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Laboratoire d’idées au service du Bien Commun

Pour une éthique du travail

(source : Institut Iliade) Intervention d’Antoine Dresse le samedi 5 avril 2025 à La Maison de la Chimie.

On le répète souvent, nous vivons dans une société dominée par l’esprit marchand, une société dont les maux culturels et physiologiques sont de plus en plus dénoncés : destruction des traditions, uniformisation des mentalités, domestication des comportements, déclin démographique, production d’une culture mondiale de masse, recrudescence de comportements primitivistes, hédonisme narcissique, etc. Mais quand on parle d’esprit marchand, il ne faut pas y voir un synonyme d’esprit entrepreneur ni travailleur. La société marchande est la société dans laquelle les valeurs marchandes, c’est-à-dire l’esprit de calcul, dominent. Or, si l’esprit de calcul a pu, à l’aube de la modernité, mettre l’Europe sur la voie de la puissance économique, c’est aujourd’hui la suprématie de ces mêmes valeurs marchandes qui la fragilise.

Des sociologues et des économistes comme Werner Sombart ou Schumpeter ont en effet montré en leur temps tout ce qui sépare la psychologie du « bourgeois rentier » de celle de l’entrepreneur dynamique. Or, c’est la première qui domine aujourd’hui les mentalités. L’esprit d’entreprendre des Européens a conduit au progrès technique et à un formidable accroissement de la productivité du travail, qui ont fait la richesse de notre continent à l’époque moderne. Mais si cette richesse est ensuite purement appréhendée selon les valeurs de la société de consommation, cette dernière en vient, à son tour, à faire disparaître l’esprit d’entreprendre. Pourquoi investir dans l’industrie, en effet, quand la spéculation économique suffit à s’enrichir ? Pourquoi créer, produire ou travailler quand on peut simplement s’en remettre à l’État-Providence ou faire carrière dans une administration ?

C’est le sociologue américain Daniel Bell qui avait identifié une contradiction majeure entre la technique et la production modernes, qui exigent travail, intelligence, esprit d’entreprendre, rigueur, investissement et organisation, et la consommation de masse, qui s’appuie sur l’état d’esprit inverse, fait de passivité, d’hédonisme et d’individualisme improductif. Or, le déclassement progressif de l’Europe oblige à résoudre cette contradiction. S’il faut certes sortir de la logique mortifère et aliénante des « bullshit jobs » et repenser l’organisation du travail – on en a parlé tout au long de cette journée –, ce n’est pas pour vanter un quelconque « droit à la paresse » qui ne ferait qu’entériner le déclin européen sur la scène internationale. Il s’agit bien plutôt de renouer avec une éthique de l’effort dont la finalité ne serait pas marchande et utilitaire.

Car le travail, contrairement à ce qu’on pourrait penser en première instance, ne relève pas uniquement de l’économie. Il l’excède bien plutôt comme l’activité par excellence où l’homme se manifeste comme être libre, comme créateur de formes et initiateur de culture. Dans la société marchande, le travail n’est réduit qu’à un moyen d’acquisition de richesse et de bien-être – et en ce sens il n’est plus qu’une activité économique. Mais c’est justement cette réduction économiciste du monde qui affaiblit à terme notre puissance économique, car elle ignore les forces extérieures qui l’affectent, comme l’indépendance politique, le taux de natalité et, surtout, l’esprit du peuple. Paradoxalement, c’est quand elle s’appuyait sur une psyché non économique que la puissance économique de l’Europe a pris son essor. Cette dernière s’appuyait en effet sur le sens aigu du sacrifice et de l’abnégation de religieux protestants, sur le courage de navigateurs qui prirent sur eux d’explorer le globe ou plus généralement sur la volonté de puissance qui animait les Européens de jadis. Mais quand le religieux, le conquérant ou l’aristocrate laisse sa place au type universel du prolétaire-consommateur embourgeoisé, c’est tout l’édifice qui menace, lentement, de s’affaisser. Car là où la production demande un ordre puissant, la consommation, elle, est moins exigeante. Comme le disait joliment Maurras : « une flamme est plus prompte à donner des cendres que le bois du bûcher ne l’avait été à mûrir. »

Le consumérisme dans lequel succombent les hommes-masses de notre civilisation est une forme d’esclavage, car il évacue la question du sens et de la finalité de la vie. Privé de sa contrepartie que sont l’effort et le travail créateur, le consumérisme ne permet même pas de goûter au véritable plaisir. On le voit aujourd’hui : l’intelligence artificielle menace un nombre croissant d’emplois qui, il y a peu, paraissaient ne pas devoir être remplacés de sitôt. Or, loin d’apparaître comme la société tant rêvée, les contours du monde de l’après-travail se dessinent de plus en plus comme un espace de privation et de désorientation. Isolé dans sa chambre, l’homme-masse sent qu’il n’aura recours qu’à toutes sortes de paradis virtuels pour échapper péniblement à l’ennui et à son vide existentiel.

Plus que jamais, il devient donc impératif de redéfinir une éthique du travail qui ne soit ni une aliénation productiviste ni un renoncement paresseux à l’effort. Ce que nous devons retrouver, c’est une vision du travail qui intègre la dimension du réel : un travail qui relie l’individu à une œuvre, à une communauté, à un projet de civilisation. Loin d’être un simple moyen de subsistance ou un vecteur de consommation, le travail doit redevenir un lieu d’accomplissement personnel et collectif.

Trop longtemps, on n’a vu dans le travail qu’une punition échue à l’homme, un fardeau dont il faudrait se débarrasser un jour. Or, le travail n’est pas qu’une qualité adventice à l’homme, il est au contraire constitutif de son être au monde.

Quand l’homme naît, en effet, il n’est rien ou à peu près. Tout au plus, il est une somme de potentialités. Il faut donc le tirer de son néant ; et c’est le travail qui sera le levier de sa volonté. En raison même de sa faiblesse, l’homme doit apprendre à s’édifier peu à peu, seconde après seconde, par la vertu d’un effort sans répit. Et qu’est-ce que le travail si ce n’est l’acte continu par lequel l’homme tend à être par ses propres forces ?

Naturellement, l’homme est porté au narcissisme et à l’égoïsme – tendances que renforce actuellement l’hédonisme consumériste. Le travail, dans un premier temps, redresse donc d’abord ce bois courbé qu’est l’homme. Et en ce sens, il apparaît souvent comme une punition, même s’il faudrait ôter le sens moral que revêt ce terme. Il faut plutôt dire que le travail est ce qui fait sortir l’individu de lui-même en le confrontant à la dureté et à la solidité du monde. Le réel est ce qui résiste à ma volonté et se tient debout indépendamment de mes désirs. Or, l’homme n’est pleinement conscient du monde qu’en luttant contre la résistance qu’il lui oppose, et c’est dans cette lutte qu’il s’élève à une conscience plus grande du réel.

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