Esquisse d’analyse politique de l’élection présidentielle 2012
Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 10 mai 2012 Vote

Faire à chaud l’analyse politique d’une élection constitue un exercice risqué. On peut manquer de recul et rester sous l’influence de ses propres convictions. L’analyse qui suit constitue donc une simple ébauche provisoire.

Exercice d’autant plus risqué dans le cas présent que cette analyse partira de l’examen des transferts de voix d’un tour sur l’autre parce qu’ils sont, me semble-t-il, le meilleur révélateur de l’état de l’électorat. Or, et ce fait mérite d’être souligné, le résultat est nettement plus serré qu’attendu et la défaite de Nicolas Sarkozy n’a pas été une déroute, bien au contraire. Appréhender autant que possible ce qu’ont été les transferts de voix nous conduira à tirer quelques enseignements avant de nous pencher sur ce qu’a été le comportement électoral des catholiques pratiquants.

Les transferts de voix

Le tableau qui suit, exprimé en millions de votants et de voix pour mieux identifier les mouvements, en montre la complexité.

Millions de votants ou de voix 1° tour 2° tour

Variation

2° tour/1° tour

Votants 36,18 36,56 +0,38
Blancs et nuls 0,70 2,14 +1,44
Suffrages exprimés 35,48 34,42 -1,06
Droite   16,64    
Marine Le Pen 6,40      
Nicolas Sarkozy 9,60   16,63 -0,01
Nicolas Dupont-Aignan 0,64      
François Bayrou 3,23      
Jacques Cheminade 0,08      
Gauche   15,53    
Eva Joly 0,81      
François Hollande 10,16   17,79 +2,26
Jean-Luc Mélenchon 3,95      
Philippe Poutou 0,41      
Nathalie Arthaud 0,20      

Au deuxième tour, la participation a été de 81,36% avec un nombre de votants qui a augmenté de 380 000 pour atteindre un total de 36 562 072. Parallèlement, le nombre de bulletins blancs ou nuls a été multiplié par trois, s’élevant à 2 137 425 (5,85% des votants), alors qu’il n’y en avait eu que 697 809 (1,93%) au premier tour (socle habituel et incompressible, donc sans signification politique particulière).

D’où une première question : d’où viennent les quelque 1,4 million de bulletins blancs ou nuls supplémentaires ? Des seuls électeurs de Marine Le Pen, ou également d’autres horizons ?

Or, au deuxième tour, Nicolas Sarkozy recueille exactement le total des voix de la droite au premier tour, comme si tous les électeurs de Marine Le Pen s’étaient ralliés à lui. Ce n’est évidemment pas le cas ; il a probablement bénéficié d’une partie de la mobilisation d’abstentionnistes du premier tour ; mais cela ne suffit pas.

Et les électeurs de François Bayrou, que sont-ils devenus ? Ont-ils imité leur candidat en votant pour François Hollande ? Sans doute pas tous, compte tenu de la diversité de leurs origines et du résultat. Où et dans quelles proportions se sont-ils dispersés ?

Pour répondre à ces questions, il faut examiner le scrutin plus en détail et procéder pas à pas. Je le ferai en quatre temps :

1/ Il est très probable que, comme d’habitude, la mobilisation du second tour a profité également aux deux candidats, et que ces nouveaux votants n’ont pas déposé un bulletin blanc mais se sont exprimés.

2/ Pour déterminer l’impact de l’appel au « vote blanc » lancé par Marine Le Pen, il faut examiner la variation de ces votes au plus près du terrain : je l’ai fait par département, notamment dans les départements où elle a enregistré ses meilleurs scores, en les comparant avec les autres. Le pourcentage des votes blancs s’étage de 4%, dans les départements où elle est faible, à près de 7% dans ses bastions les plus forts. Si on rapporte l’accroissement du vote blanc aux voix recueillies par la candidate du FN dans les mêmes départements, on constate qu’il s’inscrit dans une fourchette comprise entre 10 et 20% de ses suffrages. J’en déduis qu’en moyenne, sur la France entière, 15% de ses électeurs ont suivi sa consigne, déposant environ 960 000 bulletins blancs au second tour. Ce nombre est inférieur de 200 000 à l’écart des voix qui sépare François Hollande de Nicolas Sarkozy (écart qui est de 1,16 millions de voix) ; la consigne de Marine Le Pen ne suffit donc pas à expliquer l’échec du Président sortant.

3/ Toutes les voix de François Bayrou ne se sont évidemment pas reportées sur François Hollande. J’ai fait l’hypothèse qu’environ 15% de ses électeurs du premier tour ont aussi déposé un bulletin blanc, soit 480 000 bulletins blancs supplémentaires ; hypothèse assez plausible car on atteint ainsi le total des votes blancs du second tour.

4/ Considérant que, dans l’ensemble, tous les électeurs de gauche du premier tour ont voté pour François Hollande au second, il s’en déduit, par différence, que les électeurs de François Bayrou se sont ainsi répartis :

  • Un petit quart d’entre eux (760 000) ont voté en faveur de Nicolas Sarkozy ;
  • Le reste, soit près des deux tiers (2 millions), a voté en faveur de François Hollande.

Cette répartition des votes de François Bayrou, à défaut d’être démontrée par des études précises qui restent à faire, me semble vraisemblable compte tenu de l’origine politique et historique des électeurs centristes.

Quels enseignements politiques en tirer ?

Globalement, les électeurs de Marine Le Pen se sont massivement reportés sur Nicolas Sarkozy en dépit de la consigne contraire et bien qu’une majorité d’entre eux soit désormais issue des milieux populaires : non seulement la gauche ne les a pas récupérés, mais ils semblent bien ancrés à droite. Autrement dit, la consigne lancée par la candidate du FN n’a pas eu l’ampleur escomptée, il s’en faut de beaucoup. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer avec l’effet qu’avait eu le « blanc bonnet/bonnet blanc » de Jacques Duclos en 1969 : à l’époque, les trois quarts des électeurs communistes du premier tour s’étaient abstenus ou avaient déposé un bulletin blanc au second tour.

Marine Le Pen enregistre ici un double échec : l’échec de son opération de « dédiabolisation » puisque, mise au pied du mur, elle a préféré retomber dans les vieilles ornières de son père et a refusé le risque de s’inscrire dans le jeu avec la possibilité de peser effectivement sur l’UMP (à l’opposé de Jean-Luc Mélenchon face au PS) ; échec vis-à-vis de ses propres électeurs qui, dans leur très grande majorité, se sont révélés désireux d’une véritable alliance des droites que Nicolas Sarkozy a cherché à susciter à nouveau pendant la campagne, finalement avec un certain succès. La question se reposera forcément à brève échéance, dès les élections législatives, mais sans que le FN puisse rien attendre pour ses candidats face à une UMP qui n’a aucune raison de lui faire de cadeau, fût-ce au risque de faire gagner massivement les candidats du PS.

En dépit du front « anti-Sarkozy » que François Hollande a incarné avec son slogan de campagne sur le « changement maintenant », sa victoire n’est pas écrasante : elle est nette mais sensiblement plus courte que ce qui était anticipé, exactement au même niveau que celle de François Mitterrand qui l’avait emporté sur Valéry Giscard d’Estaing avec 51,76% des voix en 1981.

Or, à ce niveau, ils sont trois, en théorie, à pouvoir dire qu’ils ont fourni l’apport décisif pour la victoire : ses deux alliés principaux, les Verts et le Front de Gauche ; mais aussi les électeurs de François Bayrou. Une telle prétention de la part des Verts serait manifestement abusive après l’échec d’Eva Joly. En revanche, elle serait fondée de la part de Jean-Luc Mélenchon : gageons qu’il saura très vite le faire savoir. S’agissant des électeurs centristes, deux observations conduisent à tempérer la portée politique de leur apport : d’une part beaucoup d’entre eux n’ont fait que revenir à leur origine, notamment ceux qui avaient déserté la candidate des Verts au premier tour ; d’autre part, leur ralliement n’a été assorti d’aucun accord politique mais résulte d’une décision « personnelle » de François Bayrou qui ne peut en attendre aucune contrepartie tangible.

L’assise électorale de François Hollande s’avère donc assez disparate et inconfortable : les différents mouvements qui la constituent étaient fédérés par leur opposition au sortant plus que par un projet politique. François Hollande a tenu à exprimer le sien, bien à gauche certes et donc peu compatible avec les visions centristes, mais nettement démarqué du projet de chacun de ses alliés. Il lui faudra beaucoup d’habileté pour faire de son projet une synthèse acceptable par tous ceux qui ont voté pour lui alors même que les dures réalités du monde, à commencer par la crise et l’Europe, vont s’imposer très vite.

Le vote catholique

Une question particulière intéressera nos lecteurs : comment ont voté les catholiques pratiquants (en donnant à ce qualificatif le contenu flou que l’on sait) ?

Un sondage publié par l’hebdomadaire La Vie à l’issue du second tour confirme ce que l’on pressentait[1] : près de huit d’entre eux sur dix (79% exactement) ont apporté leurs suffrages à Nicolas Sarkozy. Par rapport aux 53% qui l’avaient fait au premier tour, le ressaut témoigne certainement des reports dont celui-ci bénéficie de la part des pratiquants ayant voté pour François Bayrou ou Marine Le Pen. François Hollande n’obtient que les voix des catholiques pratiquants qui avaient déjà voté pour lui ou pour les autres candidats de gauche au premier tour. Se confirme ainsi un déséquilibre très net en faveur de la droite chez les catholiques pratiquants, qui ne manquera pas d’avoir des conséquences pour l’avenir.

Les catholiques pratiquants se retrouvent très largement du côté de la droite et François Hollande ne leur doit rien ; il ne leur avait d’ailleurs rien demandé mais s’était plutôt appliqué à les heurter frontalement sur les questions auxquelles ils sont particulièrement sensibles, à commencer par la famille et l’école, sans parler de celles qui touchent au respect de la vie et au mariage. Des deux côtés, on peut s’attendre à ce qu’un jour le conflit se cristallise si le nouveau Président veut donner des gages à ses électeurs sur ces thèmes, en compensation des couleuvres à avaler sur d’autres. Pour leur part, si les catholiques pratiquants affirment de plus en plus nettement leurs convictions sur les sujets éthiques les plus fondamentaux, il ne faut pourtant pas s’attendre à ce qu’ils prennent l’initiative des hostilités : ce n’est ni dans leur culture, ni conforme à l’esprit du christianisme. Peut-être y a-t-il là place pour l’ouverture d’un dialogue respectueux à défaut duquel il faudrait craindre un conflit à l’espagnole dont nul ne pourrait prédire l’issue.

 

Retrouvez toutes les analyses de la campagne présidentielle dans notre dossier spécial :

 

[1] Sondage exclusif Harris Interactive pour La Vie, publié le 7 mai 2012. Sont classés « catholiques pratiquants », ceux qui vont à la messe au moins une fois par mois. Sur les réserves qu’impose cette définition, je renvoie à mes précédents articles et aux commentaires que j’ai rédigés à l’appui des sondages commandés par l’Association pour la Fondation de Service politique. Je rappelle, pour éviter les erreurs de compréhension, que les catholiques pratiquants ainsi définis représentent environ 15% de la population (et donc de l’électorat).