Hannah Arendt : « Nous humanisons ce qui se passe en nous parlant »

La « crise politique », que l’on évoque à tout-va et à mauvais escient, n’est pas seulement la chute de la légitimité ou de la confiance accordées aux partis et aux institutions politiques, c’est d’abord une faillite personnelle : le déclin de la dimension politique de l’amitié, la philia. Une culture du dialogue nécessite une écoute et une parole. Pour Hannah Arendt, l’incapacité des personnes à entrer en dialogue est l’un des aspects de la crise de civilisation que nous vivons.

LA « CRISE » des partis ne serait donc qu’une conséquence de l’incapacité des hommes politiques à dialoguer entre eux et avec le peuple. Dans les familles, cela se manifeste notamment par l’augmentation des violences conjugales et des divorces. À l’échelle de la nation, la multiplication des comportements communautaires prend aussi racine dans la fin du dialogue. Or la culture du dialogue permet le maintien d’une Cité politique. Son déclin a les conséquences terribles que nous observons dans toutes les sociétés naturelles auxquelles nous appartenons. C’est de cette « crise politique »-là dont il faudrait désormais parler, comme crise de la relation qui déshumanise notre monde et notre être. A.R.

LE DIALOGUE COMME SIGNE DE L'AMITIE POLITIQUE

« Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. Rousseau est le meilleur représentant de cette conception conforme à l’aliénation de l’individu moderne qui ne peut se révéler vraiment qu’à l’écart de toute vie publique, dans l’intimité et le face à face. Ainsi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié.

Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un “parler-ensemble” constant unissait les citoyens en une polis.

« Inhumain »

Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste “inhumain” en un sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment.

Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est pas vraiment humain. 

Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. »

 

Hannah ArendtVies politiques

 

 

***