André Comte-Sponville: « Nos gouvernants n’ont plus le choix qu’entre l’impopularité ou l’impuissance »
Article rédigé par Causeur, le 15 mai 2019 André Comte-Sponville: « Nos gouvernants n’ont plus le choix qu’entre l’impopularité ou l’impuissance »

Source [Causeur] André Comte-Sponville vient de publier Contre la peur et cent autres propos, un recueil qui regroupe des articles de presse du philosophe. 

En novembre 2015, j’avais assisté à une conférence d’André Comte-Sponville, sur les quais de Seine. C’était trois jours après les attentats du Bataclan. Je me souviens lui avoir confié que j’étais l’un de ses plus fidèles lecteurs depuis vingt ans, mais que j’avais basculé du côté obscur et lisait aussi, désormais, Finkielkraut et Causeur. Même si je prends un peu cher parfois, c’est toujours un plaisir de pouvoir s’entretenir, sans langue de bois, avec un philosophe qu’on admire…

Franck Crudo. A l’instar du philosophe et journaliste Alain il y a un siècle, votre recueil regroupe des articles « souvent suscités par l’actualité, mais à visée au moins partiellement philosophique ». « Contre la peur » n’est ici qu’une chronique parmi 100 autres, pourquoi avoir choisi ce titre pour votre livre ?

André Comte-Sponville. Parce qu’il m’a semblé dire quelque chose sur notre époque, en effet dominée par la peur, et sur mon travail, qui n’est pas de rassurer mais d’apporter, si je peux, un peu de sérénité, de lucidité, de confiance… L’inverse de la peur, c’est l’espoir, qui en est indissociable (Spinoza : « Pas d’espoir sans crainte, pas de crainte sans espoir »). Mais le remède à la peur, ce n’est pas l’espoir : c’est le courage et l’action ! Plutôt que de redouter toujours ce qui ne dépend pas de nous, ou d’espérer que cela ne se produise pas, faisons plutôt ce qui dépend de nous, aussi bien individuellement (c’est ce qu’on appelle la volonté) que collectivement (c’est ce qu’on appelle la politique) !

C’est une vision proche d’Épictète et des stoïciens que vous développez ici. Vous vous définissez comme un philosophe matérialiste, rationaliste, humaniste, athée, libéral… peut-on ajouter stoïcien ?

En toute rigueur, non : je ne partage ni le panthéisme ni le fatalisme stoïcien (de ce point de vue, je suis plus proche d’Épicure ou de Lucrèce). Mais la distinction « ce qui dépend de nous / ce qui n’en dépend pas », d’origine en effet stoïcienne, va bien au-delà. On la retrouve aussi chez Descartes, et même dans cette espèce de prière popularisée par les Alcooliques anonymes, que je cite de mémoire : « Mon Dieu, donnez-moi la force de supporter les choses qui ne dépendent pas de moi, le courage de faire celles qui en dépendent, et la sagesse de distinguer entre les deux. » Pas besoin de croire en Dieu, ni d’être stoïcien, pour en voir la pertinence !

Alain se reprochait lui-même d’être antisémite. C’est tout de même moins grave que quelqu’un qui s’en vante, comme Céline.

A propos d’Alain, que vous citez souvent dans vos ouvrages, la mairie de Paris envisageait l’an dernier de débaptiser la rue portant son nom en raison de ses écrits antisémites. Est-il judicieux de juger et de condamner nos illustres ancêtres à l’aune de notre morale contemporaine ?

Les juger, on peut toujours, et croyez bien que j’ai été affligé de découvrir les quelques passages antisémites d’Alain, dans son Journal. Faut-il pour autant cesser de lire Alain ? Évidemment pas ! C’est un immense écrivain, un excellent philosophe et un républicain convaincu. Quant à débaptiser la rue Alain, ce serait évidemment ridicule. Va-t-on débaptiser le boulevard Voltaire ou l’avenue Jean-Jaurès ? Ajoutons qu’Alain se reprochait lui-même d’être antisémite. C’est tout de même moins grave que quelqu’un qui s’en vante, comme Céline, et reproche aux autres de ne pas l’être !

Si le puritanisme est historiquement connoté à droite, notamment en matière de mœurs, n’y a-t-il pas aujourd’hui une nouvelle forme de puritanisme issue de la gauche qui tend à restreindre de plus en plus le champ de la liberté d’expression au nom du Bien ?

Eh oui, c’est ce qu’on appelle le politiquement correct, lequel est en effet tendanciellement de gauche, en France comme aux Etats-Unis, ce pourquoi il fait le jeu de la droite. À force d’éviter les sujets qui fâchent, de cacher ce qui est au nom de ce qui devrait être, bref de mentir au nom de l’idéologie ou des bons sentiments, on finit par ouvrir un boulevard à ceux non pas qui parlent vrai – il s’en faut de beaucoup ! – mais qui parlent cash, mentant plutôt par outrance que par euphémisation (au contraire du politiquement correct) pour mieux surfer sur les passions tristes (la haine, la colère, l’envie). D’un côté : le politiquement correct et les bons sentiments. De l’autre : le populisme et les mauvais affects ! Angélisme ou barbarie. Tant qu’on reste dans cette logique, on fait le jeu des barbares !

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