2012 : fin de l’ordre nucléaire ?
Article rédigé par Jean Dufourcq, le 23 février 2012 En 2011, l’ordre nucléaire a commencé à se déconstruire...

En 2011, l’ordre nucléaire a commencé à se déconstruire sous l’effet de deux facteurs. D’abord en guise de prélude prophétique, le discours américain de Prague en 2009 sur l’abolition de l’arme nucléaire puis le facteur déclenchant de mars 2011, la catastrophe japonaise de Fukushima dont le tsunami et ses quelques 20000 victimes a remis en cause la viabilité électronucléaire de la planète. Le temps peut sembler venu d’imaginer des substituts à l’énergie nucléaire : l’énergie déchaînée de l’arme atomique qui a contribué à bloquer au plus bas niveau la guerre entre Etats ; l’énergie domestiquée de la filière électronucléaire qui a fourni l’appoint de production décarbonée nécessaire à un monde en expansion. Qu’en est-il ?

La mise en place progressive de l’ordre nucléaire stratégique

La naissance de l’ordre nucléaire résulte d’une belle aventure scientifique initiale mise au service d’une nécessité militaire pressante. Les deux bombes atomiques de 1945 ont consacré l’énergie nucléaire mais marqué l’énergie nucléaire du sceau de l’inhumanité. Aucun explosif n’avait jamais développé instantanément une telle puissance, avec de tels effets multiples et durables. C’est cette combinaison d’effets jamais rencontrés et dont on ne pouvait se protéger qui a contribué à enrayer la guerre car aucune guerre fondée sur un échange de coups nucléaires n’était gagnable de façon utile.

On voit bien que l’ordre nucléaire stratégique qui a permis à la guerre froide de se terminer sans bataille rangée finale et de se solder par une « victoire froide » n’a pas éliminé les causes d’affrontement militaire, spécialement dans les zones où les Etats sont fragiles. Il a simplement permis d’en geler le déclenchement dans la plupart des zones où une puissance nucléaire légitime par son engagement et ses alliances fait peser le poids de ses intérêts ou de l’ordre géostratégique qu’il promeut. Il n’a donc pas pu s’établir partout.

On voit aussi que la légitimité politique conférée aux cinq Etats dotés (par la définition qu’en fait le TNP) a été fragilisée par l’acceptabilité de quatre puissances nucléaires de facto et vivement contestée par des puissances régionales qui n’acceptent pas le modèle imposé, au premier rang desquelles, il y a l’Iran et la Corée du Nord. Ces Etats qualifiés de voyous veulent leur autonomie stratégique et prétendent l’acquérir par eux-mêmes, malgré la pression internationale qui a posé que la prolifération nucléaire était une atteinte à la paix et à la sécurité internationale et que c’était un devoir de légitime défense collective de la contrer.

Malgré ces lacunes, depuis la fin du monde bipolaire, un certain ordre nucléaire stratégique combiné à une structure de contrôle de l’énergie atomique a canalisé les tensions et conféré une stabilité stratégique réelle à la communauté internationale.

Ceci étant posé, éliminer les armes nucléaires comme le propose le président Obama et les promoteurs du Global Zero, c’est nécessairement remplacer l’ordre imparfait qu’il procure par un système à peu près équivalent pour dissuader la guerre. Quel pourrait-il être ?

On ne devine pas d’alternative à la mise en place d’un système équivalent et donc d’autorités de régulation dont la supériorité militaire serait suffisamment intimidante pour geler tous les projets antagonistes à l’échelle d’une zone, d’une région. Et donc à la nécessité d’un ordre militaire mondial ou à défaut régional ainsi qu’à la disposition de procédures militaires de persuasion, de mise en demeure, de sanctions, de semonce, de décapitation des récalcitrants… Et ces tâches d’intimidation et de police internationale devraient être exécutées par des Etats érigés en puissances militaires dont l’autorité serait exorbitante du droit international. On peut douter que ce soit un facteur d’équilibre aux temps des puissances émergentes. De même faudrait-il relancer une course aux armements conventionnels pour que leur autorité stratégique soit incontestée. C’est un ordre impérial que dessine cette alternative. Héritage embarrassant, ordre moralement discutable, pis-aller que cette réalité nucléaire régulatrice mais réalité objectivement utile aux équilibres entre Grands d’hier, entre eux et ceux qui émergent, source d’incertitude pour tous les dictateurs agressifs.

Reste la question de la prolifération. Faut-il faire la guerre pour l’interdire ? Faut-il agir de façon préemptive pour en bloquer le processus ? C’est plus de ce qu’elle indique que l’on doit se soucier que de la façon dont elle se développe, qui peut être détectée, ralentie, contrée. Lutter contre la prolifération, ce n’est pas nécessairement d’abord contrer un projet par la force, c’est en rendre le projet inutile ou secondaire. Et ce n’est sans doute pas par l’exemple d’un désarmement unilatéral que l’on rassurera celui qui cherche à se protéger.

Le statu quo nucléaire stratégique est jusqu’à nouvel ordre la seule option raisonnable de régulation des tensions entre Etats, une puissante incitation de sagesse collective.

Un ordre électronucléaire relatif

Il s’est établi progressivement en France après les chocs pétroliers des années 70 en s’inscrivant dans la triple filiation de l’aménagement du territoire, de l’aventure industrielle et de l’indépendance nationale. Cet ordre électronucléaire a constitué, avec le transport commercial sous toutes ses formes, -automobile, ferroviaire, aéronautique et spatial- une marque d’excellence française dans l’intégration des filières industrielles complexes. On sait la place que tient aujourd’hui le nucléaire dans le bouquet énergétique français et que nos voisins se sont engagés prudemment dans cette voie qu’ils maîtrisaient moins bien que nous.

Puis le GIEC a sonné l’alarme sur le réchauffement climatique, dénoncé son caractère anthropique et montré combien le développement rapide de l’économie carbonée affectait le climat et enclenchait un cycle dangereux de catastrophes naturelles. L’ordre électronucléaire apparaissait alors au moment du Sommet de Copenhague en 2009 comme le plus à même d’encaisser l’impact de la croissance échevelée de la demande et la réponse acceptable à la décarbonation relative de l’industrie mondiale.

La catastrophe naturelle de Fukushima a stoppé net cette cristallisation d’un ordre électronucléaire global, en mettant en évidence les impasses majeures de conception de la sûreté des réacteurs japonais. Cette révélation payée du prix fort a mis la filière sous pression et déclenché la disqualification de la filière électronucléaire dans sa double fonction de relais de production électrique pour absorber la croissance à l’heure de l’épuisement envisagé des ressources fossiles et de substitut à la production électrique carbonée. L’émotion suscitée par le tsunami japonais a exigé chez nos voisins des moratoires électronucléaires.

Par quoi remplacer cet apport d’énergie, « propre » au sens écologique, en relais des énergies fossiles ? La réponse n’a pas été encore apportée car les énergies renouvelables sont loin de pouvoir couvrir la demande. On peut donc penser que l’accélération de la consommation des énergies fossiles va rendre pressante la mise en place d’une filière électrogène sûre et propre et qu’il n’y aura pas d’alternative à l’extraction de celle-ci de la matière, par la fission du lourd ou la fusion du léger.

Là aussi, un statu quo aménagé semble seul stratégiquement raisonnable.

Que conclure ?

Que les réalisations nucléaires militaire et civile ont établi des ordres relatifs de stabilité, de sécurité et de développement aujourd’hui remis en cause par des accidents graves. Que la tentation, souvent manichéenne, de se passer de l’énergie atomique procède plus de l’émotion que de la raison et qu’elle exprime une vision du monde attentive à la place de l’homme, au progrès et au développement. Que le péché originel d’Hiroshima interdit toujours le recours serein à une énergie présente au cœur de la matière et que le génie de l’homme peut libérer et contrôler s’il est habité de sagesse et de progrès.

 

Jean Dufourcq est Rédacteur en chef de la Revue défense nationale. Docteur en science politique et auditeur de la 47ème session de l'IHEDN.

 

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