LE PAPE JEAN PAUL II a approuvé et ordonné la publication d'une Note sur l'engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique rédigée par la Congrégation pour la Doctrine de la foi et signée par le préfet de celle-ci, le cardinal Joseph Ratzinger.

Cette Note, datée du 24 novembre 2002, en la solennité du Christ roi de l'Univers, a été rendue publique à Rome à la mi-janvier 2003. Le Magistère suprême de l'Église déclare dans l'introduction de la Note s'adresser " surtout à tous les fidèles laïcs appelés à participer à la vie publique et politique des sociétés démocratiques [...] en particulier aux hommes politiques catholiques ".

La Note parle à plusieurs reprises de manière très positive du régime politique démocratique même dans " les sociétés démocratiques actuelles où demeure appréciable le fait que tous participent à la "chose publique" dans un climat de vraie liberté " (n. 1). Ce sont justement les institutions démocratiques qui rendent le citoyen, et donc, dans le cas présent, le citoyen catholique, éminemment responsable moralement du gouvernement politique de la société, puisque " tous peuvent contribuer par leur vote à l'élection des législateurs et des gouvernants, [...] [et] participer à l'élaboration des orientations politiques et des choix législatifs qui selon eux peuvent le mieux servir le bien commun (n. 1).

 

La fin d'une époque

 

C'est dans ce contexte que le Magistère romain vient " rappeler quelques principes qui inspirent la conscience chrétienne dans l'engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques " (n. 1). Ce rappel est motivé par " l'émergence d'orientations ambiguës et de positions contestables " (n. 1) qui appellent une " clarification " (ibid.). Celles-ci sont attribuées " au cours rapide des événements ces derniers temps " (ibid.). En effet, la Note constate que " la société se trouve aujourd'hui dans un processus culturel complexe qui signale la fin d'une époque et l'incertitude pour les temps nouveaux qui pointent à l'horizon " (n. 2). On remarquera l'emploi, pour décrire la complexité de l'évolution culturelle actuelle, d'une expression ambivalente, où le pessimisme du diagnostic (" la fin d'une époque ") ouvre sur l'espérance d'un avenir qui n'appartient en définitive qu'à Dieu. On dirait que cette phrase a été écrite " à quatre mains " par Ratzinger et Wojtyla.

Ce n'est pas la seule dans cette Note, où l'analyse sans illusions que le premier fait de notre culture conduit, par-delà les optimismes faciles et fallacieux, au " seuil de l'espérance " que le second veut faire franchir à l'Église et proposer à tous les hommes de notre société. Cela est mené sans la surenchère idéaliste d'un prophétisme romantique, car la Note reconnaît que " les problématiques actuelles se déploient en une intrication complexe, qui est sans commune mesure avec les thématiques des siècles passés " (n. 4). Elle comporte même une forte mise en garde contre la tentation pour les chrétiens de s'enfermer au nom de leur foi dans l'utopie d'un prophétisme politique : " La foi n'a jamais prétendu emboutir dans un schéma rigide les contenus sociaux-politiques. Elle est consciente que la dimension historique du vécu de l'homme impose de tenir compte de situations imparfaites et souvent en rapide mutation. Dans cette ligne, il faut rejeter les positions politiques et les comportements inspirés d'une vision utopiste " (n. 7).

 

Les effets d'une conception relativiste du pluralisme

 

Quel mal ronge donc les sociétés démocratiques qui motive l'intervention du Magistère de l'Église ? " Un certain relativisme culturel qui se révèle dans sa nature comme un système et une défense d'un pluralisme éthique favorable à la décadence et à la dissolution de la raison et des principes de la loi morale naturelle " (n. 2). Le Magistère n'incrimine pas la nature des institutions démocratiques mais leur utilisation déviée corruptrice par une culture du relativisme éthique, que le pape appelle souvent une " culture de mort ". Le problème n'est pas dans un régime qui assure la participation des citoyens à la législation et au gouvernement de la cité, mais dans une conception idéologique de la liberté politique, que la Note qualifie d'" attitude libertaire " (n. 7, en italien " libertinismo "), et qui dévoie la recherche du bien commun dans l'usage que citoyens et hommes politiques font des institutions démocratiques : " Il en résulte d'une part que les citoyens revendiquent pour leurs propres choix moraux la plus complète autonomie, tandis que de l'autre les législateurs se voient obligés de respecter cette liberté de choix " (n. 2).

Face à cette " conception relativiste du pluralisme " (n. 3) politique, le Magistère rappelle quel est le fondement légitime de celui-ci :

 

La liberté politique n'est pas fondée sur l'idée relativiste selon laquelle toutes les conceptions du bien de l'homme ont la même vérité ni la même valeur. Elle ne peut être fondée là-dessus mais plutôt sur le fait que les activités politiques visent au coup par coup à des réalisations extrêmement concrètes du vrai bien humain et social dans un contexte historique, géographique, économique, technologique et culturel bien déterminé. La réalisation concrète et la diversité des circonstances engendrent généralement une pluralité d'orientations et de solutions. Cependant celles-ci doivent être moralement acceptables (n. 3).

 

Le vrai pluralisme se fonde donc sur le caractère singulier et contingent de ce qui fait la matière du choix prudentiel en politique, non sur un relativisme des principes moraux qui doivent commander ces choix en fonction de la nature de la personne humaine qu'ils engagent et concernent.

La Note aborde de front le grave problème de la vie démocratique dans une société qui ne repose plus depuis une quarantaine d'années sur un consensus moral fondamental. Ce faisant, elle se propose non de remettre en cause la légitimité du principe démocratique de participation représentative, mais bien au contraire de défendre la viabilité à long terme des institutions de ce régime.

 

L'Église est consciente que la voie de la démocratie si, d'un côté, elle exprime le mieux la participation directe des citoyens aux choix politiques, n'est possible, de l'autre côté, que dans la mesure où elle est fondée sur une juste conception de la personne . [...] De fait, seul le respect de la personne rend possible la participation démocratique. Comme l'enseigne le Concile Vatican II, " la garantie des droits de la personne est, en effet, la condition indispensable pour que les citoyens, individuellement ou en groupe, puissent participer activement à la vie et à la gestion des affaires publiques " (n. 3).

 

Les sociétés démocratiques sont présentement à un tournant décisif : ou bien elles reconnaissent, ou bien elles ne reconnaissent pas, que la liberté politique ne consiste pas pour la personne humaine en un droit d'adopter n'importe quelle position subjective sans référence éthique, mais qu'elle est au contraire le seul moyen pour elle d'exercer la dignité de sa responsabilité morale dans la recherche prudentielle du vrai bien de l'individu et de la société.

 

L'Église enseigne qu'il n'existe pas d'authentique liberté sans la vérité. " La vérité et la liberté se conjuguent ensemble ", a écrit Jean Paul II . Dans une société où la vérité n'est pas recherchée, où on ne cherche pas à la rejoindre, toute forme d'exercice authentique de la liberté est aussi affaiblie. Cela ouvre la voie à une attitude libertaire [en italien libertinismo, Nda] et à un individualisme qui nuisent à la protection du bien de la personne et de la société entière (n. 7).

 

À ce propos la Note rappelle le sens authentique du " droit à la liberté de conscience et spécialement à la liberté religieuse proclamée par la Déclaration Dignitatis humanae du Concile Vatican II " (n. 8) qui " n'est pas formulé comme il se doit dans l'opinion commune " (ibidem). Celui-ci " se fonde sur la dignité ontologique de la personne humaine, et non certes sur une égalité entre les religions, ou entre les systèmes culturels humains . [...] L'affirmation de la liberté de conscience et de la liberté religieuse ne contredit pas du tout la condamnation de l'indifférentisme et du relativisme religieux de la part de la doctrine catholique, au contraire elle est pleinement cohérente avec elle " (n. 8). C'est en effet cette interprétation de la liberté de conscience qu'avait particulièrement mise en lumière le Catéchisme de l'Église Catholique aux n° 2104 à 2109 dans un paragraphe intitulé de manière significative : " Le devoir social de religion et le droit à la liberté religieuse ".

En contradiction avec cette conception de la liberté politique, la Note relève que, dans le système culturellement dominant d'un relativisme éthique, " il n'est malheureusement pas rare de rencontrer, dans des déclarations publiques, des assertions qui soutiennent qu'un tel pluralisme est la condition de la démocratie " (n. 2). Au nom de ce fondement fallacieux de la liberté politique et de la démocratie, ces dernières années on a vu se développer de diverses manières dans plusieurs pays démocratiques occidentaux, contre les catholiques accusés de comportement antidémocratique en raison de leur refus du relativisme éthique, une sorte de nouveau Kulturkampf visant à " les disqualifier politiquement et leur refuser le droit d'agir en politique conformément à leurs convictions sur le bien commun " (n. 6).

 

Dans cette perspective, commente la Note, on nierait non seulement toute importance politique et culturelle à la foi chrétienne, mais aussi la possibilité même d'une éthique naturelle. S'il en était ainsi, la voie serait ouverte à une anarchie morale qui ne pourrait jamais être identifiée avec aucune forme de pluralisme légitime. La domination du plus fort sur le plus faible serait la conséquence évidente d'un tel choix de société (n. 6).

 

La doctrine du moindre mal ne peut plus s'appliquer

 

L'heure est grave et la Note veut que les catholiques en prennent nettement conscience : " Les catholiques ont le droit et le devoir d'intervenir dans ce déferlement, pour rappeler au sens le plus profond de la vie et à la responsabilité qui incombe à tous en cette matière " (n. 4). La doctrine classique de la tolérance du moindre mal en politique, que nous avons eu l'occasion dans un passé encore proche de présenter comme nettement distincte de la permissivité, entre autres dans les pages de cette revue , ne peut plus être appliquée vis à vis d'une idéologie qui, en prônant un relativisme éthique systématique, en est venue à effacer la frontière objective entre le bien et le mal. Paradoxalement le mal n'apparaît plus dans cette perspective que sous la forme justement du refus du relativisme éthique, accusé à tort de " discrimination " contre les personnes qui le prônent, à propos de l'euthanasie, de l'avortement, du clonage, des manipulations génétiques sur l'embryon humain, du PACS, de la revendication du " couple " homosexuel et de son " droit " à l'adoption, etc.

 

On invoque de manière trompeuse la valeur de la tolérance et on demande à une bonne partie des citoyens — entre autres aux catholiques — de renoncer à participer à la vie sociale et politique de leur propre pays selon la conception de la personne et du bien commun qu'ils pensent humainement vraie et juste, la conception qu'ils pensent devoir être réalisée par les moyens permis, légalement mis à la disposition de tous les membres de la communauté politique par le système juridique démocratique (n. 2).

 

À la suite de l'encyclique Evangelium vitæ, la Note rappelle que, dans le contexte de relativisme éthique actuellement dominant dans les sociétés démocratiques, la doctrine traditionnelle de la tolérance d'un moindre mal en politique ne peut s'appliquer que dans le cas où une législation moralement imparfaite est substituée à une législation antérieure plus imparfaite encore : " Un parlementaire, dont l'opposition personnelle absolue à l'avortement serait manifeste et connue de tous, [peut] licitement apporter son soutien à des propositions visant à limiter les préjudices d'une telle loi et à en limiter les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique " (n. 4). Il faut remarquer que ni Evangelium vitæ, ni la présente Note, qui ne parlent que de l'adoption d'une loi par des parlementaires, n'étendent la tolérance du moindre mal en politique jusqu'à la possibilité pour les électeurs catholiques de voter pour un programme politique de parti qui comporterait une amélioration sur quelque point fondamental de morale ou qui serait moins nocif qu'un autre, mais qui conserverait par ailleurs des " propositions alternatives ou opposées à des contenus fondamentaux de la foi et de la morale " (n. 4). Dans Evangelium vitæ, dont l'objet était beaucoup plus général, on pouvait encore penser à un oubli. Dans cette Note, qui porte spécifiquement sur " les catholiques dans la vie politique ", le rétrécissement d'application de la doctrine de la tolérance en politique semble bien, comme nous le verrons, explicitement voulu.

 

Défendre la finalité éthique de l'ordre politique...

 

Il faut que le Magistère ait des motifs d'une extrême gravité pour restreindre à ce point la part du moindre mal, toujours inévitable politiquement dans la loi civile, laquelle ne peut pas prétendre réprimer tout le mal dans la société sous peine de causer de plus grands maux. Ce qu'il défend ici, c'est la finalité éthique de l'ordre politique, rien de moins, finalité sans laquelle la société est laissée à " l'anarchie morale " (n. 6) et à " la domination du plus fort sur le faible " (ibidem). Le citoyen catholique est invité par le Magistère de l'Église à ne plus acquiescer, y compris au nom d'une saine doctrine de la tolérance en politique, à l'idéologie intolérante d'un relativisme éthique systématique, même quand celui-ci s'enveloppe abusivement de la légitimité du pluralisme en démocratie.

 

Si le chrétien est tenu " d'admettre la légitime multiplicité et diversité des options temporelles " , il est aussi appelé à s'opposer à une conception du pluralisme adaptée au relativisme moral nocive à la vie démocratique elle-même. La vie démocratique a besoin de fondements vrais et solides, c'est-à-dire de principes éthiques que leur nature et leur rôle de fondement de la vie sociale rendent non " négociables " (n. 3).

 

Le Magistère parle aux catholiques avec d'autant plus de fermeté que l'intransigeance à laquelle il les appelle lui semble le dernier recours contre la corruption d'une démocratie qui, comme il l'a montré, n'est plus " fondée sur une juste conception de la personne " : " Sur ce principe l'engagement des catholiques ne peut céder à aucun compromis " (n. 3).

 

... et le témoignage de la vie chrétienne

 

Mais ce n'est pas seulement la légitimité et la viabilité de l'état démocratique qui, aux yeux de l'Église, sont désormais en cause ; c'est le témoignage de la foi chrétienne lui-même qui risque de se trouver adultéré par une dérobade des citoyens catholiques face à une exigence éthique si grave : " Sinon, dit la Note, c'est le témoignage de la foi chrétienne dans le monde qui serait atteint, ainsi que l'unité et la cohérence intérieure des fidèles eux-mêmes " (n. 3). C'est pourquoi elle peut affirmer que le Magistère, loin de vouloir ainsi " éliminer la liberté d'opinion des catholiques sur des questions contingentes " (n. 6), obéit directement à sa mission surnaturelle quand il " propose certainement un devoir moral de cohérence pour les fidèles laïcs, à l'intérieur de leur conscience une et unique " (ibidem).

La Note met en rapport cette cohérence de la conscience des chrétiens avec la cohérence de l'ensemble des principes fondamentaux de la morale reconnus par la foi catholique :

 

Parce que la foi est constituée comme une unité infrangible, il n'est pas logique d'isoler un de ses éléments au détriment de la totalité de la doctrine catholique. L'engagement politique en faveur d'un aspect isolé de la doctrine sociale de l'Église ne suffit pas à épuiser la responsabilité pour le bien commun (n. 4).

 

Et le Magistère rappelle ce devoir de cohérence à des organisations catholiques qui promeuvent dans un domaine certains principes moraux reconnus par l'Église tout en s'écartant par ailleurs, théoriquement ou pratiquement, de certains autres :

 

Dans des circonstances récentes il est arrivé que, même à l'intérieur d'associations et de mouvements politiques chrétiens, émergent des orientations en faveur de forces et de mouvements politiques qui ont pris, sur des questions politiques fondamentales, des positions contraires à l'enseignement moral et social de l'Église. De tels choix et leur ratification, parce qu'ils sont en contradiction avec des principes fondamentaux de la conscience chrétienne, ne sont pas compatibles avec l'appartenance à des associations ou à des organisations qui se définissent comme catholiques (n. 7).

 

Un appel à une révision radicale

 

Tout ce qui vient d'être dit permet d'entendre les raisons qui motivent l'injonction formelle qui est sans conteste la visée pratique de cette Note doctrinale sur le devoir moral des catholiques en politique.

 

Dans ce contexte il est nécessaire d'ajouter que la conscience chrétienne bien formée ne permet à personne de favoriser par son vote, la mise en acte d'une loi ou d'un programme politique, dans lesquels les contenus fondamentaux de la foi et de la morale sont détruits par la présence de propositions qui leur sont alternatives ou opposées (n. 4).

 

Il nous faut oser regarder en face la gravité et la portée de cette prescription catégorique. Au moment de voter, les catholiques cohérents avec leur foi ne peuvent plus tolérer comme un moindre mal " la présence dans un programme politique de propositions alternatives ou opposées à des contenus fondamentaux de la foi et de la morale ". Or, pour prendre le cas de la France, ce comportement électoral a été le plus fréquent chez les catholiques pratiquants et même cohérents, qui ont voté pour des partis qui portaient dans leur programme législatif des projets contraires à des principes fondamentaux à la morale et à la foi chrétienne.

C'est donc une révision radicale de ce comportement que le Magistère suprême nous demande sans aucune équivoque possible. J'ai moi-même soutenu dans un proche passé que le vote pour des programmes, voire pour des lois, comportant des propositions moralement très imparfaites pouvait encore être rangé sous la doctrine traditionnelle de la tolérance politique, si on l'accompagnait d'une réprobation personnelle sans équivoque de ces propositions. Car, en ces temps surtout, où " le cours des événements " est particulièrement " rapide ", ce n'est pas à tel ou tel, mais à l'Église elle-même qu'il incombe de déterminer le moment où, parmi " les diverses stratégies [...] possibles pour réaliser ou garantir une même valeur fondamentale " (n. 3), " la foi et la morale [...] requièrent " (n. 3) que certaines soient exclues, précisément parce que la situation est devenue telle qu'elles mettent en danger ce qu'elles cherchaient à préserver.

On peut se demander, il est vrai, et je me le suis demandé, pourquoi le Magistère est très sévère pour les fautes morales de la société, qui sont de toujours, quand la sincérité du régime les rend manifestes, comme c'est le cas en démocratie, alors qu'il l'est moins lorsque des régimes autoritaires " chrétiens " les voilent de tartufferie, voire quand des régimes totalitaires les nient de manière éhontée au nom de l'idéologie. Je ne puis exclure, du côté de certains hommes d'Église, une part d'intérêt confessionnel à courte vue vis à vis des régimes autoritaires " chrétiens " et de lâcheté inintelligente face aux pouvoirs totalitaires. Mais, comme le dit La Rochefoucauld, " l'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu ". Dans le cas des régimes autoritaires elle implique l'aveu de l'inévitable impuissance du pouvoir à moraliser complètement la société par des moyens politiques. Plutôt que de la reconnaître, il la masque par l'hypocrisie, en usant d'une symbolique sacrale pour pouvoir affirmer que la société est " chrétienne ". Mais cette hypocrisie, qui certes est condamnable chez ceux qui la pratiquent et préjudiciable à beaucoup de ceux qui la subissent, néanmoins ne remet pas en cause le caractère objectif du bien et du mal.

Il n'en va pas de même du relativisme moral, qui parasite actuellement le régime démocratique : celui-ci ne se contente pas de tolérer la part d'immoralité que toute société comporte inévitablement, mais il ne reconnaît plus l'existence d'une vérité morale fondant la distinction du juste et de l'injuste par delà toute convention humaine. Il n'est évidemment pas question de retomber dans la pernicieuse illusion de l'idéalisme platonicien développé dans la République ou de l'augustinisme politique médiéval : cette vérité éthique est à chercher à travers les tâtonnements de la délibération prudentielle et non à imposer comme un modèle a priori. Le régime démocratique n'est que le moyen institutionnel d'associer tous les citoyens à cette délibération. Mais pour que celle-ci soit une vraie recherche prudentielle du meilleur possible dans l'état présent d'une société toujours imparfaite, il faut que le corps politique reconnaisse, au moins implicitement, qu'il y a un bien commun à chercher en fonction d'une dignité fondamentale de la personne humaine, et pas seulement des conflits d'intérêt à arbitrer selon des rapports de force, ou des solutions techniques à trouver pour avoir une économie et une administration efficaces.

L'Église ne demande donc pas aux hommes politiques en régime démocratique d'imposer à la société civile un quelconque ordre moral, pas même le sien. Elle considère cependant que ce régime se corrompt en démagogie quand, au nom de l'imitation perverse de la démocratie par l'idéologie " libertiniste ", les élus ne mettent plus les électeurs, qui constituent le corps législatif fondamental, devant la grave responsabilité d'un choix personnel à finalité éthique, dont eux et leurs enfants porteront les conséquences. Constatant qu'actuellement dans les sociétés démocratiques la démission devant toute responsabilité se généralise, non en raison des institutions de ce régime politique mais à cause du relativisme éthique de la culture ambiante qui le pervertit, le Magistère estime que le devoir politique primordial des catholiques est de témoigner, tout d'abord par leur objection de conscience électorale, qu'il est absolument nécessaire de rechercher la finalité éthique pour une communauté politique qui ne veut pas se déshumaniser.

Aussi, comme catholique cohérent, je crois fermement que ce n'est pas sans l'instinct prophétique de l'Esprit Saint que le Magistère considère cet amoralisme sincère plus nocif pour l'être humain et pour la foi chrétienne que l'immoralité qui se cache honteusement dans la dénégation. Quoi qu'il en soit, je veux dire ici de la manière la plus nette qu'après cette prise de position décisive du Magistère suprême de l'Église, il m'apparaît certain, comme croyant et comme théologien, qu'un catholique ne peut plus tenir désormais la thèse de la tolérance et reproduire les comportements qui s'en suivent sans tomber non seulement dans la désobéissance mais dans l'infidélité.

Je mesure lucidement le prix immédiat dont nous risquons de payer cette obéissance de la foi, mais je ne doute pas un instant que cette fidélité coûteuse sera, une fois encore, plus porteuse d'espérance que ne le serait un compromis politique dont l'Église nous indique désormais qu'il comporte une compromission inadmissible par rapport à des principes fondamentaux de la loi morale et de la foi chrétienne. Il en fut ainsi quand saint Pie X refusa en 1905 les associations cultuelles, privant de ce fait pour de longues années l'Église en France de personnalité juridique civile, ou quand Pie XI condamna en 1926 le néo-paganisme de l'Action Française, faisant ainsi perdre aux catholiques français le soutien du courant nationaliste qui les avait réintroduits dans la vie publique après la Grande Guerre.

Dans la ligne de l'enseignement constant de Jean Paul II, la Note désigne la culture comme l'enjeu politique majeur et invite le chrétien à y engager sa foi pour contribuer à une refondation éthique de celle-ci qui la sorte de l'actuelle logique de mort et lui permette en même temps d'accueillir la Bonne Nouvelle du salut.

 

La foi en Jésus-Christ, qui s'est défini lui-même comme " la voie, la vérité et la vie " (Jn 14,6), demande aux chrétiens un effort pour s'insérer, avec un engagement majeur, dans la construction d'une culture qui, sous l'inspiration de l'Evangile, propose à nouveau le patrimoine de valeurs et le contenu de la Tradition catholique. La nécessité de présenter en termes contemporains, le fruit de l'héritage spirituel, intellectuel et moral du catholicisme, paraît aujourd'hui marquée par une urgence qu'on ne peut reporter. Sinon, on risquerait une dispersion culturelle des catholiques. D'ailleurs, la densité culturelle acquise et la maturité d'expérience de l'engagement politique que les catholiques ont réussi à développer, dans divers pays, surtout dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, ne peuvent susciter en eux aucun complexe d'infériorité en face d'autres propositions dont l'histoire récente a démontré la faiblesse ou l'échec radical. Il ne faut pas penser, ce serait réducteur, que l'engagement des catholiques puisse se limiter à une simple transformation des structures. En effet, si à la base il n'y a pas une culture capable de recevoir, de justifier et de transformer en projets les exigences qui dérivent de la foi et de la morale, les transformations reposeront toujours sur des fondements fragiles (n. 7).

 

Les exigences de l'objection de conscience politique

 

Il ne faut cependant pas se cacher qu'une fois de plus la facture sera sans doute d'abord politiquement lourde pour les catholiques, si du moins ceux qui suivront la prescription du Magistère ne se réduisent pas à une infime minorité. Ne pouvant plus voter pour des partis de la droite modérée, puisque leurs programmes comportent " des propositions alternatives ou opposées à des contenus fondamentaux de la foi ou de la morale ", les catholiques cohérents pourraient commencer par favoriser de facto l'accès au pouvoir de gouvernements de gauche, dont les programmes sont plus radicaux et plus contraignants sur les points en cause. Les modérés ne manqueraient pas dans ce cas de les accuser de faire, de manière irresponsable, la politique du pire, comme au temps où, entre 1870 et 1929, par le " non expedit " (il ne convient pas), le pape interdisait aux catholiques de participer à la vie politique italienne tant que n'aurait pas été réglée la " question romaine " des États pontificaux.

Quant aux nouveaux radicaux de la gauche, qui détiendraient le pouvoir, ils dénonceraient sans doute les catholiques devant l'opinion comme des sectaires fanatisés par un puritanisme moral et comme des asociaux ennemis du bonheur des hommes ; en raison de ce qu'ils présenteraient comme un " odium humani generis " ils pourraient leur mener la vie plus dure même dans d'autres domaines. En tout cas, les catholiques risqueraient fort de se trouver marginalisés dans la vie politique, puisque le rapport de forces électoral, dont ils se seraient exclus, en est une composante essentielle dans un régime représentatif comme la démocratie. Il est à craindre qu'ils se déresponsabilisent en cherchant refuge dans un apolitisme qui ne les tente déjà que trop, ou dans une surenchère maximaliste, sous la forme d'un idéal socialement irréalisable dans une société civile toujours imparfaite. Leur discours politique n'ayant plus à s'affronter au réel, pourrait alors les enfermer dans une pure auto-justification identitaire qu'ils prendraient, surtout s'ils le tenaient en se considérant comme le dernier carré des " catholiques cohérents ", pour un témoignage authentique de la vérité révélée.

Mais c'est ce genre de sacrifice et de risques que la présente Note risque d'impliquer aujourd'hui pour les catholiques de nos sociétés démocratiques au nom des principes suprêmes et " non négociables " de la loi morale.

 

Quand l'action politique se confronte avec des principes moraux qui ne permettent pas de dérogation, d'exception, ni aucun compromis, alors l'engagement politique des catholiques devient plus évident et chargé de responsabilités. En face de ces exigences éthiques fondamentales, auxquelles on ne peut renoncer, les chrétiens doivent savoir qu'est en jeu l'essence de l'ordre moral, qui concerne le bien intégral de la personne (n. 4).

 

C'est donc devant une objection de conscience politique, que le Magistère place aujourd'hui tous les catholiques citoyens de sociétés démocratiques. Celui-ci précise néanmoins, contre toute tentation utopiste de délégitimer les institutions politiques de la démocratie, que cette intransigeance morale doit être menée " par tous les moyens licites " (n. 6), c'est-à-dire " par les moyens permis, légalement mis à la disposition de tous les membres de la communauté politique par le système juridique démocratique " (n. 2), ce qui exclut actuellement le recours à la désobéissance civique. De même le vote pour des partis d'extrême droite, dont les épiscopats nationaux ont dénoncé la passion xénophobe, ne se trouve pas encouragé par la Note, laquelle, quand elle énumère " les exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer " et après avoir parlé de la vie humaine, du couple , de la famille et de la liberté d'éducation, prend bien soin d'ajouter ceci :

 

On ne peut exclure de cette liste le droit à la liberté religieuse et le développement dans le sens d'une économie qui soit au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de subsidiarité, qui veut que " les droits de toutes les personnes, des familles et des groupes, ainsi que leur exercice, soient reconnus, respectés et valorisés " (n. 4).

 

Au nom de la sphère morale

 

La Note se défend enfin vigoureusement contre l'accusation, qui ne manquera pas d'être adressée au Magistère catholique, d'ingérence cléricale contraire au principe de distinction du temporel et du spirituel. En effet, le Magistère intervient dans un domaine éthique qui relève de la nature de la personne humaine. Ce domaine n'est pas par lui-même de nature confessionnelle, étant accessible à la conscience de tout homme de bonne volonté, quand elle n'est pas offusquée, comme c'est souvent le cas aujourd'hui, par le conditionnement oppressant de la pseudo-culture médiatique. La Note répond d'avance à des protestations, qui ne manqueront non plus de s'élever chez les catholiques eux-mêmes, lui reprochant de ne pas respecter la légitime autonomie des laïcs par rapport aux options temporelles :

 

Aucun fidèle chrétien ne peut certes en appeler au principe du pluralisme et de l'autonomie des laïcs en politique pour favoriser des solutions de compromis qui compromettent ou atténuent la sauvegarde des exigences éthiques fondamentales pour le bien commun de la société. En effet ces exigences éthiques s'enracinent dans l'être humain et appartiennent à la loi morale naturelle. Elles n'exigent pas que celui qui les défend professe la foi chrétienne, même si la doctrine de l'Église le confirme et les protège toujours et partout, comme service désintéressé à la vérité sur l'homme et au bien commun de la société civile. D'autre part on ne peut nier que la politique doit aussi se référer à des principes qui possèdent une valeur éthique absolue justement parce qu'ils sont au service de la dignité de la personne et du vrai progrès humain (n. 5).

 

Face aux accusations de pression confessionnelle, qui viendront de l'extérieur de l'Église, la Note s'explique sur ce qu'elle considère comme une conception légitime de la laïcité : " La promotion en conscience du bien commun de la société politique n'a rien à voir avec le "confessionnalisme" ou l'intolérance religieuse. Pour la doctrine morale catholique la laïcité est comprise comme une autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique, mais pas par rapport à la sphère morale " (n. 6). Pour prévenir tout rejet d'une saine laïcité de la part de catholiques durcis par l'objection de conscience politique qu'ils vont devoir opposer au relativisme moral culturellement et politiquement dominant aujourd'hui, la Note rappelle ensuite que cette laïcité appartient désormais à la doctrine de l'Église :

 

C'est une valeur, reconnue par l'Église, que l'on acquiert et qui fait partie du patrimoine de civilisation obtenu . Jean Paul II a mis en garde plusieurs fois contre les périls qu'entraîne toute confusion entre la sphère religieuse et le sphère politique. "Elles sont très délicates les situations dans lesquelles une norme spécifiquement religieuse devient, ou tend à devenir, loi de l'État, sans que l'on tienne suffisamment compte de la distinction entre les compétences religieuses et celles de la société politique. En fait, identifier la loi religieuse avec la loi civile peut effectivement étouffer la liberté religieuse et même limiter ou nier d'autres droits humains inaliénables " (n. 6).

 

La Note fait remarquer d'avance à ceux qui disqualifieront les catholiques cohérents en raison de leur objection de conscience politique, que leur laïcisme intolérant va à l'encontre du principe démocratique lui-même et tourne à l'idéologie :

 

Dans les sociétés démocratiques, toutes les propositions sont librement évaluées et discutées. Ils entérineraient une forme de laïcisme intolérant, ceux qui, au nom de la conscience individuelle, voudraient voir dans le devoir moral qu'ont les chrétiens d'être cohérents avec leur conscience, un signal pour les disqualifier et leur refuser le devoir d'agir en politique conformément à leurs convictions sur le bien commun. Dans cette perspective, on nierait non seulement toute importance politique et culturelle à la foi chrétienne, mais aussi la possibilité même d'une éthique naturelle (n. 6).

 

Même sans fondement légitime, cette marginalisation pèse de fait aujourd'hui sur les catholiques cohérents des sociétés démocratiques et prend ici ou là déjà la forme d'un Kulturkampf plus ou moins avoué. L'encyclique Veritatis splendor (n. 90-93) avait déjà averti les catholiques que leur foi pourrait un jour les amener au suprême témoignage du martyre pour défendre les valeurs éthiques fondamentales qui sauvegardent la personne et la société humaines. La Note s'ouvre sur le même thème en évoquant la figure de saint Thomas More, que l'Église a proclamé récemment patron céleste des gouvernants et des hommes politiques :

 

Il a su témoigner jusqu'à la mort "la dignité inaliénable de la conscience" . Il a refusé tout compromis, bien que soumis à diverses formes de pression psychologique. Sans renier " la fidélité constante à l'autorité et aux institutions légitimes" qui l'avaient distingué, il a affirmé par sa vie et sa mort que "l'homme ne peut pas séparer de Dieu ni la politique, ni la morale " (n. 1).

 

Si Dieu a demandé à saint Thomas More de payer de sa vie son objection de conscience contre l'Acte de suprématie du parlement anglais, qui contredisait la constitution divine de l'Église, on ne devrait pas trouver anormal que l'objection de conscience contre la perte de principes moraux fondamentaux, qui a lieu progressivement dans la sincérité démocratique et dans la paix civile, puisse finir par exiger un jour quelque chose d'analogue. Si les catholiques se résignaient à un pareil désastre éthique ce serait le sel de la terre qui s'affadirait et qui ne serait plus bon à rien.

Laissant à nos évêques la mission de relayer cette Note dans son application concrète à la situation française et aux laïcs le rôle de réfléchir aux modalités nouvelles de présence qu'appelle la nouvelle situation d'objection de conscience électorale, qu'il me soit permis de rappeler pour terminer le diagnostic théologique que je posais déjà dans une de mes conférences de Carême à Notre-Dame de Paris en 1994 : " Les conflits qui surgissent aujourd'hui autour de la bioéthique, à propos de l'enfant à naître, menacé de mort parce que non-désiré ou handicapé, à propos du mariage et de la famille comme cellule indispensable à la procréation et à l'éducation des enfants, à propos de la véritable dignité des mourants, menacée par l'euthanasie, montrent que l'Église doit se préparer à témoigner de sa foi y compris jusqu'au martyre, face à l'utilitarisme de nos sociétés. On pressent qu'à un moment ou à un autre on arrivera à un non possumus, à l'objection de conscience et à la désobéissance civique " .

Certes, nous n'en sommes pas au martyre, et nous devons nous garder de dramatiser notre situation, ce qui serait de la sottise, et encore plus de la souhaiter plus dramatique, ce qui serait de l'orgueil. Nous n'en sommes pas non plus, nous l'avons dit, à la désobéissance civique. Mais pour ce qui touche à l'objection de conscience électorale face au relativisme éthique politiquement dominant, la présente Note du Magistère suprême de l'Église nous indique clairement que l'heure du témoignage a sonné pour les catholiques cohérents avec leur foi.

 

FR. J.-M. G.