La notion d’étrangeté peut-elle se nicher au sein d’un essai de politique intérieure ? C’est à quoi nous devons dans un premier temps nous arrêter. Celle-ci touche à la forme, à un style très particulier dont, à défaut d’ « original », nous dirons qu’il est recherché, et qu’il contraste avec le caractère sobre, modeste (presque banal), économe (dans tous les sens du terme) de son rédacteur, déjà coutumier de cette discrétion lorsqu’il s’effaçait plus encore sous le pseudonyme[1] d’Atticus. Cela nous fleure bon le sage, ami de la sérénité et de la rationalité grecques, de Cicéron, Cincinnatus et Périclès, le lecteur de Yourcenar, des Mémoires d’Hadrien, d’Alexis ou le Traité du vain combat,- inutilité, vacuité dont on veut en l’espèce nous convaincre qu’elles ne sauraient continuer à s’enkyster et à dévitaliser jusqu’à son terme la politique actuelle. L’auteur fut préfet et, s’il occupa des ‘‘fonctions d’autorité’’ dans la sécurité, celles-ci s’exercèrent, une fois encore, sous leur angle le plus prosaïque, concret, pragmatique, comptable, linéaire, celui de la gestion la plus technique et la moins idéologique (politique) possible des deniers publics. L’amour de l’antique se traduit aussi par ce que nous appellerions un idéalisme civique, et la croyance qu’en démocratie – aussi – l’homme peut être vertueux. Bref, notre homme n’est pas de ceux qui, transposant la notion de péché originel dans l’ordre laïc, ne peuvent, à tous propos et face au premier venu, s’empêcher de se dire en substance ‘‘Toi, je te vois venir…’’, réflexe – on y songe à l’instant – qui n’est que la traduction vulgaire de la fameuse mise en garde faite en 1790 par Edmund Burke, sur l’importance de la préservation dans la sphère commune des « préjugés nécessaires ». Démocrate, modéré (si ce n’est adepte de la doctrine modérantiste), raisonnable, comme on l’a vu plus haut, d’aucuns diraient « humaniste » (ce qui, surtout à notre époque, ne mange pas de pain), on se doute qu’à l’avenir – quoique n’ayant pas jadis fait preuve d’une lucidité foudroyante puisqu’il a un un temps opté pour un vieux renard filandreux et pour son parti – un Edouard Philippe ou, mieux, un Michel Barnier lui feraient l’affaire.
Ces précisions, qui ne s’analysent certes pas comme des ‘‘réserves’’, ne doivent pas nous empêcher de considérer cet ancien auditeur de l’IHEDN et, surtout, du Centre des hautes études de l’armement (organisme absorbé depuis par l’Institut des hautes études de défense nationale) comme le parangon du haut-fonctionnaire au-dessus de la moyenne en ce sens que l’indéniable spécificité de son style doit inciter le lecteur à envisager ce qui pourrait être l’originalité de son propos même.
Donnons deux exemples de ce style si intrigant : [par telle manière de décompter les suffrages à une élection présidentielle], « la confiance du pays s’y exprimerait mieux que dans une proportion amputée d’une partie de la réalité des attitudes de l’électeur » (c’est nous qui soulignons). Par la juxtaposition de motifs abstraits et de motifs concrets, on a ici comme l’impression que Paul-Henri Trollé tranche d’un fil à couper le beurre dans une motte de concepts. Ailleurs, notre préfet, loin d’être désabusé, parle de « désabusement » et du fait qu’en politique, la piétaille aime à « chaluter chez l’adversaire ». Et tout le vocabulaire, toutes les tournures (et retournures) de phrases de notre préfet d’être de cet acabit, qui, c’est selon, agace, fascine, interroge (pour sacrifier au langage à la mode) comme si, nous, lecteur lambda, devions peut-être percevoir l’understatement d’un homme pourtant friand de transparence « citoyenne », croyant en la possibilité d’une véritable et raisonnable démocratie dans la lignée non des Pères de l’Eglise mais, plutôt, d’une part, de ce que nous nommons les Pères gréco-romains (soit, of course, Aristote et non Platon), d’autre part, de Montesquieu. A court terme, et cette fois-ci sur le fond, nos politiciens (et, espérons-le, les ‘‘politiques’’ authentiques aussi) se reporteront aux préconisations du préfet Trollé. Elles portent principalement sur les indispensables réformes des tous prochains scrutins 1/ présidentiel, 2 et 3/ dans l’ordre ou le désordre, référendaire et législatif, et seraient susceptibles de « réinitialiser » un efficace gouvernement du pays, nous faisant par là oublier l’époque (la nôtre) où, pour reprendre les termes du préfet Trollé, un « vain pouvoir » s’échinait à nous faire croire qu’il détenait encore une once d’auctoritas et de potestas alors qu’il n’était en vérité, et dans les acceptions étymologique, espagnole et française du terme, que débile.
Hubert de Champris
[1] Cf. Le Prince, la Cour, le Peuple et Gouverner est une affaire de talents, Odile Jacob.
