Cet article est issu du numéro 106 de Liberté politique consacré à la Turquie.
Où va la Turquie : croissance ou stagnation ?
Où ira la Turquie ? Croissance ou stagnation ? Comment va-t-elle ?
Comme chez nous, les réponses varient beaucoup en fonction des personnes que vous interrogerez.
La Turquie a connu un événement crucial qui a conduit le pouvoir à une réorientation radicale. Le 16 juillet 2016, un putsch faillit renverser Recep Tayyip Erdogan, sauvé semble-t-il par les renseignements russes, bien qu’en Syrie son armée ait descendu un Soukhoï-24 russe quelques mois auparavant.
Il en résulte un virage à 180 degrés de la politique étrangère. La Turquie se détourne de son suzerain historique, les États-Unis, se rapproche de Moscou et achète des systèmes S-400, ce qui provoque la fureur de Washington et la menace d’interrompre la livraison des F-35.
L’AKP et le mouvement Gülen
Le coup d’État de 2016 est aussitôt attribué au mouvement Gülen, qui l’aurait piloté depuis les États-Unis, où résidait son fondateur Fethullah Gülen depuis 1999 jusqu’à sa mort en 2024.
Afin de mieux comprendre ce mouvement, j’ai interrogé un militant et ami, Talat A. Selon lui, Gülen a nié toute implication, condamné le putsch et déclaré être prêt à être jugé par un tribunal international.
Conséquences intérieures
Les écoles et les médias gülenistes, que Gülen préférait appeler « Hizmet », journaux, radios et chaînes de télévision, sont fermés. Une vingtaine de journalistes sont emprisonnés et une vaste purge touche l’armée.
La théologie de Fethullah Gülen est décrite comme plutôt traditionnelle. Sans appartenir à une tarika, il voit dans la mystique soufie la véritable spiritualité musulmane. Il prône une philanthropie universelle appelée hizmet, le dialogue avec les « gens du Livre » et une instruction scientifique d’excellence ouverte à tous, notamment aux filles.
Son inspirateur, Said Nursi, fut un adversaire d’Atatürk, qui l’avait emprisonné. Pour lui, les trois ennemis de la Turquie sont l’ignorance, la pauvreté et la division.
Gülen, comme Nursi, refuse de choisir entre islam et science, entre tradition et modernité. C’est dans cet esprit que furent fondées de nombreuses écoles, universités et centres de soutien scolaire en Turquie et dans le monde. Ces institutions, sous contrat avec l’État, ne dispensaient pas d’enseignement religieux. Elles permettaient une ascension sociale par le savoir grâce aux bourses d’étude.
Ainsi, le mouvement Gülen rejette à la fois le modèle occidental matérialiste et athée issu du kémalisme et l’approche fondamentaliste de l’AKP d’Erdogan.
Erdogan, Iran et rupture avec l’Europe
L’AKP d’Erdogan aurait par ailleurs des accointances avec la politique iranienne et le radicalisme chiite. En 2013, des écoutes téléphoniques auraient révélé des faits de corruption impliquant la famille Erdogan et des réseaux d’influence iranienne. Erdogan répond en affirmant qu’il s’agit d’un complot güléniste.
C’est à partir de ce moment qu’il commence à s’attaquer au mouvement Gülen. Le radicalisme islamiste évince progressivement les libéraux et les kémalistes, et la Turquie renonce totalement à ses démarches d’adhésion à l’Union européenne. Elle finira par frapper à la porte des BRICS, ce que les partisans d’une multipolarité jugent positivement.
Situation politique et économique intérieure
Sur le plan économique, le pays connaît une baisse du pouvoir d’achat, une inflation marquée et une croissance en dents de scie, phénomène observable ailleurs dans le monde.
Le maire d’Istanbul, libéral de centre gauche, a été emprisonné. Il n’existe pas de véritable opposition politique, et aucune grande ville n’a basculé lors des élections municipales de 2024.
Selon Talat, la recherche systématique de supposés complotistes liés au mouvement Hizmet remplit les prisons turques d’intellectuels, d’innocents et de femmes, parfois détenues durant des années sans jugement. Certaines seraient tombées enceintes de leur geôlier. D’autres sont discriminées et privées d’accès au marché du travail.
Exil, jeunesse et avenir politique
L’an dernier, plus de 400 000 personnes auraient quitté le pays. Les jeunes diplômés rencontrent de grandes difficultés pour trouver des emplois correspondant à leurs qualifications.
Ces informations sont rapportées notamment par Le Monde et L’Express. Selon Talat, même en France, une personne identifiée comme opposante au régime peut travailler avec tout le monde, sauf avec le consulat turc.
Erdogan se présente comme un anti-Atatürk, effaçant progressivement son héritage, dans une démarche qui évoque la restauration du dernier califat ottoman et la volonté d’unifier le monde musulman.
Après plus de vingt ans au pouvoir, la Constitution devrait théoriquement l’empêcher de briguer un nouveau mandat. Il s’apprêterait pourtant à le faire, bien qu’il soit malade.
Politique étrangère et fractures religieuses
Sur le plan international, la Turquie d’Erdogan s’est acquis une position originale, n’étant alignée ni sur l’Occident ni sur Moscou. Cette posture lui permet de jouer un rôle de médiateur que certains dirigeants occidentaux aimeraient endosser.
Sur le plan intérieur, Erdogan opte pour une radicalisation islamique et semble tourner le dos au kémalisme, mais aussi à la voie moyenne que représenterait le mouvement Gülen.
Un dernier élément complique encore ce tableau. L’islam turc n’est pas unifié. Les alévis représentent entre 15 et 25 % des musulmans turcs. Ce courant est un syncrétisme d’origine chiite mêlant mystique soufie et références au zoroastrisme. Les quatre livres saints, le Coran, la Bible, la Torah et les Psaumes, y ont le même degré d’importance.
Orienté vers une vision laïque, l’alévisme s’affranchit de certaines interdictions alimentaires. Les alévis boivent du vin et ne pratiquent pas le ramadan sunnite. Les sunnites orthodoxes les voient souvent d’un mauvais œil, certains allant jusqu’à affirmer qu’ils ne sont pas de « vrais musulmans ».
Pierre Labrousse
