est plus entre nos mains mais dans celles, aussi qualifiées soient-elles, d'experts en histoire.

 

Cela dit, pourrait-on objecter, la neutralité des spécialistes a du bon puisque, grâce à elle, l'on peut espérer purger l'enseignement et les manuels scolaires de l'idéologie qui les imprègne aujourd'hui. Mais est-ce si sûr ? Que l'on sache, l'histoire scientifique ne date pas d'hier, et les manuels ont bien eu le temps d'être réformés. Ils ne le furent pourtant pas, et pour la simple raison que l'historien reste dépendant et de son propre regard, et des rapports que la société présente entretient avec son passé, et de la vision commune de ses pairs. La pétition d'avril 2005 en fournit un bon exemple, les signataires ne demandant pas seulement à ce qu'on les laisse chercher tranquillement mais s'indignant de ce que l'on puisse les empêcher d'envisager la colonisation, en bloc, comme une période purement et simplement détestable. Or si une analyse à ce point manichéenne a tout à fait le droit d'être défendue — encore que son évidente imprégnation idéologique devrait la disqualifier dans les milieux scientifiques — cela ne lui donne pas pour autant le droit de devenir l'analyse de référence dans l'enseignement de l'histoire, sous le seul prétexte qu'elle émane d'historiens professionnels.

 

Car voilà bien en définitive ce qui est choquant dans les revendications des historiens pétitionnaires, de se prétendre seuls responsables de ce qui est enseigné dans les écoles d'un pays alors qu'il y va de la mémoire collective. Dans une démocratie, les élus de la nation sont les premiers responsables de ce qui touche au bien commun de la société en raison justement de ce qu'ils ont été élus pour cela. Si la charge de faire l'histoire revient aux historiens, si la charge de l'enseigner est confiée aux enseignants, la charge de gouverner appartient aux gouvernants : seuls ces derniers ont ultimement l'autorité pour contrôler que la mémoire collective est correctement transmise parce que, seuls, ils doivent rendre des comptes aux citoyens sur le gouvernement du pays. Et lorsque les gouvernants abdiquent cette autorité devant des enseignants, il ne reste plus de choix aux citoyens que de subir ou de quitter l'école publique – tout en sachant bien que, s'agissant des programmes, l'indépendance du privé sous contrat est devenue, sauf exception, une chimère. Toute société possède et s'unit dans une mémoire commune. Il est donc nécessaire que les gouvernants veillent à sa qualité, faute de quoi l'unité politique du pays se trouvera, à terme, remise en cause.

 

L'argument, plusieurs fois avancé, selon lequel abandonner la responsabilité de l'enseignement de l'histoire entre les mains des historiens relèverait de la laïcité ne laisse pas d'inquiéter sur la dérive technocratique des nations occidentales : il y a un siècle, la religion était officiellement exclue du domaine public, il y a trente-cinq ans ce fut le tour de la morale, maintenant vient celui de la transmission de la mémoire. À ce rythme, à quoi le bien commun se réduira-t-il dans trente ans ? La logique implacable de la laïcité poursuit donc sa course : le rejet dans la sphère privée de toute la part spirituelle de l'activité humaine, la neutralisation de la sphère publique par le recours aux spécialistes, et la réduction corrélative du champ politique à un pur matérialisme.

 

Crise du politique et mensonges historiques

 

Cela dit, il reste que la violente réaction des historiens n'est pas dénuée de fondement. Si elle a rencontré un large écho, ce n'est pas seulement en raison de la dérive technocratique des sociétés occidentales mais aussi à cause de la crise que traverse la sphère politique en général et la mémoire officielle en particulier. À dire vrai, c'est la fonction symbolique de cette mémoire qui s'est évanouie : ce qui faisait vibrer nos grands-parents ou nos parents ne provoque plus en nous qu'un sourire ironique. Dans un monde désenchanté, même la mythologie républicaine tourne à vide.

 

La perception de l'histoire de la colonisation en est un bon exemple : l'élan colonisateur qui a transporté des générations de Français, l'idéal consistant à vouloir apporter la civilisation outre-mer ne mobilise plus parce que le prix humain et culturel payé par les colonisés apparaît aujourd'hui dans toute son ampleur et que ce prix est devenu plus lourd que l'idéal. Nous avons perdu notre innocence en matière d'histoire parce que nous nous sommes aperçus combien la mémoire officielle de la République camouflait de cadavres, au propre comme au figuré. Elle ne nous apparaît plus aujourd'hui que comme une forme de l'" historiquement correct ", rançon de décennies d'enjolivements et de mensonges dont on avait affublé la litanie des dates et des événements mémorables de la France. Les canonisations laïques ont vécu, elles ont cédé la place à l'auto-flagellation et à la mauvaise conscience. La France est en guerre contre son passé.

 

Cette crise est révélatrice du fait qu'il ne suffit pas d'avoir une mémoire officielle, aussi exaltante soit-elle, pour stabiliser une unité politique. Encore faut-il que cette mémoire soit vraie. Or, une mémoire vraie, une mémoire dont on peut être fier et de laquelle on peut se reconnaître héritier est constituée par deux aspects, distincts et cependant indissociables : en premier lieu, une mémoire vraie doit s'appuyer sur une histoire vraie. C'est à ce niveau que l'intervention des historiens est cruciale, que leur indépendance est déterminante, car un régime politique est toujours tenté d'instrumentaliser l'histoire pour consolider sa légitimité.

 

Si la mythologie républicaine est aujourd'hui en crise, c'est d'abord en raison des falsifications de l'histoire auxquelles s'est prêtée la République, notamment autour du fait révolutionnaire : il fallait prouver combien ce fait inaugurait un ordre nouveau représentant l'état indépassable de toute forme politique, il fallait assurer la croyance qu'en ce tournant historique pour la France gisaient toutes les promesses d'un progrès que rien, désormais, n'arrêterait. Mais c'était oublier qu'une mémoire ne se fabrique pas, elle se reçoit parce qu'elle est avant tout un héritage.

Pour autant, ce premier niveau de vérité ne suffit pas à faire une mémoire commune. Une mémoire vraie, contrairement à ce qu'on pu penser les historiens opposés à la loi sur la colonisation, ne se réduit pas à une histoire vraie. Car une mémoire vraie est une histoire vraie assumée dans l'ordre politique. À ce second niveau est en jeu le passage de l'histoire à la mémoire : il faut que l'histoire, telle qu'elle est présentée à tous, soit capable de rassembler tous ceux qui en sont les héritiers. Il n'y a de mémoire commune que là où est rendue justice à tous ceux que cette mémoire unit.

Or, là encore, la mythologie républicaine a péché : pour des raisons que l'on comprend mais qui ne sauraient pour autant valoir comme excuses, la mémoire officielle a présenté les événements fondateurs de l'identité nationale non seulement comme des victoires mais comme des victoires remportées contre les " forces réactionnaires ", contre les " idées obscurantistes ", contre les " populations retardataires ". Autrement dit, les divisions existantes au moment des événements ont été thématisées dans la mémoire officielle.

 

Si les guerres civiles furent étouffées dans la réalité, on les continua sur le terrain de l'imaginaire collectif. Les catholiques savent bien ce qu'il en est ou, plus exactement, les catholiques ayant fait l'effort de prendre un peu de recul par rapport à l'enseignement qu'ils ont reçu à l'école savent combien la mémoire officielle a systématiquement oublié la dimension religieuse de l'histoire de France. On s'étonne de voir ressurgir aujourd'hui un anti-catholicisme très proche de la haine, mais il est la conséquence naturelle d'une ignorance entretenue de la dimension chrétienne de l'histoire européenne, et d'une ignorance méprisante, d'une ignorance qui est une violence. C'est ainsi que le gouvernement français a pu, sans que cela soulève l'indignation générale, défendre avec acharnement l'absence de référence à l'héritage chrétien dans la Constitution européenne. C'est ainsi que l'on peut, avec le plus grand sérieux, rapprocher les figures de Hitler et de Pie XII, camouflant ainsi l'évidence, à savoir que le nazisme est un parfait produit de l'athéisme politique. L'anti-catholicisme est encore un des rares lieux où la fonction symbolique de la mémoire officielle est encore pleinement active.

 

Purifier la mémoire

 

Seule une histoire vraie est capable de porter une mémoire vraie. Seule une mémoire lucide, qui rejette le mal et aime le bien, est capable d'unir à long terme une société. Les nations européennes sont en train de payer les oublis qu'elles ont commis volontairement lorsqu'elles ont cherché à se fonder sur des ruptures, contre leurs minorités ou les perdants de l'Histoire, et sans référence à leur passé religieux. Si la mémoire officielle est en crise, ce n'est pas par manque de passé susceptible d'être assumé avec fierté, mais parce que ce passé n'a pas été moralement assumé, c'est-à-dire dans la reconnaissance des lumières et des ombres. Et il n'est qu'une issue viable à cette situation : non dans l'abandon de la mémoire officielle aux mains des experts mais, comme l'a rappelé plusieurs fois Benoît XVI, dans la purification de cette mémoire.

 

On peut regretter que la loi sur la colonisation n'ait pas perçu cet enjeu : il aurait fallu demander que les programmes scolaires reconnaissent " le rôle positif et le rôle négatif " de la présence française outre-mer. Un jugement analogue pourrait d'ailleurs être porté sur la loi Taubira du 21 mai 2001 qui, si elle ne se priva pas d'intervenir dans les programmes scolaires, se garda bien de recommander une appréciation intelligente et nuancée des pratiques de l'esclavage. Une telle approche éthique eût été autrement plus formatrice pour les élèves que la seule qualification juridique de l'esclavage en crime contre l'humanité : à quoi sert-il de dénoncer le crime si l'on n'explique pas dans quelles circonstances concrètes il est constitué ? S'en tenir à une qualification juridique globale et abstraite ne sert qu'à se donner bonne conscience en se dédouanant sur les générations passées, et à faire passer tout historien sérieux — on pense bien évidemment à Olivier Pétré-Grenouilleau [1] — comme un négationniste.

 

On regrettera plus encore la proposition du président de l'Assemblée nationale, et la décision du président de la République d'utiliser un subterfuge juridique pour abroger le texte en catimini. L'erreur initiale des parlementaires aurait pu être l'occasion, pour eux, en réécrivant la loi un an après son adoption, de montrer toute la grandeur politique qu'il y a à reconnaître que l'on préfère la vérité et la justice à son petit orgueil de législateur infaillible. Mais il est vrai que l'on aurait alors touché à un autre mythe de la République : le culte de la Loi. Il n'y aura donc, pour reprendre les paroles de Jean-Louis Debré, " ni humiliation [du Parlement], ni renoncement, ni reniement, ni repentance. Chacun a sa vérité ". La façade est debout. Le mythe est sauf. Mais pour combien de temps encore ?

 

 

 

FR. E. P., OP

*Dominicain, directeur des études théologiques du Studium de la province de Toulouse.

 

 

 

© Liberté politique, hiver 2006.

[1] Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, NRF-Gallimard, 2004.